L’imaginaire collectif retient du Moyen Âge la chevalerie, les châteaux forts et les cathédrales. La réalité de ces mille ans d’histoire (Ve - XVIe siècle) est plus riche et plus contrastée comme en attestent les recherches récentes en archéologie et en histoire. Comment l’homme médiéval se représente le monde ? Quelles sont ses connaissances en astronomie, en médecine ? Quels sont ses croyances et ses rites ? 

Symbolique et sensibilité dans l'Occident médiéval

Quelles relations l’homme médiéval entretenait-il avec les animaux, les végétaux ? Quels sens donnait-il aux couleurs ? Quel monde sensible était le sien ?

Michel Pastoureau, historien médiéviste, directeur d'études à l’École pratique des hautes études (EPHE).

"Cité des Sciences et de l'Industrie Les conférences"
"Dans la tête de l'homme médiéval : Symbolique et sensibilité dans l'Occident médiéval"

Michel Pastoureau, historien médiéviste, directeur d'études à l'école pratique des Hautes Études.
-Bonsoir à tous.
Merci d'être venus nombreux pour entendre parler de symbolique et de sensibilité médiévales.
Quand j'étais étudiant, on ne disait pas "sensibilité", on disait "mentalité".
C'était l'histoire des mentalités, il y a une cinquantaine d'années.
Mais on a tellement employé ce mot qu'il s'est usé, et aujourd'hui, on préfère employer le mot "sensibilité", mais c'est entre les deux.
Donc je vais intervenir entre les mentalités et les sensibilités.
Et les collègues qui prendront la parole après moi feront, je pense, de même.
Avant de dire un certain nombre de choses, il faut corriger des idées fausses, un grand nombre d'idées fausses qui circulent sur le Moyen Âge.
La première et la plus fréquente, la plus douloureuse pour les historiens du Moyen Âge, c'est quand on lit ou quand on entend dans la presse : "On se croirait revenus au Moyen Âge" chaque fois qu'il y a une catastrophe épouvantable, des violences, des crimes.
Or, les historiens de l'Europe savent bien que la période où les Européens ont été les plus malheureux, ce n'est pas au Moyen Âge.
C'est au XVIIe siècle.
Le siècle épouvantable, c'est celui qu'on appelle curieusement le "Grand Siècle", le siècle de Louis XIV.
C'est là où, dans l'histoire de l'Europe, l'espérance de vie tombe le plus bas.
On vit beaucoup plus longtemps, en Europe et en France, à l'époque de Saint Louis qu'à l'époque de Louis XIV.
Il ne faut pas croire que l'espérance de vie ne fait que monter.
Ça monte et ça descend, comme ça.
Nous sommes dans une phase ascendante, en ce moment, mais ça va redescendre.
C'est au XVIIe siècle qu'on vit le moins longtemps, en Europe.
C'est au XVIIe siècle que la taille des hommes et des femmes tombe le plus bas, on est très petit.
Les hommes, les femmes, et les animaux, aussi.
Le bétail, notamment.
Il faut absolument corriger cette idée.
Il faudrait plutôt dire, chaque fois qu'on entend quelque chose d'épouvantable : "On se croirait revenus au XVIIe siècle", ce serait plus pertinent.
Il faut oublier l'idée que le Moyen Âge est violent, cruel, que c'est l'époque des guerres, des crimes, des prisons, des sorcières, etc.
C'est faux.
On met peu en prison, au Moyen Âge.
Ça peut arriver, mais c'est relativement rare.
Les histoires de sorcellerie touchent l'Europe à l'extrême fin du Moyen Âge, mais concernent essentiellement l'Europe moderne, pas l'Europe médiévale.
L'idée que le Moyen Âge est misérable...
Pas mal de films mettent en scène un Moyen Âge à la fois sale, pauvre, touché par la misère, la famine, les épidémies.
Ça a existé, au Moyen Âge, mais ça n'est pas le cas général.
Le Moyen Âge, même, est relativement propre par rapport au XVIIe siècle, qui est extrêmement sale, parce que les médecins ont cette idée un peu folle, à partir de la fin du XVIe siècle, que l'eau, sur la peau, c'est très mauvais.
Ça fait entrer des particules et des microbes.
Il ne faut pas se laver trop souvent, et de fait, au XVIIe siècle, plus personne ne se lave.
On pratique la toilette sèche.
C'est un siècle qui sent extrêmement mauvais.
Jamais on n'aurait eu des idées pareilles au Moyen Âge.
Au Moyen Âge, on est très propre, par rapport à l'antiquité romaine ou aux siècles qui ont suivi le Moyen Âge.
On parle parfois aussi de siècle analphabète, de siècle d'obscurantisme, d'ignorance.
Là encore, ça n'est pas très pertinent.
Quand l'imprimerie apparaît, au milieu du XVe siècle, on estime qu'environ 10 à 12 % de la population européenne sait lire.
C'est beaucoup, 10 à 12 % de la population.
En revanche, moins de 1 % sait écrire.
Ça ne marche pas ensemble.
Lire et écrire est une idée qui nous est familière, mais savoir écrire est réservé à un tout petit nombre.
Mais lire, un nombre important de personnes sait lire.
Si on prend la situation au XVIIIe siècle, ça n'est pas tellement plus.
Donc beaucoup d'erreurs à corriger, notamment celle de la légende d'un Moyen Âge très noir.
Ça ne veut pas dire non plus qu'il faut la remplacer par un Moyen Âge rose, mais la vérité, bien sûr, est entre les deux.
Cela dit, nous ne savons pas tout, à propos du Moyen Âge.
Nous avons encore des lacunes, heureusement.
Les historiens ont pour devise cette jolie formule : "L'histoire change tous les jours."
Elle change tous les jours grâce aux travaux des historiens qui font qu'on reconsidère le passé.
Soit on trouve de nouveaux documents, soit on relit, on réexploite les documents que l'on connaît déjà, mais à l'aide de problématiques nouvelles.
En effet, le passé change tous les jours, heureusement.
J'ai été plusieurs fois conseiller historique pour des films.
C'est une expérience très intéressante pour l'historien, parce qu'il prend conscience de ce qu'on connaît bien et de ce qu'on connaît mal.
Par exemple, on connaît assez bien ce dont je vais vous parler.
Mentalité, sensibilité, vie religieuse symbolique, foi et raison, etc.
Nos connaissances sont assez solides.
On connaît bien également, notamment depuis une cinquantaine d'années grâce à l'archéologie, la culture matérielle, la vie quotidienne, la vie de tous les jours.
C'est entre les deux, qu'on a nos trous.
Là, il y a des zones qui parfois sont importantes, au théâtre ou au cinéma.
Plusieurs fois, des metteurs en scène m'ont posé des questions à propos des gestes.
C'est un domaine que les historiens connaissent très mal.
Pour "Le Nom de la rose", Jean-Jacques Annaud m'a demandé comment on se disait bonjour au début du XIVe siècle, quel geste on faisait.
J'étais incapable de lui répondre.
On était une équipe de huit historiens sous la direction de Jacques Lebœuf, on nous a demandé à quel moment les moines ont leur capuchon sur la tête, au XIVe siècle.
"Le Nom de la rose", c'est une histoire de moines.
Au réfectoire, pendant la messe, ici ou là, les moines ont-ils ou non leur capuchon sur la tête, les bénédictins, les cisterciens, les autres ?
Personne ne savait répondre, bien sûr.
Il y avait un enjeu, parce que c'était un film à gros budget, mais si les moines n'avaient pas de capuchon sur la tête, il fallait montrer la tonsure, donc tonsurer des figurants et les payer plus cher, bien sûr.
Il y avait un enjeu budgétaire et les historiens ne savaient pas répondre à la question.
Il a fallu interroger de vrais moines, qui eux-mêmes ne savaient pas très bien répondre.
Bref, tout ça pour dire que nous avons encore beaucoup à apprendre, même si nous savons beaucoup de choses.
En outre, il faut périodiser.
Le Moyen Âge, ça dure 1 000 ans, du Ve au XVe siècle.
D'ailleurs, les hommes et les femmes du Moyen Âge n'ont pas conscience de vivre au Moyen Âge jusqu'au XIVe siècle.
Puis, l'expression "Moyen Âge" apparaît en Italie dans le courant du XIVe siècle.
"Âge moyen", on dit, en latin.
Ça désigne la période entre l'Antiquité, pensée comme une espèce d'âge d'or, et le temps présent.
Donc l'entre-deux entre la chute de l'Empire romain et le XIVe siècle est déjà appelé "l'Âge moyen".
L'expression va commencer à s'imposer dans les pratiques courantes de l'histoire, puis dans les livres d'histoire à partir du XVIIe siècle.
C'est d'ailleurs à partir du XVIIe siècle qu'en Europe, on prend cette habitude qui nous est familière de compter par siècles.
Mais avant, on ne le fait pas.
C'est quelque chose de postérieur au Moyen Âge.
Donc, il faut périodiser, puisque ça dure 1 000 ans.
Il faut en gros distinguer trois Moyen Âge.
Un premier Moyen Âge qui va de la fin de l'Antiquité jusqu'à l'an 1000, qu'on appelle "haut Moyen Âge" et qui est la période qui a laissé le moins de documents, qu'on connaît le moins bien.
Un Moyen Âge central, dont je suis spécialiste, qui irait de l'an 1000 jusqu'au XIIIe siècle.
Et puis un bas Moyen Âge, la fin du Moyen Âge, les XIVe et XVe siècles.
Ce dont je vais vous parler, je déborderai, bien sûr, c'est surtout, en matière de sensibilité, le Moyen Âge central, les XIe, XIIe, XIIIe siècles.
C'est l'âge d'or du Moyen Âge, c'est là où le Moyen Âge est pleinement Moyen Âge, par rapport à l'image que l'on s'en fait.
Mais les choses évoluent.
Je prends un exemple dans ce que je connais.
Je vais prendre presque tous mes exemples du côté de mes deux spécialités : l'histoire des animaux d'un côté, l'histoire des couleurs de l'autre.
Un peu aussi du côté des végétaux.
Le chat, par exemple, est un bon animal pour suivre les évolutions des attitudes envers tel ou tel animal, avec des renversements de valeurs.
On a pas mal de travaux sur l'histoire du chat, alors qu'on en a très peu sur l'histoire du chien.
Le chat, dans l'Antiquité et pendant le haut Moyen Âge, est un animal que l'on n'aime pas beaucoup, en Europe.
Il n'entre pas dans les maisons, il a des habitudes nocturnes, ce n'est pas bien.
On s'en méfie.
Il a l'air indomesticable, on ne l'aime pas beaucoup.
Et l'attitude envers le chat va changer très rapidement au milieu du XIVe siècle, parce qu'au milieu du XIVe siècle se produit un événement considérable, la grande peste, la peste noire, qui, en cinq ans, fait disparaître à peu près un tiers de la population européenne, c'est incroyable.
Les contemporains ont plus ou moins l'idée que les rats sont peut-être les agents de propagation de l'épidémie.
Ils se demandent si les chats ne seraient pas plus efficaces que les belettes pour chasser les rats.
En effet, depuis très longtemps, c'était déjà le cas dans la Rome antique, pour chasser les rats et les souris, on utilise des belettes plus ou moins apprivoisées.
Ces belettes sont efficaces contre les souris, mais pas tellement contre les rats.
On se dit que les chats seraient peut-être plus efficaces.
On fait l'essai, dans la deuxième moitié du XIVe siècle, et on constate que les chats sont beaucoup plus efficaces que les belettes contre les rats.
Du coup, l'attitude envers les chats change.
On les fait entrer dans les maisons.
On les fait asseoir au coin du feu.
Et en trois ou quatre générations, l'attitude qui est la nôtre envers le chat s'installe en Europe occidentale.
Quand on lit Montaigne, par exemple, au XVIe siècle, qui parle de ses chattes, il a exactement des propos qu'on pourrait tenir aujourd'hui.
C'est un renversement de valeurs qui s'est opéré au Moyen Âge.
Le chien, c'est un peu différent.
Il y a eu renversement de valeurs aussi, mais beaucoup plus lentement, pas d'un coup, comme pour le chat.
Dans l'Antiquité, on n'aime pas les chiens.
Pendant le haut Moyen Âge, non plus.
C'est un animal extrêmement sale, symbole de luxure, passant pour infidèle.
Il y a des exceptions, bien sûr, mais on n'aime pas trop les chiens.
Le chien commence à se revaloriser avec la vénerie.
Il devient un chien de chasse.
Les chiens de chasse sont les premiers qu'on commence à estimer à apprécier, puis ça entraîne peu à peu d'autres catégories de chiens.
Les chiens de berger, les chiens gardiens.
À la fin du Moyen Âge, l'évolution est consommée.
Tous les chiens sont regardés avec un œil nouveau.
Ça entraîne des changements dans la symbolique du chien.
Comme il devient le fidèle compagnon que nous connaissons, il faut absolument le débarrasser de ses vices, réels ou supposés.
Sur le plan symbolique, c'est important.
Deux des vices du chien, c'étaient la saleté et la luxure.
Le chien, c'est l'animal libidineux par excellence, dans la symbolique antique et pour la plus grande partie du Moyen Âge.
Mais comme il se revalorise, il faut lui enlever ce vice supposé, alors on fait quelque chose d'inouï : on déverse sur le cochon, qui n'y était absolument pour rien et qui avait déjà beaucoup de vices sur son dos, la goinfrerie et la saleté...
On lui ajoute la sexualité, la luxure.
Le cochon, à partir de la fin du Moyen Âge et surtout de l'époque moderne, prend en charge, en plus, ce vice-là.
Le cochon commence à faire des cochonneries, ce qu'il ne faisait jamais auparavant.
C'était le chien, qui faisait des cochonneries.
À partir de l'époque moderne, en plus de tout le reste, le cochon devient un animal lubrique et des expressions qui nous sont familières, comme "vieux cochon", commencent à se mettre en place.
Ça laisse des traces, quand même, la luxure du chien.
Encore aujourd'hui, les dames me pardonneront, mais si on traite une dame de truie, c'est moins grave que si on la traite de chienne.
Et ça, c'est un héritage de l'Antiquité et du Moyen Âge.
Donc, périodiser et ne pas considérer le Moyen Âge comme un tout.
On trouve, du côté des couleurs, la même chose.
La couleur noire, comme toutes les couleurs, est ambivalente, elle a ses bons et ses mauvais aspects.
Pendant le haut Moyen Âge, les mauvais aspects l'emportent sur les bons.
C'est la couleur des ténèbres, de la nuit, de la mort, de l'enfer.
L'enfer est noir, le diable est noir.
Puis, au Moyen Âge central, les bons aspects de la couleur noire se revalorisent un peu, donc ça s'équilibre entre les bons et les mauvais aspects.
Le noir devient couleur de l'humilité, de la tempérance, presque, déjà, de l'autorité.
Et à la fin du Moyen Âge, le noir devient une couleur très à la mode, très recherchée.
C'est l'élégance, le luxe, le pouvoir.
Ce sont les fameux noirs des cours européennes, la cour de Bourgogne d'abord, la cour d'Espagne ensuite, et toutes les cours européennes, jusqu'au milieu du XVIIe siècle, se mettent à cette mode du noir princier et royal.
Donc changement complet, au fil des siècles.
Donc périodiser, c'est la première tâche.
Ensuite, évacuer tout ce qui peut être anachronique.
Il y a énormément de choses qui sont anachroniques.
C'est le plus grand danger pour l'historien.
L'anachronisme de savoir, par exemple.
Les savoirs du Moyen Âge ne sont pas nos savoirs d'aujourd'hui, dans tous les domaines.
Il faut absolument accepter l'idée que nos connaissances actuelles, ce ne sont pas des vérités, ce sont des étapes dans l'histoire des connaissances.
Nos successeurs ricaneront sans doute de ce que nous croyions en 2017 dans tous les domaines, en physique, en chimie, en médecine, bien sûr.
Ce n'est pas de l'ordre de la vérité.
Ça va continuer d'évoluer, se compléter, parfois se transformer.
Quand on regarde vers le passé, c'est la même chose.
Il y a des différences, et ne nous moquons pas des croyances, des connaissances, des savoirs du passé.
Ça montrerait qu'on n'a absolument rien compris à ce qu'était l'histoire.
Malheureusement, c'est une tendance actuelle qui se répand dans la presse, auprès du grand public.
On juge le passé à l'aune des savoirs, des sensibilités, des morales d'aujourd'hui.
C'est vraiment montrer qu'on n'a rien compris à ce qu'était l'histoire.
Et si on fait ça dans le temps, pour l'histoire, on va le faire aussi dans l'espace et on va se mettre, en 2017, à juger les sociétés qui ne pensent pas comme la société occidentale et qui donc se trompent, sont immorales, etc.
Dans les domaines que je connais, par exemple la zoologie...
La zoologie médiévale, ce n'est pas la zoologie moderne.
Quand on travaille sur l'histoire des animaux, il faut partir de la zoologie médiévale, si on est médiéviste, et pas du tout des savoirs d'aujourd'hui.
Il y a des notions qui sont inconnues, le mammifère, par exemple, est une notion inconnue.
On s'en sert, nous, pour classer les animaux, mais elle n'est pas antérieure au XVIIIe siècle.
L'insecte est aussi une notion inconnue.
Au Moyen Âge, quand on classe les animaux, on fait comme le faisaient les Romains : on distingue cinq catégories.
Les quadrupèdes, ce sont ceux qui ont quatre pattes et qui marchent sur la terre.
Les poissons, et tout ce qui vit dans l'eau.
Les oiseaux, tout ce qui vit dans l'air.
Les serpents, qui est un monde assez large.
Et on ajoute une cinquième catégorie où on fourre tous ceux qu'on n'a pas pu ranger dans les 4 catégories précédentes, surtout des animaux de petite taille, qu'on appelle des vers, la vermine, en quelque sorte.
Là, on va trouver les insectes, les mollusques, les batraciens, les crustacés, les petits rongeurs.
Dans cette catégorie, "vermes" en latin, on va avoir la mouche, la crevette, la musaraigne, les poux, le crapaud.
Tout ça, c'est la cinquième catégorie.
Quelquefois, on ajoute une sixième catégorie : les monstres.
Les monstres, ça n'est pas ce que l'on croit.
Un monstre, au Moyen Âge, c'est un animal à cheval sur deux ou plusieurs des catégories que je viens d'énoncer.
Le dragon, par exemple est un monstre : il a un corps de quadrupède, une queue de serpent et des ailes d'oiseau ou de chauve-souris.
Il est à cheval sur trois catégories, c'est un monstre.
Mais la licorne, ce n'est pas un monstre.
Elle est totalement composite, elle a un corps de chèvre ou de cheval, une tête de bouc ou de cerf, une queue de lion, des pattes de taureau, une corne au milieu du front, etc.
Elle est composite, mais tous ces éléments sont pris chez les quadrupèdes.
Donc, ça n'est pas un monstre, elle n'est pas à cheval sur plusieurs catégories.
Autres exemples de catégories qui nous sont familières : distinguer le domestique du sauvage.
Ça ne marche pas comme pour nous aujourd'hui.
Aujourd'hui, on considère qu'un animal est domestique, dans un logis, quand l'homme maîtrise sa reproduction.
C'est une définition tout à fait moderne absolument inconnue des sociétés anciennes.
Au Moyen Âge comme dans l'Antiquité, on considère comme domestiques les animaux qui vivent dans la "domus", la maison, ou autour de la "domus".
C'est assez logique, ce sont les animaux domestiques.
Dans cette catégorie, il y a bien sûr les animaux de la ferme, à partir du Moyen Âge central, le chien et le chat, comme je viens de le dire, mais il y a aussi le merle, la pie, le corbeau, le renard, grand habitué du poulailler.
Tous ces animaux vivent autour de la maison, le rat, la souris.
Ce sont des animaux domestiques.
Il faut revoir nos catégories et ne pas considérer comme sauvages des animaux qui, pour les hommes et les femmes du Moyen Âge, ne le sont pas.
De même indigènes, exotiques.
Ça n'est pas parce qu'un animal n'est pas physiquement présent sur un terroir européen, au Moyen Âge, qu'il est pour autant exotique.
Il y a des animaux exotiques qui ne sont pas physiquement présents, ou rarement, mais qui font quand même partie de la vie quotidienne.
Par exemple, le lion.
Il n'y a pas de lions vivants à l'état sauvage en Europe, au Moyen Âge.
Il y a des montreurs de lions qui se déplacent de marché en marché et de foire en foire.
Il y a des ménageries princières ou épiscopales où l'on peut voir des fauves.
Mais il n'y a pas vraiment de lions à l'état sauvage.
Et pourtant, le lion, tout le monde le connaît, parce que dans n'importe quelle église, c'est plein de lions, des lions sculptés, des lions peints, des lions racontés, des lions imaginés ou rêvés.
La Bible en est pleine.
Donc, il fait partie de l'univers quotidien.
En revanche, la girafe, l'hippopotame, le rhinocéros, ce sont des animaux très lointains.
On ne sait même pas très bien ce que c'est.
Quand une girafe arrive en Italie dans la deuxième moitié du XVe siècle, on n'en avait plus vu depuis les jeux du cirque romain.
Presque 1 000 ans sans girafe, donc c'est une immense nouveauté.
L'hippopotame, on ne sait même pas à quoi il ressemble.
C'est un cheval de rivière, mais on n'en sait pas plus.
Du côté de la zoologie, il faut revoir nos catégories.
Il faut même admettre des choses qui nous choquent aujourd'hui, encore que.
Aujourd'hui, nous distinguons par exemple le corbeau de la corneille.
Ce sont deux espèces d'oiseaux cousines, mais différentes.
Ce que je vais dire va presque nous étonner, il y a des corbeaux femelles et des corneilles mâles.
Pour le Moyen Âge, la corneille est évidemment la femelle du corbeau.
L'idée qu'il y a des corbeaux femelles et des corneilles mâles, c'est extravagant.
Quand on réfléchit, c'est vrai que c'est assez extravagant.
Par là même, l'historien du Moyen Âge doit accepter que l'histoire que nous appelons "naturelle", l'histoire naturelle, c'est une forme d'histoire culturelle parmi d'autres formes d'histoire culturelle.
Il n'y a pas de frontière.
Pour les couleurs, c'est un peu la même chose.
Des vérités qui nous sont familières ne le sont pas du tout.
Je prends un exemple simple.
Nous, dès l'école maternelle, nous avons appris à mélanger du bleu et du jaune pour faire du vert.
Ça nous semble une évidence.
On sait faire ça avec une boîte de peinture.
Eh bien, ça, les peintres et les teinturiers ne le font pas, au Moyen Âge.
Il faut attendre le XVIIe siècle, pour que l'on ait, en teinture ou en peinture, un mélange de bleu et de jaune.
Et ça reste rare.
Au XVIIIe siècle, encore, sous Louis XV, à Paris, à l'Académie royale de peinture, un grand peintre comme Houdry, qui est un peintre animalier, surtout...
On est vers 1750, à l'Académie royale de peinture, dans une séance, il est scandalisé que certains de ses collègues pour faire du vert, mélangent du jaune et du bleu.
Ça lui semble absolument indigne d'un grand peintre.
On sait très bien faire du vert, mais on procède autrement.
On a des pigments verts.
Newton n'est pas encore passé par là, au Moyen Âge, et c'est lui qui découvre, à la fin du XVIIe siècle, un nouvel ordre des couleurs, qu'on appelle "le spectre", qui est resté l'ordre normal pour classer les couleurs en physique et en chimie jusqu'à aujourd'hui.
C'est l'ordre scientifique des couleurs.
C'est l'ordre de l'arc-en-ciel : violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge.
Mais dans l'Antiquité et au Moyen Âge, on ignore complètement ce classement.
On a le classement d'Aristote.
Blanc, jaune, rouge, vert, bleu, noir.
Ça n'a aucun rapport avec le spectre.
Évidemment, si on est historien de l'Antiquité ou du Moyen Âge, il faut oublier le spectre.
Il faut partir de ce classement aristotélicien.
Ça veut dire que le blanc et le noir sont des couleurs à part entière, que le rouge est la couleur la plus importante, au milieu de l'axe, que le vert est près du bleu, en effet, mais loin du jaune.
Donc, personne n'a idée de mélanger du jaune et du bleu pour faire du vert, etc.
Donc, des choses qui pour nous sont évidentes ne le sont pas du tout, au fil des siècles.
Couleurs chaudes, couleurs froides, c'est pareil.
Il n'y a pas dans l'absolu des couleurs qui sont chaudes ou froides.
Ce sont des conventions qui varient selon les sociétés et selon les époques.
Donc différence importante.
Au Moyen Âge, le bleu est chaud.
C'est la plus chaude de toutes les couleurs.
Pour nous, le bleu est froid.
Donc, ne soyons pas anachroniques.
Imaginons que je regarde un tableau italien de la fin du Moyen Âge ou même encore de la Renaissance et que je veuille étudier dans ce tableau la proportion des couleurs chaudes et des couleurs froides, si je pense que le bleu est froid, comme dans nos salles de bains, je me trompe complètement et je vais dire des bêtises énormes.
Donc, des différences parfois très grandes qu'il faut éviter, contourner, accepter, pour ne pas commettre d'anachronismes.
Cela étant posé, je vous donne quelques exemples de systèmes de valeurs importants pour les hommes et pour les femmes du Moyen Âge.
Je ne parle pas, comme certains de mes collègues qui vont suivre, des spéculations de très haut niveau.
Je parle plutôt du commun des mortels au Moyen Âge, plutôt central, et des systèmes de valeurs qui sous-tendent l'ensemble de la société.
L'une des premières choses importantes, au Moyen Âge, c'est de respecter l'ordre social.
Chacun doit rester à sa place.
Vouloir changer de place, changer d'état, changer de métier, même, parfois, c'est presque un péché.
C'est une offense faite à Dieu.
Dieu a mis chacun à sa place et il faut y rester.
Ça a des conséquences.
L'ambition est mal vue, l'ambition de s'élever.
C'est presque un péché, c'est perturber l'ordre établi.
Faire fortune, c'est mal vu aussi.
Ça n'est pas dans l'ordre naturel des choses.
Mais faire vœu de pauvreté, quand il est trop grand, ce vœu, c'est mal vu aussi.
Par exemple, Saint Louis, dans la deuxième partie de son règne, après son retour de croisade, croisade malheureuse qui a échoué, il pense que c'est parce qu'il mène une vie trop riche que Dieu n'a pas permis que la croisade réussisse et il commence à tomber dans une espèce d'ascétisme alimentaire, d'humilité vestimentaire.
Ça va durer une quinzaine d'années.
Et les contemporains ressentent ça comme un péché, presque un péché d'orgueil.
C'est un roi, il doit se comporter comme un roi, s'habiller comme un roi.
Or, ça n'est pas une vertu chrétienne de faire humilité excessive.
On est en plus à une époque où il y a, comme vertu principale, la tempérance, le juste milieu.
Ça, c'est la principale des vertus.
Ne pas transgresser non plus l'ordre naturel.
Ne pas confondre, par exemple, l'homme et la femme.
Les hommes qui se déguisent en femmes, c'est un péché immense, ou les hommes qui se déguisent en animaux.
Entre l'animal et l'être humain, il y a des barrières.
On voit bien qu'elles ne sont pas respectées, parce que les interdictions faites par les évêques, par exemple, de se déguiser en animal, sont sans cesse répétées, ça prouve bien qu'elles ne sont pas efficaces.
Mais il y a l'idée que c'est transgresser l'ordre établi, et on menace ceux qui se déguisent en ours ou en cerfs de rester ours ou cerfs.
Deuxième valeur différente des nôtres, le profit.
L'argent.
Le rapport à l'argent n'est pas du tout comme pour nous.
Gagner de l'argent, ça n'a absolument rien d'admirable, c'est plutôt un vice.
C'est même parfois considéré comme ridicule.
Tout ce qui a rapport à l'argent, on s'en méfie énormément.
La banque, le prêt, l'intérêt, l'usure, surtout, prêter à intérêt, c'est épouvantable, au Moyen Âge, parce que c'est s'attribuer quelque chose qui ne nous appartient pas : le temps.
Le temps appartient à Dieu.
Or, si on joue sur le temps pour faire des affaires, non seulement prêter de l'argent, mais même investir ou, ce qu'on appellerait, nous, aujourd'hui, acheter des actions, par exemple, c'est un péché immense.
Et ça laisse des traces dans les sensibilités européennes.
Dans le monde catholique, aujourd'hui, il y a encore beaucoup de catholiques convaincus, si je puis dire, qui ont l'idée que gagner de l'argent avec son argent, c'est quelque chose d'absolument infâme.
Ça, c'est une idée très médiévale.
On peut gagner de l'argent de différentes façons, avec son travail ou son talent, mais gagner de l'argent avec son argent, c'est vraiment épouvantable.
Une idée forte que le protestantisme, à partir du XVIe siècle, va rejeter.
C'est pour ça que les protestants seront, sous l'ancien régime et encore au XIXe siècle, des banquiers, des capitaines d'industries, des investisseurs, ce que les catholiques ne seront pas, ou très tardivement.
Ce rapport au temps, on le voit même dans des symboliques très ordinaires.
Par exemple, en matière d'outils, la scie est bien plus péjorative que la hache pour couper du bois.
La hache attaque la matière d'un coup franc, elle est honnête, en quelque sorte, pour les systèmes de valeurs médiévaux, alors que la scie utilise le temps.
Elle vient à bout de la matière lentement, elle fait souffrir le bois, nous disent certains auteurs.
C'est un outil abominable qu'on connaît bien, mais dont on se sert extrêmement peu.
Elle est, d'abord, trop efficace, et ensuite, elle utilise le temps pour venir à bout de la matière.
Autre valeur peu appréciée, contrairement à nos valeurs actuelles, la victoire, gagner.
Ça, ce n'est pas une valeur médiévale.
En tout cas, pas du Moyen Âge central.
À l'époque féodale, un seigneur doit faire la guerre.
Mais ce qui compte, c'est de faire la guerre, pas de remporter la victoire.
À la limite, c'est perturber, là encore, l'ordre établi, et quelque peu ridicule.
Le jeu d'échecs en est un très bel exemple.
Quand le jeu d'échecs arrive en Occident, vers l'an 1000, c'est un jeu asiatique qui est né aux Indes vers le VIe siècle, la culture arabo-musulmane le transmet à l'Occident et l'Occident doit complètement repenser le jeu, parce que c'est un jeu qui n'est pas né en Occident.
Donc, on repense la nature des pièces, la marche des pièces, la couleur de chaque camp.
Dans le jeu asiatique, on oppose un camp rouge et un camp noir.
Noir contre rouge, ça ne représente rien du tout, pour l'Occident.
Donc, on change une des deux couleurs.
On ne fait pas blanc contre noir, il va falloir attendre l'époque moderne, on fait rouge contre blanc.
Le couple de couleurs le plus fort, au Moyen Âge, c'est blanc et rouge, ça, c'est un couple de contraires.
Pendant quelques siècles, sur l'échiquier, on va voir s'affronter un camp rouge et un camp blanc.
Mais surtout, dans le jeu indien puis arabo-musulman, il y a un perdant et un gagnant.
La partie s'arrête, à un certain moment.
Pour la mentalité de l'époque féodale, c'est absurde.
Ce n'est pas possible qu'il y ait un vainqueur et un vaincu et donc on change un peu les règles.
Quand quelqu'un est dans la position qu'on appellerait, nous, "mat", aujourd'hui, celui qui est échec et mat déplace une pièce et la partie continue.
Ce qui compte, c'est de jouer, ce n'est pas de gagner.
Ça, c'est très médiéval.
C'est pour ça que des personnages, dans les textes littéraires, qui sont toujours les vainqueurs...
On fait souvent l'anachronisme de ne pas voir la dimension ironique qu'il y a dans les romans de chevalerie pour mettre en scène des personnages comme Lancelot.
Le meilleur chevalier du monde, il est plus fort que tout le monde.
Pour le public médiéval, il est ridicule et, surtout, extrêmement péjoratif, parce qu'il commet l'adultère avec la reine Guenièvre.
C'est un personnage abominable, Lancelot.
On en a la preuve, d'ailleurs, quand, au XIVe siècle, ou encore au XVe siècle, même, en milieu de cour, on joue, à l'occasion d'une fête ou d'un tournoi, au roi Arthur et aux chevaliers de la Table ronde.
On distribue les rôles : qui fera Arthur, qui fera Tristan, qui fera Gauvin, qui fera Perceval.
Personne ne veut faire Lancelot, c'est trop négatif.
C'est vraiment un personnage odieux.
Autre valeur qui n'en est pas une, au Moyen Âge, la nouveauté, quelle qu'elle soit.
On n'aime pas les nouveautés.
C'est toujours suspect, c'est dangereux, éventuellement diabolique.
Derrière le nouveau, c'est le diable qui est à l'œuvre.
Et, là encore, c'est plus ou moins ridicule.
On a beaucoup de témoignages à propos des nouveautés vestimentaires.
Ça fait toujours du scandale.
C'était déjà le cas dans la Rome à l'époque impériale, quand Pline l'Ancien, au premier siècle de notre ère, voit arriver, pour le vêtement des femmes, des modes qu'il appelle "barbares".
Les femmes romaines commencent à s'habiller en bleu et en vert, ce qu'elles n'avaient jamais fait auparavant, c'est tout nouveau.
Pline, qui est un vieux réactionnaire, est horrifié par ces couleurs.
C'est immonde.
Au Moyen Âge, on a encore de nombreux réflexes de ce genre devant les changements vestimentaires, deux, surtout.
Au début du XIIe siècle, pour le vêtement masculin, on passe du vêtement court au vêtement long.
Les hommes commencent à être habillés comme les femmes, avec un bliaud qui descend jusqu'aux chevilles.
Ça semble monstrueux, puis ça s'impose quand même.
Et au milieu du XIVe siècle, c'est le contraire.
Le vêtement des hommes raccourcit et devient plus ajusté, vers 1340, 1350.
Ça semble monstrueux aussi aux vieux conservateurs.
"Enormis novitas", nouveauté énorme.
Ce n'est pas laudatif, c'est péjoratif.
Ça va durer longtemps, au XVe siècle, encore, quand la mode des tons nouveaux, des colorants nouveaux permettra de teindre en rose et en orangé.
Ça semble abominable, ces tons nouveaux.
Ça dure encore au XVIe siècle chez les protestants, qui moralisent énormément le vêtement et les couleurs.
On est hostile à toute nouveauté.
À Genève, sous Calvin, vers 1550, il ne fait pas bon ne pas être habillé comme on doit être habillé.
On n'aime pas les nouveautés, quelles qu'elles soient, vestimentaires, mais aussi techniques.
C'est toujours suspect.
Quand l'arbalète est apparue, un peu après l'an 1000, on a bien vu que c'était beaucoup plus efficace que l'arc, mais beaucoup trop efficace.
Donc instrument du diable, elle est interdite par les prélats et par les synodes.
Les lunettes, grande invention médiévale, peut-être la plus importante, par rapport à l'usage que nous en faisons.
Elles apparaissent à la fin du XIIIe siècle.
Il y a beaucoup de textes qui condamnent cet objet nouveau.
Ceux qui s'en servent ont l'air d'avoir quatre yeux au lieu de deux.
C'est diabolique, bien sûr.
Plus tard, l'imprimerie, c'est pareil.
Répandre les livres.
D'une part, c'est une nouveauté qui, et c'est vrai, va entraîner la faillite d'ateliers de copie de manuscrits à très grande échelle, comme toutes les nouveautés professionnelles et techniques, et qui va contribuer à diffuser le savoir.
C'est extrêmement dangereux pour les détenteurs de savoir, qui devront partager, et pour les autorités, qui pourront moins bien contrôler les pensées et les sensibilités.
Ça pose la question de savoir si la notion de progrès existe au Moyen Âge.
La réponse est oui et non.
Elle n'existe pas en théorie, puisqu'il y a beaucoup d'hostilité envers ce que nous appelons "le progrès", qui est difficilement définissable, surtout par rapport à nos sensibilités d'aujourd'hui, les plus actuelles.
Mais en même temps, il est indéniable que dans certains domaines, il y a des progrès, au Moyen Âge, y compris des progrès techniques.
Les nouveautés intellectuelles, également, suscitent la suspicion.
Quand les universités sont fondées au début du XIIIe siècle, les plus anciennes, ça semble tout à fait étonnant et extrêmement dangereux.
Les évêques, qui jusqu'à présent détenaient l'enseignement dans leurs écoles épiscopales, cherchent à prendre le contrôle des universités.
À Paris, l'université est sous le contrôle de l'évêque pendant très longtemps, mais elle va s'en affranchir.
On se méfie de la langue vernaculaire, également.
Traduire la Bible en français, comme on commence à le faire au XIIIe siècle, ça semble aux théologiens absolument scandaleux.
Et quand Luther traduira la bible latine en allemand au XVIe siècle, ça semblera encore scandaleux.
C'est trahir le texte sacré.
Même pour les documents administratifs.
Il va falloir du temps avant que les actes émanant des autorités laïques abandonnent le latin.
Pour les rois de France, il faut attendre le règne de François Ier, la date de 1539, pour que les actes officiels sortis de la chancellerie royale soient écrits non pas en français au lieu du latin, mais à la fois en latin et en langue vernaculaire.
Il y a des pays qui n'y sont pas encore passés.
En Suisse, par exemple, la langue officielle, c'est le latin.
Tout ce qui est constitutionnel et fédéral est d'abord promulgué en latin, en Suisse.
Ça évite d'ailleurs des problèmes de préséance entre le français, l'allemand, l'italien et le romanche.
On passe par le latin.
Quand vous voyez "CH" sur une plaque de voiture suisse, ça ne veut pas dire "Confédération helvétique".
C'est aussi "CH" du côté de la Suisse alémanique.
Ça veut dire "Confœderatio Helvetica", c'est du latin.
Pareil en Belgique, pour éviter les histoires entre le néerlandais et le français, on a recours au latin, encore aujourd'hui, en 2017.
Les nouveautés intellectuelles sont donc suspectes.
Les nouveautés artistiques également.
On n'a pas beaucoup de goût pour ce qui n'est pas comme d'habitude, au moins jusqu'au milieu du XIVe siècle, puis les choses commencent à changer.
Mais quand un prince grand mécène et bibliophile comme Jean de Berry, le frère du roi de France Charles V, montre qu'il aime ce qu'on appellerait "l'art contemporain", l'art le plus nouveau de son temps, il choque les autres princes.
C'est bizarre d'aimer ce genre de trucs tout à fait nouveaux et pas ce qui est traditionnel.
Voilà des systèmes de valeurs sur lesquels s'emboîtent des faits de sensibilité concernant le quotidien ou la vie matérielle.
Je vous en donne quelques exemples.
Une obsession pour les hommes et pour les femmes du Moyen Âge, c'est la quête de la lumière.
On a peur des ténèbres, on a peur de la nuit.
On cherche la lumière, et si on est à l'intérieur à s'éclairer, ça coûte cher, on s'éclaire toujours avec des flammes, des lumières qui bougent, qui n'ont aucun rapport avec nos lumières à nous.
Il faut s'en souvenir, quand on visite un musée ou une exposition, nous oublions que tout ce qui est antérieur à la fin du XIXe siècle, ce qui est antérieur à l'électricité a été conçu et vu dans des conditions d'éclairage qui n'ont aucun rapport avec nos conditions d'éclairage au musée.
Mais on l'oublie, bien sûr.
Or, toutes les lumières anciennes, torches, chandelles, lampes à huile, bougies, cierges, même le gaz, au XIXe siècle, ce sont des lumières qui bougent et qui font bouger les formes et les couleurs.
Alors que notre électricité est relativement statique.
On ne peut absolument pas voir comme nos ancêtres, ce n'est pas possible.
Il y a cette quête de la lumière et une attention beaucoup plus grande que la nôtre aux différentes qualités de lumière.
On le voit bien quand on étudie le lexique, notamment le lexique latin.
Pour les hommes et les femmes du Moyen Âge, le clair et le brillant, c'est totalement différent, ça n'a aucun rapport.
Et le lumineux, c'est encore autre chose.
Alors que nous, on aurait tendance à faire des synonymes de ces trois mots : "clair", "brillant", "lumineux", c'est à peu près pareil.
Pas du tout, pour la sensibilité médiévale.
De même, "transparent", "translucide" et "diaphane", ce n'est pas du tout la même chose.
Il y a des qualités de transparence avec un lexique précis.
On n'a pas de vocabulaire moderne qui permette de traduire ces mots latins qui sont d'usage assez courant.
De manière générale, on est fasciné par tout ce qui joue avec la lumière et on y attache beaucoup de prix, ce qui fait que, dans la hiérarchie des matériaux, il y en a qui sont plus prestigieux que d'autres, parce qu'ils renvoient la lumière d'une certaine façon ou sont eux-mêmes lumière.
L'or est la valeur de référence.
Il y a une admiration, une fascination pour l'or, au Moyen Âge.
Quand on est historien de l'art du Moyen Âge, on a pas mal de difficultés avec ça, parce que l'or, ce n'est pas photographiable.
Que ce soit des fonds d'or dans les manuscrits enluminés ou des pièces d'orfèvrerie, si vous étudiez cela sur des photographies sur papier ou sur l'écran d'un ordinateur, l'or est complètement trahi.
Il faut aller voir les originaux.
Mais dans les systèmes de valeurs médiévaux, il y a plus prestigieux encore que l'or, ce sont les pierres précieuses, avec des hiérarchies qui changent.
Pendant le haut Moyen Âge, la plus admirée, c'est le rubis.
Puis, au Moyen Âge central, le saphir prend la place du rubis comme première pierre précieuse.
À la fin du Moyen Âge, c'est le diamant qui l'emporte sur toutes les autres.
Et quand on analyse, quand on examine des œuvres d'art médiévales riches en pierreries, on s'aperçoit que les médiévaux ne font pas tellement de différence entre les véritables pierres précieuses et le verre coloré, la verroterie.
Ça n'a pas d'importance que ce soit du "faux ou du vrai", dirait-on, nous, mais pour eux, ça n'a pas d'importance.
Dans la hiérarchie, mieux que l'or, ce sont les pierres précieuses.
Et encore mieux que les pierres précieuses, le top du top du top, pour le Moyen Âge, ce sont les perles.
Il y a une fascination pour les perles, avec toutes sortes de légendes pour savoir d'où elles viennent, ce que c'est exactement.
Quand un commanditaire fait réaliser une œuvre d'art, il y a aussi une hiérarchie de ce que l'on admire et de ce que l'on admire moins.
Ce que l'on admire le plus dans une œuvre d'art, quelle qu'elle soit, c'est l'éclat, c'est son rapport à la lumière.
Ensuite, c'est la couleur, les couleurs.
Il y a des belles couleurs, mais c'est difficile de définir ce qu'est une belle couleur.
Puis les matériaux utilisés.
Et en dernier, vraiment en dernier, le travail de l'artiste.
Ça, on s'en moque éperdument jusqu'au milieu du XIVe siècle.
Ça n'a pas grande importance.
C'est pour ça qu'il vaut mieux parler d'artisan que d'artiste.
En outre, tout est collectif.
L'histoire de l'art est souvent à côté de la plaque pour ces périodes-là, pour le Moyen Âge central, quand elle cherche à mettre un nom sur une œuvre d'art.
D'une part, c'est un travail collectif, de l'autre, c'est anachronique par rapport à l'époque concernée et c'est d'une immense fragilité par rapport à nos connaissances.
Donc admiration pour la lumière, peur de la nuit, des ténèbres.
C'est naturellement le monde du diable et des créatures du diable.
Par là même, la sensibilité médiévale rejette tous les animaux qui ont des mœurs nocturnes.
Le chat, la chouette, le renard sont des créatures du diable, ou tous ceux qui ont un pelage ou un plumage noir.
Le corbeau est la principale victime de cette sensibilité.
L'Antiquité grecque et romaine, et païenne, aussi, barbare, avait une immense vénération pour le corbeau.
Pline, dans "L'Histoire naturelle", souligne déjà que c'est le plus intelligent de tous les animaux.
Le christianisme part en guerre contre le corbeau, parce qu'il a un plumage noir, parce que dans "La Genèse", au moment du déluge, il n'est pas revenu prévenir Noé que les eaux s'étaient retirées, il faut envoyer la colombe.
Il y a une guerre faite au corbeau, le plus abominable de tous les animaux.
Heureusement, le corbeau, aujourd'hui, prend sa revanche.
Dans toutes les enquêtes récentes sur l'intelligence animale, le plus intelligent, c'est lui, ce que les Romains disaient déjà.
Il est au niveau des grands singes, et même parfois avant les grands singes.
Peur de la nuit, des ténèbres, on peut dire encore beaucoup de choses.
En matière de chaud et de froid, par exemple.
Toujours priorité au froid.
Au Moyen Âge, dans l'Europe tempérée, en tout cas, et au Moyen Âge central, on se méfie de la chaleur, on se méfie de la sécheresse.
On sait lutter contre le froid, on arrive à peu près à lutter contre l'humidité, mais contre la grande chaleur, on ne peut rien.
Donc, il n'y a pas du tout, comme nous, cette quête du soleil, cette quête de la période chaude, etc.
Dans le rapport entre le sec et l'humide, on préfère l'humide, avec l'idée que l'humide et l'eau, c'est la vie, et que le sec, c'est la mort.
Une aversion héritée de l'Antiquité, antiquité biblique, surtout, pour tout ce qui est de l'ordre du mélange, que ce soit dans les grandes choses de l'esprit ou dans le plus concret de la vie quotidienne.
Deux livres de l'Ancien Testament, le Lévitique et le Deutéronome, condamnent les mélanges.
Pour une étoffe, par exemple, mélanger du lin, matière végétale, et de la laine, matière animale, c'est tabou.
Le Moyen Âge continue de vivre là-dessus.
On ne fait pas de mélanges de matières, qu'elles soient textiles ou non.
On ne mélange pas ou on évite de mélanger animal, végétal, minéral.
Il y a toujours l'idée, au Moyen Âge, ça va durer longtemps et on y revient aujourd'hui, que le végétal est toujours plus pur que l'animal.
Le végétal et l'animal sont vivants, le minéral est mort.
Mais dans les vivants, le végétal est plus pur, donc plus valorisant, mieux que l'animal.
Le prêtre qui dit la messe, jamais il ne portera sur lui un vêtement de laine.
Il aura toujours du lin.
Ça vaut pour les couleurs.
Je suis spécialiste des couleurs.
Tout ce qui mélange les couleurs sur le même plan, par de la rayure, par exemple, ou par du damier, c'est toujours péjoratif.
Ça habille les personnages négatifs dans les images, mais aussi dans la société.
C'est un problème de regard, aussi.
Il y a un scandale de la rayure, parce que quand une surface est rayée, l'œil n'arrive pas à distinguer la figure du fond.
Si vous avez des rayures horizontales avec quatre bandes blanches et quatre bandes rouges, le rouge est au fond, ou c'est lui, la figure ?
On ne sait pas.
Il n'y a qu'un plan, pas deux.
C'est une espèce de scandale.
En revanche, si vous portez sur vous une chemise blanche par-dessus une tunique verte, puis un bliaud rouge et un manteau bleu, un empilement de quatre couleurs différentes, ça n'est pas péjoratif, car ça n'est pas sur le même plan.
Ce n'est pas considéré comme bariolé, polychrome.
En revanche, si vous faites une surface avec des carrés comme un damier avec un rouge, un jaune, un vert, un bleu et que vous recommencez, c'est absolument diabolique.
Voilà quelques exemples de sensibilités.
Il va falloir que je termine.
Je termine par les animaux et les relations entre les hommes, les femmes et les animaux, qui ne sont pas du tout les mêmes qu'aujourd'hui.
Il y a des débats, au Moyen Âge.
Tout ce que je raconte est quand même débattu.
Il y a des partisans des nouveautés, il n'y a pas que des conservateurs et des réactionnaires.
À propos des animaux, on se demande s'ils font partie de la communauté chrétienne ou non.
Il y a un courant qui invite à opposer l'homme et l'animal.
L'homme a été fait à l'image de Dieu, l'animal est une créature imparfaite, sinon impure.
Il ne peut pas ressembler à Dieu.
Ça, c'est le courant dominant.
Mais il y a un deuxième courant qui est hérité d'Aristote, c'est l'idée d'une communauté des êtres vivants.
Ça traverse aussi tout le Moyen Âge.
On se demande si les animaux sont aussi enfants de Dieu.
C'est ce que dit Saint-Paul dans "L'Épître aux Romains".
Même la créature, c'est-à-dire l'animal, sera libérée de la servitude et entrera librement dans la maison des enfants de Dieu au moment du jugement dernier.
On se pose des questions.
Est-ce que les animaux ressuscitent vraiment après la mort ?
Là, il y a des débats.
Où est-ce qu'ils vont ?
En enfer, au paradis ?
Est-ce que c'est le même enfer ou le même paradis que pour les humains, ou un enfer et un paradis pour les animaux ou pour chaque espèce animale ?
À l'université de Paris, au XIIIe siècle, on parle de cela.
On se demande si on a le droit de faire travailler les animaux le dimanche.
Il y a beaucoup d'animaux qui travaillent, au Moyen Âge, pas seulement les chevaux, les ânes et les mulets, mais beaucoup d'autres.
Les bœufs tirent la charrue, les cochons tirent la brouette, etc.
Donc on se pose la question.
Est-ce qu'il est légitime, le jour du Seigneur, de faire travailler les animaux ?
Est-ce qu'il faut leur imposer, en période de carême, par exemple, des jours de jeûne ?
Ça nous fait sourire, évidemment, mais nous sommes anachroniques, ce sont des questions pleinement médiévales.
Est-ce que le Christ est venu sur Terre sauver aussi les animaux ?
Voilà une question que l'on se pose.
Un immense théologien, l'évêque de Paris Guillaume d'Auvergne, dans la première moitié du XIIIe siècle, répond que Jésus est venu sur Terre sauver aussi les animaux.
La preuve, c'est qu'il est né dans une étable.
Ça, ça semble une preuve absolument indiscutable.
On se demande aussi si les animaux sont capables de comprendre ce qu'est le bien et ce qu'est le mal.
Est-ce que ce sont des êtres responsables, moraux, perfectibles ?
Les réponses diffèrent selon les catégories animales.
On distingue des animaux supérieurs, capables de comprendre le bien et le mal ou de faire des progrès dans le domaine moral, et d'autres, non.
Ça fait qu'on conduit au tribunal un certain nombre d'espèces animales, entre le XIIIe et le XVIIe siècle.
Ce sont les fameux procès d'animaux.
Quand un cochon vagabond a renversé un nouveau-né dans son berceau et a commencé à le manger, on conduit le cochon au tribunal, on lui donne un avocat, on dépense de l'argent pour le garder dans sa prison, le nourrir.
Il y a procès.
Ce n'est pas fréquent, mais ça existe.
C'est l'idée de rendre la bonne justice et c'est l'idée qu'un animal comme le cochon est capable de comprendre qu'il est coupable ou pas coupable, alors que le propriétaire dudit cochon n'est en rien responsable.
Aujourd'hui, si un chien occasionne un accident, c'est le propriétaire du chien qui va être condamné.
Donc des systèmes de valeurs différents des nôtres et, au fond, une proximité avec l'animal beaucoup plus grande qu'en ce début de XXIe siècle.
Je parle trop, je vais répondre à vos questions.
Pour conclure, je voudrais souligner ce qui est étranger à la sensibilité et aux systèmes de valeurs médiévaux, contrairement à ce qu'on lit ici ou là.
Le nationalisme est complètement étranger à la mentalité médiévale.
L'Europe fait un tout, l'Europe chrétienne fait un tout.
Il n'y a pas tellement de différences de valeurs et de sensibilités, il n'y a que des différences du climat.
Mais on s'habille de la même façon dans toutes les parties de l'Europe, qu'il fasse chaud ou qu'il fasse froid, ce qui montre que le vêtement n'est pas tant pour se protéger des effets du climat, mais pour dire qui l'on est, à quel groupe on appartient et quelle place on occupe dans ce groupe.
Ce que nous appelons "le racisme", c'est pratiquement inconnu, au Moyen Âge.
Tout passe par les religions.
Il y a des violences des chrétiens contre les religions qui ne sont pas le christianisme, mais il n'y a pas de racisme au sens où nous l'entendons.
La couleur de la peau n'est pas prise en compte.
Il faut attendre l'Europe moderne, et surtout le phénomène colonial, pour que des formes de racisme se mettent en place.
Qu'est-ce qui n'est pas encore fréquent, au Moyen Âge ?
Je l'ai dit, l'efficacité, le rendement, la vitesse, tout ça, c'est suspect.
Aller vite, c'est presque un péché.
On n'a pas à aller vite.
C'est vouloir aller contre l'ordre souhaité par Dieu.
Ce qui, également, est assez rare au Moyen Âge, c'est l'exhaustivité.
Quand vous avez un recensement de quelque chose, une liste, un dénombrement, un inventaire, ça ne va jamais jusqu'au bout, ça s'épuise avant la fin.
Si vous avez un document avec un dénombrement qui va jusqu'au bout, c'est un faux, ça a été fait au XIXe siècle.
Ça n'est pas médiéval.
Je connais un très bel exemple.
C'est l'inventaire de l'écurie du duc de Bretagne au début du XIVe siècle.
On se met à compter ses chevaux, à les décrire, à donner leurs noms propres.
Le premier cheval a droit à trois pages dans le manuscrit, il est magnifique, il a tel nom.
Puis le deuxième, le troisième, le dixième.
Plus on avance, moins il y a de pages ou de paragraphes pour chaque cheval.
Arrivé au quarantième, ça se termine par : "Et bien d'autres chevaux encore."
Ça, c'est typiquement médiéval.
Ce qui pourrait être, au fond, le bilan de tout ce que je viens de vous raconter, c'est une invitation à ne pas confondre, comme nous le faisons constamment, nous, le réel et le vrai.
Ce sont deux notions complètement différentes, pour la culture médiévale.
L'une est physique, la réalité, c'est le monde d'ici-bas.
Et l'autre est métaphysique, le vrai, la vérité, ça appartient au monde d'en haut, ça n'a pas de rapport avec la réalité.
Nous, dans notre vocabulaire de tous les jours, nous faisons de ces deux mots des synonymes.
Quand on est historien du Moyen Âge, il faut mettre une distinction entre le réel et le vrai, et accepter l'idée que l'imaginaire, ça n'est pas le contraire de la réalité.
L'imaginaire, ça existe, c'est une réalité parmi d'autres réalités.
On s'en rend compte quand on regarde les travaux des ethnologues.
Un ethnologue étudie une société non européenne, lointaine, il va étudier sa culture matérielle, ses systèmes de parenté, et puis ses rêves, ses superstitions, son imaginaire.
Ce serait absurde de laisser ça de côté.
L'imaginaire, ça existe.
Eh bien, quand on étudie les sociétés médiévales, il faut aussi étudier l'imaginaire de ces sociétés et considérer que c'est une réalité, ça existe.
Ce n'est pas une fantasmagorie née dans le cerveau des historiens.
Merci à tous.
N'hésitez pas à me poser des questions, je n'ai pas pu tout dire.
Auditeur 1.
-Oui, vous avez une question ici.
Voilà.
Vous avez fait une très belle conférence.
C'est vraiment très bien.
La question qui m'est venue à l'idée, c'est celle-ci : j'ai lu dernièrement que Napoléon, quand il n'avait pas assez de monde pour ses armées, prenait des gens dans le peuple avec un système de loterie, et ceux qui étaient désignés pouvaient quand même s'en sortir, parce que, c'était légal, ils pouvaient payer quelqu'un pour faire l'armée à leur place.
Ma question en ce qui concerne le Moyen Âge, comme il y a beaucoup de guerres et de conflits, dans ces époques-là, c'est : les gouvernants qui se sont succédé pendant toutes ces époques moyenâgeuses, est-ce que, pour leurs armées, ils avaient des gens qui étaient volontaires ou des gens qu'on venait prendre et c'était ça ou la prison ?
Voilà ma question.
Michel Pastoureau, historien médiéviste.
-Ça ne se passe pas du tout comme ça.
Dans les rapports entre les groupes sociaux et entre les individus, il y a des droits et des devoirs, des obligations.
Et à chaque seigneur, les vassaux doivent un certain nombre de jours de "service militaire", dirions-nous aujourd'hui.
Donc ils l'accompagnent quand il fait la guerre.
C'est une armée prévue par les statuts, en quelque sorte, quand on a l'âge et l'état qui permettent de combattre, et qui est complétée par des professionnels de la guerre qu'on appelle des "mercenaires", qui vont se vendre ici ou là.
Mais il n'y a pas d'enrôlement forcé, ça n'existe pas, au Moyen Âge.
Ça a un peu existé dans l'Antiquité, mais pas au Moyen Âge.
En outre, les armées médiévales sont peu nombreuses.
Faire la guerre, c'est important.
Quand on est un seigneur, il faut faire la guerre.
Gagner, ça l'est beaucoup moins.
Et les grandes batailles sont extrêmement rares.
La guerre, ce sont des combats d'escarmouches, d'embuscades, de sièges interminables, parce que les forteresses sont souvent imprenables, sauf s'il y a trahison, ce qui est rare.
Et quand il y a une grande bataille, comme la bataille de Bouvines, en 1214, ça frappe les contemporains.
C'est comme une espèce de jugement de Dieu qui intervient.
Mais c'est absolument exceptionnel.
Donc, c'est très différent de nos pratiques à nous.
Ce que vous décrivez à propos du Premier Empire a perduré tout au long du XIXe siècle dans différents pays d'Europe.
Le service militaire est obligatoire, mais on peut racheter sa période de service militaire en payant un autre qui ira à sa place.
Et il y a à certains moments des pratiques de tirage au sort.
Si on a eu la malchance d'être tiré, on va payer un plus pauvre.
Tout ça est inconnu, au Moyen Âge.
Oui ?
Auditeur 2.
-Bonjour.
Vous avez parlé d'une résistance à la nouveauté, au Moyen Âge.
Je voudrais savoir comment a été vécu le passage de l'architecture romane à l'architecture gothique.
Michel Pastoureau, historien médiéviste.
-Les contemporains n'ont aucune idée de vivre à l'époque romane ou à l'époque gothique.
Ce sont des classements qui apparaissent très tard.
Il faut attendre les années 1830 pour que le mot "roman", dans ce sens architectural, apparaisse.
Avant, on dit "gothique ancien".
Il y a le gothique ancien bourguignon, poitevin, normand, là où on dirait, nous, le "roman bourguignon", le "roman poitevin".
Ce sont des catégories de l'histoire de l'art qui sont un peu artificielles, parce que les contemporains n'en ont pas conscience et que les changements se font très doucement, et pas brutalement, pour des morceaux de l'édifice et pas pour tout l'édifice.
Ils ne se font pas en même temps pour les différentes catégories de l'art, en quelque sorte.
Ce sont des catégories appliquées à l'architecture, quant au vocabulaire roman/gothique, qui ne sont pas très pertinentes pour le vitrail, pour l'enluminure, pour la peinture murale, pour l'orfèvrerie.
Les chronologies ne sont pas les mêmes.
Les critères qui définissent le roman ou le gothique ne sont pas les mêmes.
Ce sont des choses à manier avec prudence.
Dans l'histoire de l'art médiéval telle qu'elle se pratique aujourd'hui, ce sont des mots qu'on a tendance à laisser de côté, "roman" et "gothique".
Mais il n'empêche qu'on a des nouveautés.
Ce sont des nouveautés techniques dues à des spéculateurs de haut niveau dont je n'ai pas parlé, je vous ai parlé du commun des mortels, en quelque sorte, qui arrivent à s'imposer et à se mettre en place.
Par exemple, une voûte comme ceci au lieu d'une voûte comme cela, ou bien, pour le château fort, le passage du bois à la pierre.
Beaucoup de résistance, parce que, d'abord, ça coûte beaucoup plus cher, et, ensuite, ça semble déloyal.
Un château de bois, on peut le prendre en y mettant le feu.
Un château de pierre, on ne peut plus.
Ce n'est plus dans la norme des choses.
Celui qui a un château de pierre qui fait la guerre à d'autres seigneurs qui n'ont que des châteaux de bois, le combat est absolument inégal, donc il y a une idée d'injustice.
Il y a des résistances aux nouveautés techniques, mais les architectes, les techniciens, les savants passent outre, avec pour moteur ce désir de faire mieux, de faire autre, surtout.
Les résistances viennent du commun des mortels, et, en général, des détenteurs d'autorité, autorité de pouvoir, mais aussi autorité morale et religieuse, surtout.
Auditeur 3.
-Bonjour.
Je voulais d'abord vous remercier pour votre exposé passionnant.
J'avais une question par rapport à la couleur que portent les souverains, les autorités, qu'elles soient royales, princières ou ecclésiastiques.
Vous nous avez parlé du noir dans les cours européennes à la fin du Moyen Âge.
Mais généralement, les représentations qu'on a, c'est souvent les souverains en bleu, je pense surtout au bleu roi qu'on repère notamment sur les portraits de Saint Louis.
Je me demandais comment avait évolué la couleur, s'il y avait eu une couleur précise pour les fonctions d'autorité ou si ça avait évolué progressivement.
Michel Pastoureau, historien médiéviste.
-Non, à part pour l'exercice de certains métiers ou certaines activités, où il peut y avoir des couleurs non pas imposées, mais traditionnelles, par exemple, un bourreau a souvent une pièce de vêtement rouge.
Mais pour ce qui est des détenteurs d'autorité et des classes supérieures de la société, il y a des modes de longue durée, ça ne change pas d'un coup, bien sûr.
Au Moyen Âge central, la grande caractéristique, c'est la mode des tons bleus, qui est inexistante pendant le haut Moyen Âge, qui commence au XIIe siècle.
De plus en plus de souverains et de grands seigneurs s'habillent en bleu au XIIIe siècle.
Ça va durer jusqu'à la fin du XIVe siècle, et là, ils vont passer à la mode du noir.
Il faut périodiser, là encore.
Cette mode du noir, elle part d'Italie.
C'est assez curieux, elle vient de ce que des lois vestimentaires et somptuaires réservent le bleu et le rouge, obtenus avec des colorants de grand prix, à l'aristocratie.
Les roturiers très riches, souvent plus riches que les nobles, banquiers, grands marchands, etc., n'ont pas droit à ces magnifiques bleus et à ces magnifiques rouges.
Par dérision, ils font exprès de s'habiller en noir, mais comme ils sont riches, ils paient les teinturiers pour obtenir des noirs superbes et coûteux.
Les nobles et les princes sont jaloux et se mettent eux aussi à la mode du noir.
La première cour, la plus riche d'Europe, c'est celle de Milan, à la fin du XIVe siècle.
Le duc de Milan commence à s'habiller en noir.
Sa fille épouse le frère du roi de France, Valentine Visconti épouse le duc d'Orléans Louis d'Orléans, frère de Charles VI, en 1386.
Elle apporte à la cour de France cette mode du noir et la mode des cours italiennes, qui prend feu rapidement, si je puis dire.
Le noir devient à la mode à la cour de France, la cour d'Angleterre commence à imiter la cour de France et ça se répand.
La cour de Bourgogne sacralise cette dimension du noir tout au long du XVe siècle.
Et comme la cour de Bourgogne a pour héritière la cour d'Espagne, Charles le Téméraire, ça passe à Charles Quint de manière plus ou moins directe, et comme au XVIe siècle, la grande cour européenne, c'est la cour d'Espagne, c'est elle qui lance les modes, Charles Quint s'habille en noir toute sa vie.
Son fils Philippe II encore plus souvent que lui.
Ça dure jusqu'au milieu du XVIIe siècle.
Évidemment, ça concerne le vêtement d'apparat, là.
Le souverain, le prince, le grand seigneur, il a aussi des vêtements de tous les jours.
Ces modes bleues ou ces modes noires ou ces rouges magnifiques portés ici ou là, c'est pour les tenues d'exception.
On connaît mieux d'ailleurs, quand on est historien du vêtement, les vêtements circonstanciels ou d'exception que les vêtements du quotidien.
On connaît mieux les vêtements de dessus que les vêtements du dessous.
On connaît mieux les vêtements des adultes que les vêtements des enfants.
On connaît mieux les vêtements des femmes que les vêtements des hommes.
Il y a de grandes différences dans notre savoir en matière de vêtements, et ça vaut jusqu'au XIXe siècle.
Auditeur 4.
-Quand le cochon était condamné, quelle était sa peine ?
Michel Pastoureau, historien médiéviste.
-Il peut être acquitté.
S'il a un bon avocat, un "défendeur", comme dit le moyen français, il peut emporter le morceau et plaider que ce n'est pas lui.
Mais s'il est condamné parce qu'il y a eu homicide ou infanticide...
S'il a simplement dévasté un jardin ou pillé une boutique, il n'y a pas peine de mort nécessairement.
Mais s'il a tué un enfant et commencé à le dévorer, il y a peine de mort, et en général, il y a pendaison suivie de bûcher.
Et c'est un spectacle public.
L'affaire la mieux documentée, celle sur laquelle j'ai travaillé, ça se passe à Falaise, en Normandie, à la fin du XIVe siècle.
Une truie a renversé un nouveau-né qui était mal surveillé et a commencé à lui manger le visage.
Elle a été attrapée, conduite au tribunal.
Le procès a duré plus d'une semaine.
On a des archives qui sont des documents comptables, des dépenses faites pour nourrir et garder la truie.
Puis ce jugement extraordinaire : elle est condamnée à être traînée rituellement dans les rues de Falaise sur une claie tirée par une jument, puis condamnée à mort.
D'abord pendue, mais on a demandé à ce qu'on l'habille avec des vêtements de femme, qu'elle soit mutilée aux mêmes endroits qu'elle avait mutilé le nouveau-né.
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L’expression des émotions au Moyen Âge

Les émotions des femmes et des hommes au Moyen Âge, vécues et exprimées de façon intense, possédaient leur rationalité propre, entre usages sociaux quotidiens et manifestations extraordinaires. Pour soulager leur chagrin, les parents éprouvés par la perte d’un enfant s’adonnaient à la pratique du répit.

Avec Damien Boquet, historien, maître de conférences à l'université d'Aix- Marseille ; Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.

"Cité des sciences et de l'industrie"
Les conférences
"Dans la tête de l'homme médiéval"
mardi 25 avril 2017 à 19h
"L'expression des émotions au Moyen Âge"
"Avec Damien Boquet, historien, maître de conférences à l'université d'Aix-Marseille, et Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap."
En partenariat avec Inrap
Avec le soutien de Pour la science, Cerveau & Psycho.

Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Merci infiniment à la Cité des sciences pour cette invitation, en particulier à Sabine Hug, qui nous a parfaitement guidés jusqu'aujourd'hui.
C'est vrai que c'était un peu difficile de venir du sud de la France, mais voilà, j'y suis.
Je ne dis pas "j'y suis, j'y reste", mais pour l'instant, j'y suis en tout cas.
Quand nous parlons d'émotions aujourd'hui, voire quand nous les vivons, il est très tentant de les considérer comme des réalités universelles.
Qui douterait, en effet, que les femmes, les hommes de la Chine ancienne, de la Grèce au temps de Périclès ou de l'Occident médiéval ressentaient, comme nous, de la peur devant le danger, de la tristesse face au malheur ou de la joie, lorsque arrive un évènement heureux.
Mais alors, si les émotions sont universelles, si elles sont identiques en tout temps et en tout lieu, il faut bien admettre qu'elles n'ont pas d'histoire, ou qu'elles relèvent de l'histoire naturelle, comme le pensait Darwin, de l'histoire de l'espèce, et très peu finalement de l'histoire culturelle et sociale, qui ne serait que le décor changeant dans lequel s'animent des émotions qui, elles, ne changent pas.
Et pourtant, les textes ou les images qui nous sont parvenus du Moyen Âge nomment et montrent des émotions qui semblent avoir été primordiales pour les femmes et les hommes de cette époque et qui résonnent étrangement à nos oreilles.
Qui pourrait témoigner avoir déjà ressenti de l'acédie, de la componction, ou de la dilection ?
Et pourtant, ces émotions ne sont pas seulement des mots étranges pour dire des émotions banales auxquelles nous donnerions un autre nom, elles qualifient bien des ressentis spécifiques qui échappent largement aux sensibilités modernes.
Ainsi par exemple, la componction n'est pas seulement la douleur du remords, elle renvoie à une forme très précise de repentir qui mêle la tristesse face au péché et la consolation dans l'espérance du pardon.
Aussi, la componction peut être délicieuse à celui ou à celle qui la ressent, et rendre douces les larmes qu'il ou elle verse.
Un autre exemple d'émotion qui s'est un peu perdue dans les couloirs du temps, et qui ne touche pas cette fois seulement la vie religieuse : la vergogne.
La vergogne est l'une des émotions principales au Moyen Âge, et aussi dans l'Antiquité, associée à l'honneur, donc, une valeur centrale pour les médiévaux, et ce dans toutes les couches de la société.
Elle donne même naissance à une catégorie sociale protégée par l'Église, que les sources appellent "les pauvres vergogneux", à savoir des nobles ou des bourgeois qui sont tombés dans la pauvreté, et qui sont, pour cette raison-là, protégés par l'Église de façon à ce qu'ils ne soient pas contraints à la mendicité.
Que savons-nous aujourd'hui de cette fameuse vergogne ?
Nous savons certes reconnaître ceux qui n'en ont pas, ceux qui sont "sans vergogne".
Mais n'est-ce pas étrange finalement que ne nous ne disions jamais : "elle, ou il, a de la vergogne !".
La raison en est peut-être que, si nous avons conservé dans le langage des traces de cette émotion propre aux "sociétés à honneur", comme disent les anthropologues, nous ne vivons plus selon ces mêmes valeurs ; du moins, pas avec la même intensité.
Au Moyen Âge, la vergogne, "verecundia" en latin, désigne une forme très particulière de honte, à savoir une honte par crainte de l'infamie.
La vergogne peut être une expression du remords mais le plus souvent, c'est une honte par anticipation, c'est le fait de se sentir honteux à l'idée, seulement à l'idée, de subir le déshonneur.
À ce titre, la vergogne est une émotion de régulation sociale très importante, parce que c'est une émotion morale qui nous avertit que nous sommes sur le chemin, sur le point de déchoir au regard de la société.
Comme l'illustre l'exemple antique de Lucrèce, abondamment repris par la peinture, en particulier à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, celui, ou celle, qui a de la vergogne préfère la mort au déshonneur.
Cette très rapide revue de quelques fossiles d'émotions peut nous convaincre que les émotions ne sont pas seulement dans l'histoire, mais qu'elles ont une histoire étroitement déterminée par les contextes culturels et sociaux.
Comme tout ce qui est culturellement construit, les émotions naissent, vivent, et parfois disparaissent du corps social, et donc, on peut le supposer, également des corps individuels.
Mais alors, si l'historien reconnaît que l'émotion est un objet digne d'histoire, pourquoi cela fait-il 20 ans à peine qu'on parle et qu'on tente de faire une histoire des émotions ?
Cette impression est en partie faussée par la nouveauté du vocabulaire.
En réalité, cela fait bien longtemps que les historiens reconnaissent une place aux passions, voire aux sensibilités.
On pourrait remonter, pour le démontrer, jusqu'à l'Antiquité, jusqu'à Thucydide ou à Tite-Live, mais je n'irai pas aussi loin.
Je me contenterai de convoquer le génie de Michelet qui, dans son histoire de France, accorde une place centrale aux émotions.
Non seulement, pour Michelet, les passions motivent les actions des puissants, mais c'est même par la passion que les peuples entrent dans l'histoire.
Qu'est-ce qu'un peuple en acte sinon une somme disparate d'individus qui sont mus par une même joie, une même colère, un même désir ?
C'est si vrai pour Michelet qu'il confère à chaque période de l'histoire de France une sorte de personnalité émotionnelle, un tempérament pourrait-on dire.
Ainsi, comme vous le voyez sur cette citation, Michelet voit le Moyen Âge comme "un âge d'angoisses et de souffrances" qui finit, dit-il, par s'épuiser avant qu'adviennent "les joies et les grandeurs" des Temps Modernes.
Mais cette citation de Michelet nous apprend également que la fascination de l'historien pour l'émotion est peut-être avant tout une fascination du conteur pour la rhétorique.
Michelet ne parle jamais mieux du rôle des émotions dans l'histoire qu'en mettant en scène les siennes propres afin de susciter l'adhésion émotionnelle de son lecteur.
En réalité, les historiens de toute époque se sont adressés aux émotions de leur auditoire car, en bon lecteurs d'Aristote et de Cicéron qu'ils étaient, ils savaient que l'émotion est un puissant instrument pour convaincre.
Mais Michelet, parlant du Moyen Âge émotif, nous apprend aussi autre chose qui va nettement influencer la façon de prendre en compte les émotions.
Pour lui, les hommes et les femmes du Moyen Âge sont émotifs parce que ce sont de grands enfants, des êtres attachants quelque peu immatures, incapables de réfréner leurs pulsions, toujours, en tout cas, dans la spontanéité émotionnelle.
C'est cette même perception de l'émotion qui fera dire au grand savant néerlandais Johan Huizinga, au tout début du XXème siècle, que les médiévaux sont des "géants à tête d'enfant qui oscillent entre la peur de l'enfer et des plaisirs naïfs, entre la cruauté et la tendresse".
Et lorsque Lucien Febvre, l'un des fondateurs de la fameuse école des Annales, Lucien Febvre, à la fin des années 1930, lorsqu'il lance le premier appel à écrire ce qu'il appelle une "histoire de la vie affective du passé", il partage les mêmes convictions que Johan Huizinga : "les émotions renvoient aux profondeurs de l'humanité, aux pulsions primitives et inconscientes."
C'est pour cela que, pour Lucien Febvre, elles sont particulièrement précieuses à l'historien.
Cela implique que plus on remonte le cours du temps vers les origines du monde moderne, et donc vers la civilisation du christianisme médiéval, plus le chemin de l'histoire sera parsemé d'émotions.
Et tout au long du XXème siècle, les historiens, souvent d'ailleurs peu nombreux encore à s'intéresser aux émotions, reprendront ce schéma qui compare l'histoire des sociétés à l'évolution psychologique des individus, dans une sorte de parallèle de psycho-histoire, et associent le processus de civilisation valable pour les sociétés dans l'histoire au processus de rationalisation du petit enfant qui acquiert progressivement la raison, le langage articulé, une forme de logique.
C'est cette vision biaisée qui a été remise en cause assez récemment.
Là se trouve la nouveauté de l'histoire des émotions, qui est née du dialogue avec les sciences humaines, essentiellement avec des courants de la psychologie, par exemple la psychologie cognitive ou l'anthropologie sociale.
Des sciences humaines qui dans différents secteurs, depuis une trentaine d'années, contestent l'idée selon laquelle les émotions seraient par nature irrationnelles, primitives, agissant comme des forces effervescentes qui renverraient à notre nature animale, et qui attendraient d'être domptées, civilisées par la raison.
Aujourd'hui, certains historiens, à la suite de ce dialogue, pensent qu'il faut reconsidérer la place des émotions dans l'histoire en s'appuyant sur cet état actuel de la science des émotions, laquelle souligne au contraire leur rationalité, montre le rôle plein qu'elles jouent dans l'apprentissage des connaissances, des valeurs, comment elles constituent une autre forme de la rationalité.
Et d'autres historiens, parmi lesquels je me compte, pensent qu'il serait maladroit d'écrire l'histoire à partir d'un état contemporain de la science, parce que c'est s'exposer d'être toujours en décalage avec les cultures du passé, et c'est s'exposer aux mêmes types de révisions que Lucien Febvre a connues en son temps.
Il était très au fait de l'état de la psychologie des années 1930, et aujourd'hui ce n'est non pas ce qu'on lui reproche, mais l'erreur de perspective par rapport aux sources du passé qu'il a été forcé de construire.
C'est pourquoi je me dis, et nous sommes plusieurs à le penser, qu'il est peut-être plus prudent, plus simple aussi, de comprendre la façon dont les femmes et les hommes du Moyen Âge pensaient et vivaient les émotions en se fondant sur leur propre conception, laissant de côté, si ce n'est pour s'en servir comme d'un outil pour entrer dans le passé, laissant de côté, assez largement, les anthropologies contemporaines.
Et là, si on abandonne cette position en surplomb de l'historien, qui est toujours provisoire, nécessairement, on s'aperçoit que les médiévaux pensaient et usaient des émotions de façon très cohérente, pour peu qu'on les replace dans leur contexte.
On s'aperçoit également que certaines découvertes récentes concernant la rationalité des émotions étaient des évidences pour les gens du Moyen Âge.
En réalité, les conceptions médiévales des émotions sont très diverses, parfois contradictoires, selon les époques, les milieux, les types de discours, les personnes même, de façon assez logique et de bon sens.
Par exemple, les prêtres n'ont pas le même regard que les médecins, qui considèrent d'abord les émotions comme des phénomènes physiques, un bouillonnement des humeurs qui caractérise chaque tempérament, alors que les hommes d'Église voient les émotions comme des mouvements de l'âme qui trahissent nos penchants vers le vice ou vers la vertu.
Il reste que dans ces sociétés qui sont profondément marquées par le christianisme, et qui le sont de plus en plus à mesure qu'on avance dans le temps, l'emprise de la parole des gens d'Église est malgré tout déterminante.
Par exemple, la lecture de saint Augustin, ce grand auteur qui va profondément marquer la pensée médiévale, mais qui vivait et écrivait entre la fin du IVème siècle et le premier tiers du Vème siècle, cette lecture de saint Augustin va exercer une grande influence sur toute la période.
Or, pour Augustin, les émotions : la joie la colère, la peur, la tristesse, sont des mouvements de la volonté, dit-il.
Même si nous avons l'impression que nos émotions nous échappent, que la plupart du temps nous les subissons, en réalité, d'une façon ou d'une autre, même si nous nous le cachons, nous voulons ces ressentis.
Pour Augustin, ce qui est brouillé depuis le péché originel, ce n'est pas notre sensibilité, c'est notre raison.
C'est pourquoi nos ressentis nous informent en vérité sur nos motivations profondes.
C'est pourquoi, pour Augustin et toute une tradition du christianisme, le fait de questionner ses émotions est une chose si importante et conduit à une culture de l'auto-examen quasi permanent.
C'est précisément parce que si je connais mes émotions, je connaîtrai mes volontés les plus enterrées, celles qui, en surface, m'échappent.
Nos émotions disent nos motivations profondes, nos valeurs morales.
Elles sont à la fois, pour Augustin et les auteurs qui le succèdent, une force et une fragilité de la nature humaine, dans la mesure où elles aiguillonnent autant vers la vertu que vers le vice.
Cela signifie aussi pour Augustin, et autre trait qui va bien marquer la pensée des intellectuels médiévaux, que les émotions ne sont en rien provoquées par le corps.
Le corps reçoit des sensations, mais seule l'âme réagit sous la forme d'un élan émotionnel, sans aucun caractère obligatoire.
C'est la raison pour laquelle nous sommes responsables de nos émotions, et que nous devons en rendre compte.
Cette idée qui est très structurante va peser sur le discours chrétien, à savoir qu'il y a une responsabilité morale de nos ressentis, même si nous avons le sentiment, l'impression, parfois même la certitude que nous n'y pouvons rien, en réalité, nous y pouvons quelque chose.
À partir du XIIème siècle, cette tradition-là qui a marqué le haut Moyen Âge, et notamment le monde monastique, cette conception augustinienne est en partie remise en cause, notamment sous l'influence de la redécouverte d'une partie de l'œuvre d'Aristote, et des commentaires arabes qui l'accompagnent, ou encore de l'influence croissante de la médecine dans les milieux savants.
En clair, la question de la spontanéité des émotions est repensée, elle est reconsidérée.
On conçoit par exemple, qu'il y a...
Parce qu'on s'en rend bien compte, et aussi parce que cet élément de responsabilité très lourd pose problème, on conçoit qu'il y a plusieurs phases dans la survenue de l'émotion.
Une première phase totalement involontaire, et donc difficile à contrôler, celle du choc émotionnel que certains contemporains, à partir du XIIème, XIIIème siècle, appellent le "mouvement premier", et une seconde phase où la volonté rationnelle accompagne le mouvement.
Par exemple, si quelqu'un lève un bâton sur moi, je vais être saisi par un sursaut de peur et cela de façon irrépressible.
Ce sursaut en fait n'est qu'un réflexe, même s'il contient déjà une dimension cognitive, au sens où j'ai appris par l'expérience que lorsque quelqu'un brandissait un bâton au-dessus de ma tête, il y avait des chances qu'après le bâton s'abatte sur moi.
Si le sursaut de peur est automatique, je peux, en revanche, soit céder à ce premier mouvement, qui devient dès lors véritablement une émotion de peur, soit si ma volonté est assez forte et assez entraînée, préparée, je peux surmonter ce premier mouvement et donc ne pas laisser la peur s'installer.
Cette approche plus complexe va dans le sens d'une naturalisation accrue des émotions que l'on rencontre dans les discours savants à partir des XIème et XIIème siècles, sans que pour autant cela ne remette en cause le principe d'un jugement moral des émotions.
On a plutôt une sorte d'imbrication, de superposition de ces deux discours, de ces deux traditions.
Abélard par exemple, grand logicien de la montagne Sainte-Geneviève dans la première moitié du XIIème siècle, affirme de façon assez nouvelle et originale, même si des auteurs antiques disaient des choses comparables, qu'être doté d'un tempérament colérique n'est pas un péché, c'est juste un défaut de notre nature, dit-il, un défaut de complexion, diraient les médecins de la même période, qu'Abélard compare au fait de boiter.
Je ne suis pas plus responsable d'avoir un tempérament colérique, mélancolique, peureux, que je suis responsable d'une disgrâce ou d'un défaut physique qui fait que je boite.
En revanche, dit-il, si le colérique se laisse aller au-delà de la mesure à la colère, alors là, oui, il doit rendre compte de son élan et des actes qu'il aurait commis pour cette raison.
Dans le même sens, en tout cas, dans le même élan, à partir du XIIIème siècle, la place dévolue au corps dans la compréhension de l'émotion s'accroît, et la plupart des auteurs dans le courant du XIIIème siècle, de quelque horizon qu'ils viennent, médecine, théologie, philosophie naturelle, finissent par considérer que les émotions sont une sorte de combinaison d'états physiologiques et de mouvements de l'âme.
Mais voilà pour la théorie.
Au-delà de ces théories, qui sont, vous le voyez, très riches et diverses, qu'en est-il des pratiques émotionnelles elles-mêmes ?
Quelles évolutions connaissent-elles au long de ce millénaire médiéval ?
Je vais prendre quelques exemples, un premier dans le domaine religieux.
Tout le haut Moyen Âge est marqué par une certaine méfiance et de constants appels à la mesure des émotions, un haut Moyen Âge, dans les écrits qui nous sont parvenus, très fortement marqué par la tradition monastique.
C'est donc la tonalité qui domine pour cette raison.
Les moines se vivent comme des athlètes de haut niveau en matière d'émotions, ils s'en préoccupent constamment.
Ils en pratiquent certaines avec assiduité, je parlais en ouverture de la componction, cette forme de repentir qui mêle tristesse et espoir.
Selon saint Jérôme, un auteur de la fin de l'Antiquité, contemporain d'Augustin d'Hippone, et l'auteur de la première traduction latine intégrale de la Bible que liront les médiévaux, que l'on appelle la Vulgate, selon saint Jérôme, le moine est par définition "celui qui pleure", c'est l'homme qui pleure, voilà sa définition de l'état monastique.
Il pleure en priorité ses péchés, puis ceux de l'humanité, mais par les larmes, il entre aussi en contact avec Dieu, à tel point que certains auteurs font de cette capacité de pleurer pour un motif religieux une forme de don divin.
C'est une grâce que Dieu seul peut accorder, presque un signe de sainteté, ce don des larmes que Saint Louis regrettait de ne pas avoir et que Michelet revendique, comme vous avez pu le lire tout à l'heure dans la seconde citation de Michelet.
Dans le même temps, le monde monastique du haut Moyen Âge se méfie terriblement des émotions qui trop souvent conduisent à l'excès et sont un risque trop fort par rapport à la communauté monastique et aux risques de dissensions, de conflits que les émotions risquent d'engager, que ce soit la colère ou une affection trop poussée.
Tout cela débouche sur des comportements très codifiés et soumis aux principes de la mesure.
Cette exigence et cette méfiance ne disparaîtront pas du Moyen Âge, notamment dans les discours religieux.
Néanmoins, un véritable tournant affectif est pris dans le courant du XIème siècle sous l'effet de ce que les historiens appellent le christocentrisme de la seconde moitié du Moyen Âge, un mot un petit peu barbare mais qui signifie assez simplement une évolution notamment encouragée et promue par l'Église qui place, à partir du milieu du XIème siècle, plus que jamais la personne même du Christ au centre du dogme et de la foi, faisant de la vie terrestre de Jésus le modèle de vie pour tout chrétien.
À cette même époque, du moins entre le XIème et le XIIIème siècle, le dogme de la présence réelle du corps du Christ dans l'eucharistie s'impose définitivement.
Et donc, se structure, se fixe, toute la théologie autour de l'incarnation.
Tout chrétien, qui est sauvé par le sacrifice du Dieu qui a pris chair et a souffert sur la croix, est invité à conformer sa propre vie aux souffrances du Christ.
Un puissant modèle de piété se dessine peu à peu, qui place la Passion du Christ en miroir des passions humaines.
Voilà un schéma assez nouveau dans son intensité qui va avoir un impact très important.
Dès lors, s'agissant des passions qui sauvent, il n'est plus question de mesure.
Si l'étalon, ce sont les passions, les souffrances, les émotions du Christ lui-même, il est beaucoup moins question de se retenir, au contraire.
Ce qui fait dire, par exemple, à Bernard de Clairvaux, au XIIème siècle : "La mesure de l'amour de Dieu, c'est de l'aimer sans mesure."
Les derniers siècles du Moyen Âge, du coup, seront peuplés de ces figures de mystiques, souvent des femmes, qui s'épuisent dans une dévotion passionnée au Christ souffrant, n'hésitant pas à mettre désormais leur corps à contribution.
On est bien loin de la gravité monastique et a fortiori de celle du haut Moyen Âge.
Plus largement, c'est l'Église toute entière qui part à la conquête des cœurs en incitant les prêtres à pratiquer ce que les textes parfois appellent "le sermon affectueux", à pratiquer une "prédication émotive".
Les effets cette pastorale des émotions ont été, déjà depuis longtemps, magistralement mis en lumière par Jean Delumeau dans son livre sur le péché et la peur.
Mais ce sont en réalité toutes les émotions qui sont disséquées par les prêtres, par les prédicateurs, éduquées.
Et d'ailleurs même, plus encore que la peur, les prêtres apprennent à leurs ouailles les bienfaits de la honte.
Il faut alors imaginer l'ampleur du défi que ça représente par rapport aux éléments structurants de la société du Moyen Âge, qui est une société où l'honneur est la valeur suprême.
Dans ce cadre-là, promouvoir la honte représente un véritable affront aux valeurs, voire aux sensibilités et en particulier aux sensibilités des populations laïques.
La célèbre fresque de Masaccio, que vous avez ici sous les yeux, en illustre assez merveilleusement les enjeux, en mettant en scène de façon subtile, et extrêmement perceptible pour les contemporains, le double visage de la honte tel qu'il est diffusé par l'Église.
Entre la honte corporelle, plus communément appelée la pudeur, incarnée ici par Ève qui, dans le discours des clercs, représente plutôt la part charnelle de l'humanité, et la honte morale, ici, qui est assumée par Adam.
Pour l'Église, la honte du péché est plus qu'une prise de conscience, elle est le début de la conversion.
La honte est la première émotion que le couple primordial chassé du paradis a ressentie.
Ça veut dire que, dans le récit ecclésiastique, la honte est le premier moment de la nouvelle humanité après la chute du péché originel.
C'est pourquoi avoir honte de ses fautes passées, c'est déjà craindre le déshonneur des péchés à venir.
La honte a cette double dimension : elle permet la rédemption et protège.
Elle agit, disent les auteurs, comme un bouclier de vertu face à la rechute.
L'Église, en demandant à tout un chacun de transgresser l'une des normes les plus impérieuses de la vie sociale, l'honneur, fonde en réalité un nouveau régime d'honneur, le sien propre.
Là, on voit également un rapport de force ou d'influence entre les valeurs notamment de l'aristocratie laïque et celles que l'Église essaye de promouvoir.
Cet enjeu montre bien un autre aspect des pratiques émotionnelles au Moyen Âge : leur diversité selon les milieux.
Une universitaire américaine, pionnière de l'histoire des émotions, qui s'appelle Barbara Rosenwein, a forgé cette notion assez explicite de communauté émotionnelle pour qualifier des groupes sociaux, que ce soit un ordre monastique, une cour princière, une élite urbaine, etc.
Des groupes sociaux qui, selon elle, fondent une partie de leur identité sociale sur la façon dont elles codifient les émotions, le fait d'en promouvoir certaines et d'en rejeter d'autres.
Elle montre, un exemple parmi des dizaines d'autres, comment les écrits produits dans l'entourage des rois mérovingiens Clotaire II et Dagobert, au VIIème siècle, dévalorisent pour un temps la légitimité politique de la colère, qui est pourtant le fait du prince.
Et même déclasse la figure maternelle afin de mieux s'inscrire en opposition avec la période de la fin du règne de la reine Brunehaut.
Un autre exemple du principe de communauté émotionnelle est évoqué dans cette peinture anonyme du tout début du XIVème siècle qui décorait à l'origine le tombeau d'un noble espagnol, Sancho Saiz de Carillo.
Le tombeau se trouvait dans un ermitage de la région de Burgos.
Les décorations sont aujourd'hui à Barcelone.
Il s'agit d'une fresque peinte sur parchemin collé ensuite sur des panneaux de bois.
On y voit deux groupes de personnages, il y a quatre panneaux en intégralité, je vous en ai sélectionnés deux, deux groupes de personnages manifestant ostensiblement leur deuil.
Concernant l'expression de l'émotion, on observe que si les hommes et les femmes ne se mélangent pas, ils expriment leur douleur de la même façon.
D'ailleurs, dans un mimétisme...
Le vêtement est identique, les gestes sont identiques, et à part la barbe, il y a très peu d'éléments caractéristiques qui permettent de sexuer l'un et l'autre groupe.
On constate même la présence d'un enfant dans le groupe des hommes.
Il y a bien une volonté de montrer que le groupe fait corps autour du mort, surtout l'expression du deuil qui montre la cohérence de la communauté autour du mort, l'expression du deuil, on s'en aperçoit d'emblée, est très codifiée.
Les participants se tirent les cheveux ou se masquent le visage.
Ces gestes renvoient à la culture des romans de chevalerie plutôt qu'à la culture ecclésiastique.
Dans la littérature épique, qui se veut un miroir des valeurs de l'aristocratie laïque, la mort du chevalier donne lieu à des manifestations très démonstratives du deuil.
Que l'on songe par exemple, et c'est l'extrait proposé en dessous, que l'on songe à ce texte bien connu du désespoir de Charlemagne dans la chanson de Roland, au moment où il découvre le cadavre de son neveu Roland, on a une mise en scène comparable à ce qui est représenté sur ces images.
À l'inverse, l'Église voit plutôt d'un mauvais œil ce type de manifestation qu'elle juge excessive, préférant une attitude de recueillement et d'espoir dans la résurrection.
Ces démonstrations publiques du deuil, en réalité, étaient un moyen pour la noblesse de manifester son unité et son pouvoir.
On le voit également à la même époque dans certaines cités italiennes, comme dans la ville d'Orvieto, où les statuts communaux interdisent les expressions trop ostentatoires lors des funérailles.
Ce genre d'interdiction avait une motivation politique.
À la fin du XIIIème siècle, la nouvelle classe dirigeante, dans toute une série de cités italiennes, notamment dans la partie septentrionale de l'Italie, une nouvelle classe dirigeante arrive au pouvoir.
Elle est en partie issue de l'élite bourgeoise ou de la petit noblesse, et elle essaye de juguler l'influence des vieux clans aristocratiques.
Pour cela, elle en interdit, ou en limite au moins, les exhibitions ostentatoires, que ce soit les démonstrations de richesse, par exemple à l'occasion des mariages, ou les manifestations collectives du deuil sur la voie publique.
En réponse, les factions, les clans aristocratiques, se servent de ces moments de démonstration émotionnelle ritualisée pour affirmer leur puissance.
Ainsi, un exemple précis, en 1288, nous savons que 129 hommes sont verbalisés sur la voie publique pour avoir participé à des lamentations publiques dans les rues d'Orvieto, à l'occasion de la mort d'un jeune noble, Lotto Morichelli.
On leur reproche de gémir bruyamment, de se tirer les cheveux, de s'arracher les poils de la barbe.
En se livrant à ces actes, disent les textes, ils se sont comportés comme des femmes, comme ces pleureuses publiques qui accompagnent parfois les cortèges funéraires.
On voit bien dans cet exemple que l'émotion manifestée n'est pas une sorte de débordement incontrôlé, mais bien précisément tout le contraire.
Cela dit, le plus intéressant est sans doute d'admettre que cette ritualisation n'empêche pas que l'émotion soit vraiment ressentie, voire que pour les contemporains, qui n'ont pas une perception seulement psychologique de l'émotion comme nous avons très fortement tendance à l'avoir, c'est précisément parce qu'elle exprime l'unité du groupe et sa solidarité que l'émotion est authentique, au sens où elle dit le vrai des valeurs qui sont ainsi manifestées.
La véracité de l'émotion, la qualité de ce qu'on qualifierait de ressenti, portent tout autant dans l'efficacité sociale du geste émotionnel que dans l'intériorité, si qualifiante pour nous au XIXème siècle.
On pourrait citer de nombreuses autres situations où l'expression de l'émotion répond à une logique sociale rationnelle et où la sincérité du ressenti est même exigée comme preuve de la légitimité des valeurs revendiquées.
On pourrait parler de la confession, par exemple.
La confession ne saurait être efficace.
Non seulement, il faut que le repenti manifeste sa contrition, mais en plus, que le prêtre s'assure que ce n'est pas un mime de l'émotion, mais qu'il y a une vraie douleur qui l'accompagne.
Ainsi, autre exemple dans un autre domaine, les rois, à en croire les chroniqueurs, pleurent souvent et abondamment.
Est-ce qu'ils pleurent en larmes ou en signes ?
Ce n'est peut-être pas ça le plus important.
Ce qui est sûr, c'est qu'ils envoient des codes comme quoi il y a des pleurs, des larmes.
Ils pleurent de rage quand l'autorité souveraine est bafouée, ils pleurent de joie quand la paix est rétablie, ils pleurent de tristesse quand les caisses du trésor sont vides.
Ils pleurent car, pour les contemporains, les larmes marquent la sincérité et prouvent l'amour que le prince porte à son peuple.
De la même façon, la honte est une émotion fréquemment convoquée dans les pratiques judiciaires, par exemple, car elle participe très concrètement, très efficacement, de la réparation de l'offense.
Elle peut même être un moyen d'exercer la justice sans verser le sang, comme c'est le cas pour la pratique bien connue de l'amende honorable.
On le voit par exemple dans ce célèbre épisode connu de tous, qui fait partie des vignettes de ce qui est enseigné dans les écoles, cet épisode des bourgeois de Calais, en 1347.
C'est bien parce que les six bourgeois acceptent de subir l'humiliation, se présentant en habit de pénitent, la corde au cou, que le roi d'Angleterre, Édouard III, finit par ravaler sa colère.
Certains chroniqueurs, notamment Froissart qui en a produit le récit qui va le plus marquer la tradition historiographique, offrent un récit particulièrement émotif de l'épisode.
Chez Froissart, tout le monde pleure pour cet évènement.
Les habitants de Calais pleurent, les hommes d'armes pleurent, la reine Philippa, épouse d'Édouard, pleure, implorant d'épargner les bourgeois et même, dit-il, les chevaliers anglais demandent grâce.
C'est dire !
À l'opposé, le roi fulmine, veut faire exécuter les six hommes et ne cède que lorsque sa femme le supplie.
Et encore, il cède parce qu'elle est fortement enceinte et que ça l'embêterait qu'il lui arrive quelque chose.
Or, nous savons que le récit de Froissart, en réalité, réécrit le texte d'un chroniqueur, contemporain des évènements lui, un chroniqueur belge qui s'appelle Jean le Bel, un récit qui est nettement plus sobre que celui de Froissart.
En réalité, tout ce qui se passe dans cette scène répond à une ritualisation bien connue, celle de la reddition d'une ville vaincue.
Ce qui est mis en scène, c'est la fin d'un siège, où l'acte de soumission, manifesté par l'humiliation publique des représentants de la cité, est la garantie que les habitants seront épargnés.
Froissart, bien sûr, sait cela.
Il sait que l'émotion de la honte est ritualisée dans un spectacle politique, mais il sait également que l'efficacité du rite exige une performance publique de l'émotion, et donc que les deux fonctionnent main dans la main et sont tout aussi importants.
Même si c'est un rite, il convient que tous les signes de la sincérité de l'émotion soient manifestés.
C'est pourquoi il en rajoute, de façon aussi dans son intention, qui est en faveur du camp français, de mettre en défaut le roi d'Angleterre qui cède trop facilement à sa colère d'homme.
Alors qu'en bon prince, il devrait au contraire manifester de la mansuétude devant l'amende honorable des Calaisiens.
Puisque selon le déroulé classique, bien connu, de ce genre de rituel, c'est précisément parce que la négociation en amont a déjà convenu que la population serait épargnée, que cette mise en scène est orchestrée.
Ce n'est pas le moment de la médiation, le moment de l'amende honorable, c'est le moment de la réparation et de la soumission.
Donc bien sûr, Froissart, montrant un roi qui est prêt jusqu'au dernier moment à transgresser les règles de la bonne politique et diplomatie internationale, en profite pour critiquer le comportement du roi d'Angleterre.
On a donc, une fois de plus dans ce récit, toute la complexité de l'usage médiéval des émotions, qui mêle ritualisation et gage d'authenticité.
Tout cela étant de surcroît codifié par la rhétorique des auteurs qui en rendent compte et qui savent eux-mêmes, car ils ont appris la rhétorique, que la passion est un des éléments pour emporter l'adhésion du lecteur ou de l'auditoire.
En disant cela, je pose aussi une limite de plus à l'enquête de l'historien.
Ces sources, textes et images, ne lui laissent voir le plus souvent que les croyances et pratiques de l'élite.
Par définition, les masses illettrées n'écrivent pas et nous n'avons donc aucun accès direct à leur témoignage, en tout cas par les supports classiques de l'histoire.
Et c'est là que le dialogue entre l'histoire et l'archéologie est particulièrement précieux, car il permet d'ouvrir d'autres pistes.
Malgré tout, pour l'historien, quelques fenêtres peuvent être entrouvertes.
C'est le cas, par exemple, dans les sources judiciaires, où sont parfois retranscrites les paroles des gens du commun.
On constate alors que le recours à l'émotion, chez les artisans ou les ouvriers, répond aux mêmes critères que parmi l'élite.
La valeur de l'honneur, par exemple, y est tout aussi centrale.
Défendre son honneur exige qu'on se mette en colère et qu'on déclare sa haine contre son accusateur.
Quelqu'un qui est accusé dans un procès au Moyen Âge, et qui reste placide alors que sa réputation est mise en cause, est déjà soupçonné d'être coupable.
Donc, il y a presque une nécessité à manifester sa colère, quitte à insulter son entourage et à recueillir des amendes pour cela.
C'est au contraire un gage de sa bonne foi.
Mais le plus souvent dans les sources, notamment les sources narratives, les émotions de ceux que les auteurs appellent "les simples gens", les gens illettrés, apparaissent largement incarnées par la foule, elles sont rarement individualisées.
C'est la liesse à l'occasion de l'entrée d'un prince dans une ville, l'enthousiasme religieux lors des prédications ou des croisades, la peur quand arrive l'armée ennemie ou une épidémie.
Qu'elles expriment un moment de communion entre le peuple et ses dirigeants ou qu'elles portent la révolte, les émotions du peuple sont le plus souvent rendues par l'élite comme des manifestations spontanées, infantiles, voire animales lorsqu'il s'agit de révolte.
Il y aurait alors beaucoup à dire sur cette façon de concevoir la foule comme un organisme en transe.
Et là, on rejoint certains stéréotypes assez récents de l'irrationalité des émotions et on construit à partir du Moyen Âge, quelque chose qui me semble très intéressant : la grande difficulté pour l'élite de penser la foule autrement que comme un vecteur d'émotions.
Tout se passe comme si l'identité de la foule passait par l'émotion, et que sans émotion, à savoir avec seulement de la raison, la foule n'existe pas.
Évidemment, on est là dans un cercle.
Les foules, de ce côté-là, sont nécessairement irrationnelles, spontanées, infantiles, et donc rapidement dangereuses.
Parfois, les sources trahissent cependant.
Voulant montrer la foule en furie, elles laissent voir combien la colère du peuple pouvait être, elle aussi, maîtrisée, ritualisée.
L'historien Vincent Challet, par exemple, s'est intéressé aux révoltes urbaines en Languedoc, à la fin du XIVème siècle, à travers les sources judiciaires qui, pour ce qui est de l'écrit, font partie de ces rares sources, à l'époque, où transparaît un peu plus la parole des gens ordinaires.
Il montre bien que ces accès de colère contre le seigneur ou les magistrats, malgré leur apparente spontanéité, suivaient un protocole précis.
Il y a une forme de ritualisation de l'émeute qui procède par inversion des cérémonies de liesse, elles aussi codifiées, lors des entrées royales où l'on sonne les cloches, et où le peuple est appelé à acclamer le prince au cri de "Vive le roi" ou encore "Miséricorde".
Quand la révolte éclate, ce sont les maîtres des guildes, c'est-à-dire les représentants des corporations de métiers, les maîtres des guildes font sonner le tocsin afin d'appeler les habitants à se rassembler en armes devant les demeures des consuls.
Et surtout, constate-t-il, d'une ville à l'autre, ce sont les mêmes slogans, les mêmes cris qui sont proférés, à Toulouse en 1357, à Clermont-L'Hérault en 1379, à Béziers en 1381 : "Mueyron, mueyron los traidors !", "À mort, à mort les traîtres !", avec parfois, constate-t-il, cette petite variante : "À mort les voleurs !"
Ici aussi, le cri de colère, la clameur, le mouvement de la foule, ne sont pas des débordements émotionnels incontrôlés, mais une forme de ritualisation de la contestation adaptée à l'espace urbain et aux milieux des corporations de métiers.
Ces milieux inversent les codes des scènes de liesse, signifiant par là la rupture d'unité entre le peuple et ses dirigeants, et cherchant également à fonder une nouvelle unité des contestataires.
Il ne s'agit ni plus ni moins que d'une démonstration de force politique.
On le voit, Michelet et Huizinga avaient bien raison, entre le XIXème et le début du XXème siècle, d'insister sur la force des émotions au Moyen Âge.
On est frappés par leur omniprésence dans la vie quotidienne.
Peut-être est-ce cela qui est le plus déroutant pour nous aujourd'hui.
On perçoit des lignes de force dans la façon dont elles sont codifiées, quelle valeur on leur attribue, ce qu'elles signifient et comment elles agissent, mais on constate aussi l'infinie diversité de sens et d'usages, et donc aussi les possibles malentendus de la communication émotionnelle.
Ne pas croire que tout est parfaitement structuré et qu'il n'y a pas de jeux, bien sûr, au contraire.
C'est même à partir de là que ça devient intéressant pour l'historien, c'est lorsque fonctionnent les jeux, lorsqu'on observe des ruptures, lorsque, par différence de classe sociale, de milieu ou de situation, la machine se grippe et que pleinement le langage émotionnel fonctionne.
On peut comprendre que cette présence envahissante ait pu dérouter les historiens du XIXème et du début du XXème siècle, qui vivaient dans une société plutôt répressive sur le plan émotionnel, où les émotions n'avaient pas de légitimité dans l'espace public ou, à l'inverse, servaient à galvaniser les masses jusqu'au fanatisme.
Aujourd'hui, le détour par le Moyen Âge, cet effort de compréhension pour rendre plus familiers les affects, au premier abord si étranges, des femmes et des hommes du passé, est peut-être aussi une invitation à questionner la place que nous réservons dans nos sociétés à cette part de notre humanité, faite d'ombre et de lumière, qui nous fascine autant qu'elle semble nous effrayer.
Je vous remercie.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Bonsoir, je vous remercie également d'être très nombreux ce soir, et après ce magistral exposé, moi, je vais vous inviter à compulser les archives du sol, puisque je suis archéo-anthropologue à l'Inrap.
Ce métier, pour certains, doit évoquer les feuilletons télé : Bones, NCIS...
Presque !
Pas complètement, mais presque.
C'est une discipline qui permet, à partir de la matière osseuse humaine, de restituer une partie de l'identité des individus trouvés au hasard des fouilles en archéologie préventive.
Sabine m'a demandé si à partir de l'approche funéraire que je pouvais avoir, je pouvais traduire des émotions au Moyen Âge.
On a pensé à la souffrance physique, qui aurait pu être le sujet d'un exposé en présentant des pathologies osseuses traumatisantes, invalidantes.
On a pensé à l'inclusion ou l'exclusion des personnes handicapées.
Et en songeant à un site que j'ai récemment fouillé, je me suis dit que j'allais parler du deuil, et d'un deuil spécial qui est celui que les parents éprouvent à la mort injuste et prématurée d'un enfant en bas âge, et notamment à la naissance ou in utero.
Je vais donc vous parler d'un rituel particulier, spécifique au Moyen Âge, qu'on a pu traduire grâce à une fouille bien particulière.
Je vais vous inviter à m'accompagner dans tout le travail d'archéologie et de consultation des archives du sol fait il y a 10 ans en Seine-et-Marne.
Tout d'abord, archéo-anthropologue, c'est un métier passionnant qui fait voyager à travers le temps et rencontrer les gens, puisqu'on est en prise directe avec leur sépulture.
On peut avoir une approche biologique, la matière osseuse est très bavarde, approche qui permet de définir le sexe avec les os du bassin, puisque la seule différence entre un squelette de femme et d'homme, c'est que celui de la femme est prédisposé à porter des bébés, sinon, ils sont identiques.
On peut estimer l'âge au décès en étudiant les structures crâniennes.
On peut étudier tous les caractères morphologiques, stature, robustesse, les pathologies, si elles ont laissé des traces sur la matière osseuse, fractures : oui, migraines, rhumes de cerveau : non.
On peut observer des traces de carence alimentaire, des traces lisibles sur le squelette en pleine croissance, des arrêts de croissance liés à des carences alimentaires.
Le squelette s'arrête de grandir, et avec des radios, on peut observer un état sanitaire d'adulte.
On peut observer des liens de parenté, on a tout sur un squelette, des petits trous, des pics osseux, qui ne sont pas traumatiques ou pathologiques mais qui peuvent être génétiques.
Travailler sur un cimetière médiéval nous permet de savoir qu'on a des regroupements familiaux, mais sur la préhistoire ou la protohistoire, on ne connaît pas les règles unissant les gens entre eux.
Vivent-ils en famille, en couple ?
Était-on polygames à l'âge du bronze ?
Regarder dans leurs cimetières pour retrouver ces liens de parenté au-delà des travaux avec l'ADN est tout à fait passionnant.
Et au-delà de ces composantes biologiques, on a une approche culturelle puisque toutes les inhumations sont faites par les contemporains de ce défunt.
Et donc, avec les gestes déployés, les objets déposés, l'orientation, l'agencement d'un corps, ses membres supérieurs, inférieurs on peut avoir accès à la pensée des contemporains.
Dès lors, l'idée de ce soir était de passer à ce travail de la matière osseuse, un peu confiné en laboratoire, avec des instruments pour mesurer des crânes et ossements, et vous montrer comment, du terrain jusqu'au laboratoire, on peut avoir accès à la pensée, donc à ces émotions et à ce deuil périnatal, pour vous montrer que c'est quelque chose d'universel, ici focalisé sur le Moyen Âge, mais qui puise ses sources au plus loin de la protohistoire.
De tout temps, et l'archéologie le montre à mesure des fouilles, les tout-petits, ceux qui ne sont pas agrégés à la communauté des vivants, bénéficient d'un traitement très particulier.
Lorsqu'ils ne sont pas intégrés au cimetière communautaire, on les retrouve dans la maison.
Le rite de passage qui aurait donné une place au sein du groupe fait qu'ils ne vont pas au cimetière et restent près du foyer.
À l'époque gallo-romaine, il y a un rituel particulier, les tout-petits ne sont pas incinérés, on les enterre dans une amphore.
On veut y voir la représentation du placenta, de l'utérus.
Ils ne sont pas enterrés dans les cimetières, mais à des carrefours, à des endroits de passage.
Ce sont des rituels qui ne sont pas infamants, qui ne sont pas des injures, mais qui nous montrent, au fil de l'histoire, qu'il y a une ritualisation constante de la mort prématurée.
Mort prématurée qui est colossale notamment avant l'invention du vaccin.
Pour vous donner un exemple, le vaccin date du XVIIIème siècle à peu près, Jenner l'a inventé, toutes les populations dites "pré-jennériennes" connaissent une surmortalité infantile cataclysmique.
On estime qu'environ 1 enfant sur 4 mourrait à la naissance, imaginez les affres des accouchements, des conditions sanitaires, etc.
Grosso modo, un peu plus meurent avant 4 ans, pareil, les affres du sevrage.
Un enfant allaité est protégé, et dès qu'arrive un frère ou une sœur, il se trouve confronté à des bouillies de céréales de meules remplies de grains de silice, etc.
Le choc est rude, et très souvent le sevrage est un âge où les enfants meurent en grand nombre.
On estime que du sevrage, avec tous les accidents de la petite enfance, les chutes, les enfants qui s'approchent trop des foyers, etc., on a des textes racontant des morts atroces d'enfants sans surveillance, un autre quart décède avant 10 ans.
Donc, même si une femme commence très tôt à enfanter, le taux de mortalité est colossal jusqu'au XVIIIème siècle.
Et donc, passer de ces morts qui semblent être le quotidien...
Les historiens ont très longtemps dit qu'on s'était habitués, que si on perdait un enfant, on en ferait un autre l'année suivante.
On s'aperçoit que c'est toujours un drame, quelles que soient la période et les structures familiales, c'est toujours un drame de perdre un enfant en bas âge, c'est la mort la plus injuste qui soit, la perte d'une espérance.
Et je voulais vous montrer comment, avec l'archéologie funéraire, on peut essayer de restituer l'expression de ce chagrin.
Je vous invite en Seine-et-Marne, à quelques kilomètres de Vaux-le-Vicomte.
C'est un charmant petit château médiéval situé à Blandy-les-Tours, qui appartient au département et qui, de façon classique, alors qu'il devait voir l'intérieur des remparts bénéficier de travaux "Monument historique", a bénéficié d'une fouille préalable à l'emplacement des bâtiments qui avaient un impact sur le sous-sol.
On connaissait bien l'histoire de ce château de la fin du XIIème siècle.
Vous voyez qu'à gauche on devine une église, l'église paroissiale du petit village, mais très peu d'investigations avaient été faites à l'intérieur du château.
Ici, vous avez la fouille qui commence dans la cour castrale.
On est strictement limités par le dessin des bâtiments, il est impossible d'outrepasser, on est donc soumis aux aléas des découvertes.
Et nous tombons sur un bâtiment bien spécifique que les spécialistes reconnaissent tout de suite, il s'agissait d'une église, préalable à la construction du château.
Une église anonyme, inconnue dans les textes, donc pas de titulature, dont on a trouvé la quasi totalité du chevet, bien définie, avec des contreforts dans les angles, une nef qu'on n'a pas dégagée dans sa totalité parce que nous étions contraints par un impact du sous-sol, des traces d'autel, de l'enduit peint...
Un schéma classique d'une église avec des arêtes de poisson, typique d'une construction de l'an 1000.
Église qui n'a aucun rapport direct avec ce château, une église préalable au château.
Elle n'apparaît pas dans les archives, on ne la connaît pas, on est confrontés à la seule connaissance du lieu qu'on peut avoir par l'archéologie.
Trouver une église nous a permis de travailler sur le village, de retrouver d'anciennes fouilles faites au XIXème, etc., et de s'apercevoir qu'entre l'église à l'extérieur du château, que j'ai montrée précédemment, et cette église, qui est fictivement à l'intérieure du château, s'était développé un vaste cimetière, classique, avec des sépultures du haut Moyen Âge, orientées, classiques, du mobilier métallique, des plaque-boucles, de l'armement, quelque chose de tout à fait classique.
Quand on replace en perspective la totalité des fouilles, des indices archéologiques trouvés sur ce petit village, vous voyez le tracé du château, classique, avec ses tours, l'église du village, dédiée à saint Maurice, qui est une titulature très ancienne, et vous avez, en fonction des travaux de voirie, des travaux de restauration des trottoirs, du château, des fouilles faites à proximité des tours, etc., on a pu mettre en perspective qu'il y avait un groupe paroissial.
C'est souvent un jumelage de deux églises, l'une avec une titulature ancienne, "Martin", "Étienne", ici "Maurice", vraisemblablement, la jumelle est dédiée à la Vierge.
Là, on ne peut pas l'affirmer, aucune trace ne permet de l'indiquer.
Et une fois débarrassés du château, on a un groupe paroissial classique, une église saint Maurice et notre fameuse église anonyme dispersées de part et d'autre d'un vaste cimetière, ce qui est un équipement liturgique et religieux tout à fait classique.
La particularité de l'église anonyme, c'est que la fouille de son chevet, loin de nous donner la population classique que l'on retrouve dans ce type d'inhumation, à savoir, les enfants au droit fil des murs.
On dit que l'eau tombant des gouttières était une forme de baptême universel, et on y mettait donc les tout-petits, et en s'éloignant on a les plus grands, les adultes, de façon classique.
Schéma de fouilles que l'on attendait, pensant à un système paroissial classique.
Sauf que cette église nous a livré une population tout à fait atypique, uniquement composée de fœtus, d'enfants nés autour du terme, avant ou après 40 semaines, et les plus grands, les plus âgés ont 18 mois.
Rien d'autre, pas un enfant plus âgé, et pas un adulte.
Donc, un recrutement très spécifique qui nous a alerté, puisqu'on était vraiment dans un cadre avec une sélection très particulière, et tout de suite, nos premières études se sont orientées vers une pratique bien particulière que l'on connaît au Moyen Âge, notamment à partir du XIIIème siècle, qui apparaît dans les registres paroissiaux et qui s'appelle le "répit".
De façon indubitable, car nous avons pu faire des tests à droite à gauche, la population de Blandy-les-Tours n'excède pas 18 mois, et nous avons un tiers de fœtus, ce qui est tout à fait anormal.
En règle général, les enfants, qui plus est les tout-petits, ont un endroit précis dans le cimetière, surtout s'ils ne sont pas baptisés.
S'ils sont baptisés, ils sont avec leur famille.
Vous allez voir que c'est un drame de mourir sans être baptisé.
Il y a des carrés, des lieux réservés, qui le plus souvent ont disparu.
Un cimetière, une église, aujourd'hui, est soumise à des travaux perpétuels, des enterrements qui continuent...
Les sépultures de tout-petits sont très superficielles, elles ne demandent pas un creusement profond, et, n'en déplaise à la légende, l'os est très solide.
Donc quand on ne les retrouve pas, c'est qu'ils sont inhumés ailleurs.
Au Moyen Âge, il y a toute une série d'églises dédiées à l'enterrement des tout-petits qui n'ont pas été baptisés.
Et probablement, au vu de cette fouille très atypique et compliquée, on a pu en déduire que nous avions une église qui datait d'avant le XIIème siècle, puisque le château date de ce siècle.
On est à côté de Melun, il appartient au Vicomte de Melun.
Et il est vraisemblable que l'on a un rituel de répit ancré dans le temps de façon très ancienne, aucun texte, les textes autour de l'an 1000 sont très rares.
Donc, ce n'est que l'archéologie, les datations radiocarbone, l'étude des stratigraphies, la consultation d'historiens, qui nous ont permis de vous restituer ce rituel particulier.
La fouille est compliquée, parce que fouiller des tout-petits, ça nécessite une méthodologie particulière.
On ne peut pas travailler avec des outils trop grands, on travaille avec des outils de dentiste, des micro-aspirateurs.
Un fémur de nouveau-né, à terme ça mesure 4cm et demi.
Le fémur étant l'os le plus long du squelette, je vous laisse imaginer la taille des vertèbres, des mains et des pieds.
C'est vraiment une opération très particulière qui a été conduite, très minutieuse, mais le site le méritait.
On a mis les moyens nécessaires pour fouiller ce cimetière particulier.
Vous voyez que dans l'emprise qui nous était autorisée, nous avons pu mettre au jour à peu près 72 sépultures pour la première série de fouilles.
Ce sont des enfants qui sont âgés de 24 à 26 semaines in utero à 30 mois : 18 mois, 2 ans, 2 ans et demi, voilà.
Grande perplexité pour l'anthropologue parce qu'il n'a pas de table de mesure pour travailler sur les fœtus.
On ne sait pas, avec la taille des ossements de fœtus, restituer un âge au décès in utero.
Il existe bien des tables qui nous permettent d'avoir accès à l'âge au décès des tout-petits, sauf que, et c'est là les limites de cette discipline anthropologique qui a souvent été galvaudée, mal utilisée et instrumentalisée, ce sont des mesures faites par des médecins nazis.
Vous imaginez bien que d'une façon éthique, déontologique, morale, à n'importe quel prix, aucun de nous ne mettrait en bibliographie des horreurs, si scientifiques soient-elles, qui aient été faites dans les camps de concentration.
À l'heure actuelle, quand on travaille sur des fœtus, on doit se mettre en rapport avec des échographes qui nous donnent les mesures précises.
Mais ils travaillent sur un périmètre crânien, vous imaginez bien que le périmètre crânien des nouveaux-nés et des fœtus ne peut pas être restitué.
Ils travaillent sur des périmètres abdominaux, même problème, et heureusement, sur les longueurs fémorales et humérales.
Donc, on a pu avoir des âges au décès très précis, notamment pour les fœtus, et 24 semaines, ce sont des fœtus qui sont issus de fausses couches, d'avortements, et qui bien évidemment n'ont pas été baptisés.
Donc, c'est une fouille qui était très particulière, je ne vous le cache pas.
Donc, vous voyez, des âges...
Des ossements qui sont en bon état, des âges différents, mais on est vraiment autour du terme.
Voici le travail de restitution fait par les collègues archéologues.
Indépendamment de travailler sur l'âge au décès, on travaille également sur le mode de dépôt : était-il en linceul, avait-il un cercueil ?
Vous voyez sur la gauche un squelette qui est complètement désarticulé, les contentions se sont libérées, on a sûrement un enterrement en cercueil, le petit squelette a eu de la place au moment de la décomposition, alors que celui du milieu paraît plus contraint, il a été vraisemblablement enserré par un textile dont les effets de contention ont laissé des traces sur le squelette.
On est toujours dans la composante biologique, trouver un âge, et voir tous les gestes déployés à l'enterrement par ses contemporains.
Impossible d'estimer l'âge au décès, les os du bassin n'étant pas assez fermés...
Pardon, je dis une sottise : impossible de déduire le sexe.
En revanche, l'âge est très précis, puisqu'on fait des mesures sur les os longs.
Ici, vous avez les âges au décès, avec un pic entre 0 et 6 semaines, où on a toutes les mortalités liées à l'accouchement.
Pour rappel, on est en Seine-et-Marne, dans la campagne profonde, autour de l'an 1000.
Vous vous doutez que l'obstétrique est défaillante, que les conditions d'hygiène sont très limitées et qu'à l'accouchement, il était très fréquent qu'un enfant décède et que la mère décède aussi.
Le drame, c'est toujours un drame pour des parents qui perdent un enfant en bas âge, et le drame qui s'ajoute au Moyen Âge, c'est que l'enfant non baptisé va directement en enfer.
En effet, il ne peut pas accéder au paradis, n'étant pas baptisé, et il va donc en enfer, ce qui est une injustice absolue, comme en témoignent les textes postérieurs au XIIIème siècle, c'est une injustice absolue car il n'y a pas encore eu de péché.
Donc, au Moyen Âge, la seule consolation que les parents pouvaient accorder à leur enfant était de lui offrir le paradis.
Comment le faire sans avoir baptisé l'enfant ?
C'est là que se met en place tout un subterfuge, qui va traduire cette souffrance qu'est la mort prématurée d'un enfant, c'est le miracle du répit.
Au Moyen Âge, on va inventer pour se consoler, pour essayer de trouver un pis-aller, l'idée qu'en amenant un enfant dans ces fameux sanctuaires, dans ces fameuses églises où on peut attendre un répit.
En déposant l'enfant sur l'autel en priant, comme sur l'illustration, les parents, souvent les parrains, un répit arriverait, Dieu donnerait un souffle de vie de quelques secondes qui permettrait de baptiser l'enfant, auquel on offrait le paradis.
Ça marchait à tous les coups.
La puissance divine était absolue, ça marchait à tous les coups.
Sauf que, de façon plus prosaïque, beaucoup plus ostéologique, lorsqu'on dépose un petit corps sur une surface plane, au bout de 24 heures, les contentions articulaires des épaules lâchent et le corps s'affaisse, donnant l'impression qu'un souffle sort des poumons.
C'est ce que disent les registres paroissiaux, comme retranscrit ici.
"Ce jour, on nous a amené tel enfant décédé, les parents, parrains, marraines sont entrés en prière, et au bout de tant d'heures, le souffle divin a institué l'enfant qui a pu être baptisé et enterré en terre sainte."
Les textes des registres paroissiaux nous parlent souvent de teints rosis, de souffles nouveaux, donc le souffle divin, évidemment.
Alors, la médecine légale va forcément entrer en conflit avec le souffle divin.
Sauf que ça permettait à des parents endeuillés d'être soulagés, de baptiser un enfant in extremis, et de pouvoir l'enterrer en terre sacrée.
À l'époque, autour de l'an 1000, les baptêmes ne sont pas administrés à la naissance, cela viendra bien plus tard.
On administre le baptême lors des fêtes, Pâques, la Pentecôte, nombreux sont les enfants qui meurent avant que ne s'instaure le baptême du premier jour, pour éviter qu'il y ait trop d'enfants qui meurent sans être baptisés.
Je vous ai amené des exemples de registres paroissiaux qui viennent d'un sanctuaire à répit qu'on connaît bien, identifié comme tel, à Provins, dans l'église Saint-Ayoul qui est dédiée à sainte Marguerite, patronne des accoucheuses, il y a donc une logique.
Ce sanctuaire est connu.
Au Moyen Âge et à l'époque moderne, on amenait les enfants de toute la région, en faisant parfois 50km à pied.
Les parents s'investissaient dans cette aventure du répit pour que sainte Marguerite et le souffle divin leur permettent d'enterrer leur enfant en terre sainte.
Vous le voyez, compulser les registres paroissiaux nous permet de savoir qu'on a amené un enfant décédé entre 3 et 4 heures après son baptême.
Et donc...
Fort de cette tradition qui prenait de l'ampleur, l'Église n'a jamais statué sur ce rituel.
Elle a toujours été complaisante, un curé était toujours présent.
Ça s'est fait à la marge.
De temps en temps, un pape s'opposait, mais ça continuait à être sous-jacent dans les paroisses où on pratiquait le répit.
Et vous imaginez le nombre de répits pratiqués, au regard de la mortalité infantile dont j'ai parlé tout à l'heure.
Jusqu'au XIIème siècle, on a procédé de telle sorte parce qu'il fallait éviter que les enfants aillent en enfer.
Et au XIIème siècle, on a inventé quelque chose de fabuleux, les autorités ecclésiastiques ont inventé les limbes, cet endroit très resserré entre le paradis et les enfers, où sont accueillis les enfants non baptisés.
C'est-à-dire qu'on a statué de façon docte et liturgique, en disant qu'il n'était pas normal que les enfants aillent en enfer, on ne pouvait pas leur accorder le paradis, on leur accordait un entre-deux : le limbe des enfants, le "limbus puerorum".
Et ces limbes ont permis à toutes ces âmes errantes mais enfermées d'attendre, dans un endroit bien spécifique du paradis, le jour du Jugement dernier, où chacun serait ressuscité et retrouverait sa place comme il convient.
À Blandy-les-Tours, c'est un site assez exceptionnel parce que la construction du château est venue fossiliser ce rituel dont on n'avait pas connaissance, et nous a permis d'avoir une sorte de polaroid sur un geste qui a duré deux siècles.
Par ailleurs, en archéologie, on trouve rarement en fouilles des sanctuaires à répit, on les connaît par les textes.
Vous imaginez bien qu'une église encore en usage à l'heure actuelle, depuis le XIème, XIIème siècle, a vu ses abords, les différents cimetières, leurs rotations, revenir bousculer les enterrements originels, etc.
Trouver une église spécifiquement dédiée et son cimetière adossé est assez rare.
Là, on a simplement les aléas de la vie d'un endroit oblitéré au XIIème siècle qui nous ont permis d'avoir accès à ce probable rituel de façon très précoce, puisque les historiens avec lesquels nous avons travaillé, nous on dit que pouvoir attester ce geste autour de l'an 1000 était assez exceptionnel, sachant qu'ils s'y attendaient.
On manquait de documentation écrite, on n'en avait pas d'archéologique, ils s'y attendaient.
On sait que le miracle du répit, sans qu'un lieu spécifique lui soit accolé, existe dans les textes.
On parlait de saint Augustin, il raconte comment, à Hippone, un enfant avait été ressuscité au lendemain de son décès.
Les textes le mentionnent très souvent, forcément, on est en quête de baptêmes, mais de lieux bien définis, ils restent rares en archéologie.
Il est vraisemblable que l'origine du répit, en tant que lieu d'inhumation des tout-petits, puisse trouver racine autour des baptistères.
Il est probable que si l'on fouillait les baptistères que l'on connaît d'époque mérovingienne, on pourrait trouver autour une partie de contexte funéraire spécifiquement dédié aux tout-petits.
Toujours est-il, qu'avoir pu démontrer qu'à Blandy-les-Tours on avait quelque chose de très précoce, qui est peut-être le début d'une longue histoire, c'était un maillon de plus qui remontait dans le temps cette pratique, qui est quand même l'expression d'une souffrance assez universelle.
Puisque tous les tableaux du Moyen Âge, de l'époque moderne, des Hollandais, des Français, vont nous montrer...
À chaque fois qu'ils essayent de mettre en image le paradis, vous verrez toujours dans un petit coin, souvent à gauche, un endroit pour les âmes des enfants décédés, l'endroit où se trouvent les limbes, et qui attendent le Jugement dernier.
C'est une espèce d'angoisse populaire qui est ainsi restituée, mais c'est une angoisse qui est toujours d'actualité.
Imaginez que les limbes ont été définitivement abolies en 2007.
Il a fallu un décret papal pour que les limbes soient définitivement rayés de la géographie de l'au-delà, entre les enfers et le paradis, et pour que tous les enfants qui, à l'heure actuelle, sont décédés sans baptême aient accès au paradis.
Donc, vous voyez que ces préoccupations, ces souffrances, que l'on imagine antiques, archaïques, médiévales, sont toujours d'actualité, puisqu'à Rome, on a statué sur s'il fallait en finir avec les limbes ou pas, et ce que l'on faisait des petites âmes non baptisées.
C'est intéressant de voir cette longue continuité de geste, de pensée, et de toute façon, perdre un enfant est toujours terrifiant, les parents trouvent tous les subterfuges possibles pour y pallier.
Imaginez que pendant très longtemps au XXème siècle, un enfant décédé à la naissance était considéré comme du déchet chirurgical, médical.
Il n'avait ni sépulture, ni nom.
On a tous en mémoire des faits divers où des parents se battent pour qu'un enfant décédé prématurément puisse avoir accès au livret de famille, qu'on puisse lui donner un nom, une sépulture.
Toutes ces préoccupations très contemporaines...
Je trouvais intéressant de montrer que cette souffrance de l'injustice s'exprimait aussi au Moyen Âge, et sûrement dans des périodes plus reculées.
Le deuil d'une personne âgée est un chagrin, mais c'est normal, le deuil d'un enfant ne l'est jamais.
Donc, de l'âge du bronze à l'âge du fer, au Moyen Âge, avec ce système de répit, et à notre époque contemporaine, la souffrance est égale.
Elle s'exprime différemment, la mortalité est moindre, on a moins besoin de subterfuges, mais je trouvais intéressant de faire ce va-et-vient, entre nos préoccupations contemporaines et ce Moyen Âge, qu'on a tendance à trouver blasé par rapport à la mort.
On imagine que la mort fait tellement partie du quotidien, ce qui est vrai, on s'y habitue, mais on trouve toujours des moyens, des subterfuges, pour pallier la souffrance qu'elle peut entraîner.
C'est aussi notre rôle d'archéo-anthropologue, d'avoir un regard scientifique et désincarné sur la matière osseuse, mais d'avoir aussi accès à la pensée, au geste, et de se dire que, tout ou partie, le monde des morts est le reflet du monde des vivants, que le regard qu'on a sur ces personnes du temps passé nous renvoie un éclairage intéressant sur nos préoccupations contemporaines.
Voilà, je vous remercie.
Modératrice.
-Donc je tiens un micro.
Il faut lever la main plus haut.
Auditrice 1.
-Bonjour.
Je suis là.
Mais je suis une voix anonyme, c'est pas grave, je suis dans les limbes, du côté gauche.
En fait, c'est un petit peu...
Je ne suis peut-être pas la bonne personne pour commencer les questions.
Ma question c'est de savoir si les animaux ont bénéficié de ce genre ritualisation ou pas.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-On trouve des tombes d'animaux au Moyen Âge, de chiens, de chevaux.
Childéric a été enterré avec tous ses animaux.
Il y a une ritualisation.
Il y a des gestes déployés, des mises en scène.
À toutes les époques, on a associé dans la tombe des animaux de compagnie, bien sûr.
À l'époque gallo-romaine, on enterre beaucoup les chiens.
Au Moyen Âge, j'ai souvenir de chiens, de chevaux, de cochons.
Compliqué !
Chien, cheval, ça va pour expliquer la présence au sein d'un cimetière paroissial.
Cochon, plus difficile.
Donc, évidemment les animaux...
Et je ne vous parle pas des Égyptiens et des momies de chat à Saqqara.
Oui, l'animal bénéficie de pratiques particulières et accompagne très souvent l'humain dans la tombe ou dans le lieu...
Les Gaulois pratiquent un rituel où ils associent humains et animaux dans des silos pour nourrir les forces...
Les forces chthoniennes dans un rituel lié aux semailles et aux moissons.
On trouve souvent des chevaux, des bovins, des cochons, au même niveau d'offrande que les humains.
Oui, les animaux sont très présents en archéologie funéraire.
Auditrice 2.
-Merci.
Ma question c'était : Aujourd'hui, on parle parfois d'hypersensibilité, ou alors, il y a cette idée qu'on se concentre beaucoup sur tout ce qui est trauma, on parle de syndromes post-traumatiques, des personnes qui doivent faire toute la période de deuil.
On s'intéresse beaucoup au fonctionnement de ces choses.
Est-ce qu'on adresse...
On ne devait pas appeler ça un syndrome post-traumatique, mais est-ce qu'on adresse les personnes qui vivent une longue période de souffrance après un choc, ou est-ce que l'émotion est quelque chose de très instantané, et on attend d'elles qu'elles refonctionnent dans la vie de tous les jours ?
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Avec l'archéologie funéraire, c'est difficile de vous répondre.
Toutefois, j'ai quelques exemples.
Quelqu'un qui subit un acte chirurgical très impactant, qui va devoir être immobilisé longtemps, on prend soin de lui.
On a très tôt conscience qu'il faut que son moral aille de pair avec le soin chirurgical qu'on peut lui apporter.
Les textes les mentionnent, et rien que les soins apportés...
Quand quelqu'un est amputé des deux jambes dans un cimetière carolingien des grandes plaines de Brie, où on imagine que la vie, même avec deux jambes, n'est pas simple, la prise en charge, le respect, tout ça peut être mis en évidence.
Prendre soin de l'autre, c'est respecter sa souffrance.
C'est se l'approprier.
Fabriquer des prothèses pour aider quelqu'un à manger ou à se déplacer, c'est prendre soin de sa souffrance, et donc de respecter son temps où il ne sera pas opérationnel.
Dans le deuil...
J'imagine qu'une mère perdant un enfant n'a pas le temps de se cloîtrer des jours et des jours si elle doit aller au champ ou être commerçante dans une ville.
Mais il me semble qu'avec l'examen des squelettes, avec les soins et les soins faits autour des sépultures, le temps de remise en forme, de la souffrance et de la récupération sont des choses prises en compte.
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-À la fin du Moyen Âge, les médecins traitent beaucoup de cas comme ça, de gens qui tombent dans la mélancolie, pour des raisons variées mais notamment à cause du deuil.
Donc, oui, à partir du XIIIème siècle, on voit des conseils médicaux, des lettres de médecins qui essayent de redonner le goût de vivre à des gens qui se laissent aller.
Peut-être, ça répond un peu à votre question.
Le fait que l'état émotionnel devienne un sentiment, s'installe dans la longueur et que l'on passe de la douleur à la mélancolie, de la mélancolie à ce qu'on appellerait la dépression, sont des choses très présentes dans les sources elles-mêmes.
La mélancolie devient même le mal par excellence, cette tristesse, à tel point que la Renaissance la réinvestira.
Cette tristesse qui n'en finit pas questionne, au contraire, énormément les contemporains.
Auditrice 3.
-J'avais deux questions.
Vous aviez parlé du fait que les mères mourraient aussi beaucoup autour de l'accouchement.
Avez-vous retrouvé, ou existe-t-il, des sépultures mère-enfant où ils étaient ensemble ?
Et deuxième question, vous aviez parlé d'enfants entourés, enveloppés de linges.
Y avait-il des positions particulières ?
Est-ce que l'emmaillotage était fait de manière à reconstituer une position fœtale ou autre chose ?
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Pour les tout-petits, l'emmaillotage se fait avec les bras le long du corps et on tire au maximum les jambes, ce qui donne un squelette extrêmement contraint.
Les membres supérieurs ne sont pas repliés, on ne maintient pas la position fœtale, au contraire, on étire.
Pour le peu de tout-petits dont on a pu faire la fouille de façon rigoureuse avec les méthodes actualisées.
Des femmes mortes en couche, quand l'enfant n'est pas extrait violemment...
Je passe les détails.
L'idée c'était ça aussi, d'extraire...
Si une maman mourrait en couche et que le bébé n'était pas sorti, il fallait voir le crâne pour pouvoir l'ondoyer.
Donc, des médecins ont raconté des horreurs sur la façon, docte, scientifique, de laisser la mère de côté, puisqu'elle était baptisée, et tout faire pour extraire le fœtus.
Les femmes mortes en couche, dans les cimetière paroissiaux, sont peu fréquentes, mais des femmes en état de grossesse décédées, oui, on en trouve.
C'est pas fréquent, mais on en trouve.
J'ai quelques exemples en tête, j'en ai fouillé quelques-uns, oui.
Auditrice 4.
-Bonjour.
Vous avez parlé de plusieurs émotions : le deuil, la tristesse, etc., mais j'aurais une question sur le sentiment amoureux.
Est-ce que c'était quelque chose qui restait dans le privé au Moyen Âge, ou des gens pouvaient en faire une forte démonstration publique ?
Damien Boquet, historien, puis auditrice 4.
-Je ne vous vois pas.
-Je suis là !
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-C'est l'émotion, le sentiment le plus envahissant dans les sources que nous possédons, qu'elles soient religieuses, laïques, on en parle tout le temps.
Évidemment, au Moyen Âge, un volume considérable de nos textes vient des gens d'église.
Et dans la Bible, dans le Nouveau Testament, le nom même de Dieu est amour, par la "caritas", la charité, mais la charité est une façon de dénommer une certaine forme d'amour, et donc la référence à l'amour, elle est absolument constante.
Après, elle se décline en de multiples nuances : l'amour charnel, l'amour spirituel, l'amitié, la dilection...
Mais oui.
Tout est déclinable en termes d'amour et de haine, au Moyen Âge.
Un traité politique, c'est un acte d'amour.
Une déclaration de guerre, c'est un acte de haine.
Si vous êtes allié avec quelqu'un, vous devez l'aimer.
Ça marche aussi dans l'autre sens : si la trêve est rompue, vous devez le haïr.
Donc après, il faut scénariser toutes ces choses.
Et en plus, la dimension privée, le lien conjugal est pensé en termes d'amour, le lien féodal est pensé en termes d'amour, le lien à Dieu est pensé en termes d'amour.
C'est même un peu fatiguant à la longue.
On ne parle que de ça.
On ne pense pas toujours qu'à ça, mais en tout cas, c'est extrêmement présent.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-En archéologie aussi.
Au Moyen Âge, chaque tombe doit être individuelle.
C'est les conciles qui l'ont décidé, à l'inverse de périodes précédentes : une tombe, un défunt ; au moment de l'inhumation.
Rien n'empêche ultérieurement de réouvrir, de pousser tout le monde, de mettre quelqu'un, etc.
Les seules exceptions aux prescriptions liturgiques de la tombe individuelle, ce sont les tombes de fratries, deux ou trois frères et sœurs, qui décèdent d'une même maladie au même moment, sont enterrés ensemble.
Garder l'amour des frères et sœurs.
On a les grandes tombes de catastrophe.
Quand on ramasse les corps au petit matin après la peste, on va pas faire une tombe pour chacun.
On fait des tombereaux de morts, et nous, on retrouve ces "tombes de catastrophe", avec des empilements de corps.
Il y a aussi une exception : le couple, une exception aux prescriptions.
Si un couple décède simultanément, ils ont le droit d'être enterrés l'un à côté de l'autre, ou l'un sur l'autre, de façon à ce que leurs visages se regardent.
Quand on fouille, on trouve soit des squelettes, on en voit sur Internet, se tenant par le coude, visages retournés, soit l'un sur l'autre, l'un sur le dos et l'autre sur le ventre.
C'est l'amour conjugal, l'archéologie funéraire ne pourra pas en dire plus.
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-On a même des couples de même sexe, avec une pierre tombale où est écrit : "Ils n'ont pas été séparés dans la vie, ils ne sont pas séparés dans la mort."
Des chevaliers.
Un jeune auditeur.
-Ma question n'a pas beaucoup de rapport avec les questions d'avant, mais je voudrais savoir si, après l'invention des limbes, il y avait toujours le...
le répit.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Les limbes sont un pis-aller.
Au pire, si un enfant décède, qu'il n'y a pas de répit, on sait qu'il ira là, entre les deux.
Mais le mieux, c'est qu'il aille au paradis, c'est le top.
Donc, on fait tout pour qu'il soit baptisé.
Les limbes, c'est moins grave que les enfers, où ils vont brûler pour toute l'éternité, c'est entre les deux, mais c'est pas encore satisfaisant.
Auditeur 1.
-Ma question c'est, au début de la conférence, j'avais noté les trois émotions que les gens de l'époque médiévale avaient et que nous n'avons plus, je les ai peut-être mal notées, vous aviez parlé de l'acédie, de la componction et de la dilection.
Vous êtes un peu revenu sur la componction, mais pourriez-vous nous expliquer ce que sont l'acédie et la dilection ?
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Merci !
Alors, le plus connu des trois, enfin dans le petit monde, celui qui est le plus évoqué, c'est l'acédie.
L'acédie est une forme de dégoût, de perte d'espoir, un dégoût de la vie.
C'est un dégoût très caractéristique, celui des choses spirituelles.
L'acédie est un sentiment extrêmement redouté par les milieux monastiques, par les moines, car c'est la perte de confiance en Dieu, jusqu'au fait de douter de la miséricorde.
Et petit à petit, dans l'histoire du Moyen Âge, l'émotion est un petit peu laïcisée, si je puis dire, et devient comparable à la mélancolie.
C'est ce qui va faire qu'elle disparaît, car elle a une connotation très monastique.
C'est une forme de mélancolie, mais spirituelle.
Et la dilection, par rapport à notre nomenclature contemporaine, ce serait plutôt un sentiment.
La dilection, "dilectio", c'est une forme très spécifique d'amour chrétien.
C'est un amour horizontal.
Ça vient du latin "electio", donc la "dilectio", c'est le fait de...
C'est typiquement, par exemple, l'amour conjugal.
C'est un amour où la dimension charnelle est évacuée, non pas qu'elle n'existe pas, mais le mot "dilection" est de nature spirituelle, entre...
Ça ne concerne pas vraiment Dieu, mais c'est plutôt entre chrétiens, et c'est très précisément la nature du lien affectif que les auteurs, les pères de l'Église, à la fin de l'Antiquité, utilisent pour qualifier la relation entre époux.
Auditeur 2.
-Vous avez parlé du Moyen Âge en général, mais l'ère géographique était très grande.
Est-ce que, depuis la Suède jusqu'au sud de l'Italie, il pouvait y avoir des différences ?
À vous écouter, on a l'impression que c'était partout pareil.
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Non, bien sûr.
Et puis...
J'ai donné également l'impression qu'entre les Mérovingiens et la fin du Moyen Âge...
Alors que précisément, ce que nous essayons de faire, c'est démontrer que ce n'est pas partout pareil.
On est obligés de...
Finalement vous savez, c'est une enquête historique qui a une vingtaine d'années, et donc, à l'échelle du travail des historiens, c'est rien du tout, on est dans les grands défrichements.
Pour l'instant, on essaye de construire un certain nombre de repères, de lignes de forces, en s'appuyant notamment sur les fondements du christianisme, parce que c'est là où on a beaucoup de documentation.
Mais la réponse à votre question est bien évidemment oui, l'objectif est d'aller vers ce genre de raffinement.
Est-ce qu'on atteindra, ou ira-t-on vers une géographie affective, avec une espèce de carte, comme on fait pour les climats ?
Ça en revanche, jusqu'à preuve du contraire, il ne semble pas y avoir d'identités, de caractéristiques, de types émotionnels qui seraient attachés, comme ça, à des régions.
Le flegme britannique, ou les Méditerranéens sanguins, je ne les vois pas dans mes sources.
Sont beaucoup plus fortes des valeurs comme l'honneur, que l'on voit de la Suède au Portugal, et je vous assure qu'un Anglais, si vous blessez son honneur, au Moyen Âge, va être tout aussi sanguin qu'un Italien ou un Espagnol.
Et donc, des variations de type géographique...
En revanche, on voit évidemment de multiples variations en fonction des milieux, des contextes, des situations.
J'ai donné quelques exemples de ces "communautés émotionnelles" dont parle Barbara Rosenwein, où elle montre, d'une cour à l'autre, suivant l'environnement, l'expansion, les perspectives, les contestations, on voit qu'il peut y avoir, au niveau de la codification des émotions, des changements.
Les changements, ils existent.
Les personnalités de groupes sociaux, de milieux, existent.
Ça, c'est absolument clair.
La géographie émotionnelle...
Je ne pense pas tellement.
En tout cas, on ne les voit pas.
Enfin moi, je ne les vois pas.
Auditeur 3.
-Pourquoi ne baptisait-on pas à la naissance au Moyen-Âge, et pourquoi s'y est-on mis ?
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-On ne baptise pas car il n'y a pas de personnel ecclésiastique dans toutes les paroisses, les curés sont itinérants.
C'est plus tard dans le Moyen Âge qu'on va fixer un prêtre par paroisse.
On va faire le baptême "quam primum", au jour dit, pour éviter tout ce qui, à mesure qu'on avance dans le Moyen Âge, qu'on arrive dans la période moderne, va être considéré comme des déviances, le répit va être considéré comme tel.
Ça va être toléré, mais on va voir des batailles d'évêques, les uns tolérant cette pratique dans leur diocèse, les autres ne le tolérant pas.
Donc, baptiser à la naissance va résoudre le problème petit à petit.
Au XIXème, on interdira le répit, en décidant que les enfants décédés sans baptême seront dédiés à la Vierge.
Ce sont des enfants de Marie.
On avait réglé le problème de...
Au XIXème siècle, on avait du mal à croire que tous les enfants bénéficiaient d'un souffle divin, on avait passé le siècle des Lumières, la science prenait le pas, ce qui fonctionnait en l'an 1000, ne fonctionnait plus au XIXème siècle.
Donc, le baptême à la naissance, des prêtres dans chaque paroisse, les avancées de la science, vont faire disparaître les répits.
Il y a conflit !
Auditrice 5 .
-Il y a conflit ?
J'en ai pour une seconde.
C'est pour répondre à monsieur et vous allez me donner votre avis.
Il me semble que les enfants étaient ondoyés à la naissance, pour éviter qu'ils partent en enfer.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, puis auditrice 5.
-À la fin du Moyen Âge.
-Et on les baptisait à 2 ou 3 ans.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Ils étaient ondoyés, ils pouvaient même l'être par la sage-femme, elle avait tout autorité pour ondoyer les enfants, mais ce n'est pas le baptême plein, c'était toujours des subterfuges.
On a autorisé les sages-femmes à ondoyer, les pères aussi parfois, mais c'était toujours des subterfuges.
Le fin du fin, c'était le baptême délivré par un prêtre.
Auditrice 6.
-On attendait longtemps, on craignait que l'enfant meure.
Je vais pas dire qu'on ne voulait pas faire des frais pour le baptême, mais c'est un peu ça.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Alors, je pense que le baptême était la fête, le moment d'une vie.
Après, tout était sur les rails.
On a baptisé les enfants tard, parce qu'on n'avait pas eu l'idée de le faire à la naissance, c'était à Pâques, à la Pentecôte.
Et si le prêtre ne passait pas, on attendait le tour d'après, d'où des enfants baptisés à 18 mois, 2 ans.
Tout ça s'est mis en place dans les mentalités pour juguler cette mortalité infantile sans baptême colossale.
On voit tout ça se mettre en place, les limbes, l'ondoiement par les sages-femmes, par les pères, tout ça se met en place pour pallier et éviter ce subterfuge qui reste un petit accommodement avec soi-même.
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-À l'origine, les baptêmes sont des baptêmes d'adulte.
C'est étonnant qu'on descende, en fait, parce qu'on prend en compte la fragilité de la vie mais au haut Moyen Âge, on baptise les adultes.
Auditrice 7.
-Bonjour.
Vous avez insisté sur la tristesse, la honte, la peur, qui me paraissent des émotions plutôt du côté du retrait sur soi, l'éclosion du sentiment amoureux, qui serait du registre de s'isoler à deux par rapport au collectif.
Et, sauf si j'ai dormi, vous avez fait l'impasse sur l'émerveillement, la joie, la gaieté, la liesse, pourquoi pas la transe.
Pouvez-vous expliquer ce choix ?
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Je l'explique dans l'introspection ou l'extraversion ?
Je crois que c'est Thomas d'Aquin qui fait...
Il identifie une petite once de passion fondamentale, et après, les émotions dérivées, il y a une liste d'une soixantaine.
Donc, il y a une matière exubérante.
Je ne m'étais pas posé la question.
Les émotions tristes, pour faire des catégories qui sont souvent les nôtres, il y a une chose très intéressante, qui est de questionner la valeur des émotions par rapport à nos représentations et à ce que proposent les sources.
C'est pas du tout évident, par exemple, qu'en toutes circonstances, la tristesse soit une émotion à rejeter, même chose pour la honte.
Je ne m'étais pas...
Les passions tristes, notamment dans les sources religieuses, elles sont plus présentes, submergent, c'est souvent elles qui nous arrivent.
Il y a cette difficulté qu'on a du mal à s'extraire de la souffrance...
Donc, il y a une forme de déséquilibre qui vient de la nature de nos sources.
Et lorsqu'on enclenche des enquêtes plus fines sur les émotions, de fait, les émotions comme la tristesse ou des ressentis comme la douleur sont malheureusement mieux documentés.
J'ai parlé un petit peu également...
Il y a des émotions joyeuses.
Je suis plutôt un historien du religieux, mais...
Si vous parlez de la mystique féminine et de cette expansion délicieuse, je ne demande que cela, c'est une grande partie de mes journées.
J'allais dire "de mes nuits aussi", mais ça peut porter à ambiguïté.
Mais de fait, on peut travailler un peu tard.
J'abonde complètement dans votre sens, c'est un autre pendant qu'il faut prendre pleinement en considération, sachant que parfois, on est un peu étonnés.
Par exemple, cela fait quelques années que je travaille sur les formes désirées de honte, notamment venant de femmes religieuses.
On a une multiplicité de scènes où l'on voit des femmes, de sources écrites par des hommes, donc avec tous les filtres imaginables, mais malgré tout qui renvoient à des comportements qui ont existé, de femmes réputées saintes recherchant l'humiliation, la honte, et qui le font dans la joie, qui disent n'être jamais plus heureuses, se sentir habitées par le Christ, que lorsqu'elles sont exposées aux regards méprisants des hommes, de la population.
Et là, on voit la difficulté, les frontières, que la honte peut être quelque chose qui procure un gain pour soi-même, et de reconnaissance sociale également.
C'est aussi des stratégies d'autorité et d'existence de la part de ces femmes qui sont marginalisées par rapport à l'Église, aux hommes, et qui peuvent, dans un premier temps, faire revenir sur elles-mêmes des émotions négatives que la société leur assigne, et ensuite s'en servir pour les rejeter à la figure du monde et construire une forme d'autorité, de légitimité, voire d'ascendant, sur des gens puissants, en renversant complètement l'état de domination émotionnel dans lequel on les place.
Et puis enfin, je n'avais pas du tout l'intention, c'est un biais bien involontaire, de me limiter à des émotions de repli sur soi ou sur le groupe.
C'est aussi pour cela que j'ai terminé par la fascination, que les médiévaux eux-mêmes ont par rapport aux émotions collectives, qui sont également un univers absolument passionnant et très étrange, auquel nous sommes nous-mêmes aujourd'hui confrontés.
Qu'est-ce qu'une émotion collective ?
Est-ce une espèce d'organisme qui dépasse la somme des individus qui composent la collectivité ou est-ce la juxtaposition d'émotions individuelles ?
J'en parle un petit peu, il faut en parler.
C'est un grand chantier historiographique, aujourd'hui.
Il n'y a pas d'histoire, notamment pour le Moyen Âge, au sens moderne, il n'y a pas d'histoire des émotions collectives.
Il y a eu quelques grands livres, comme celui de George Lefebvre sur la grande peur de 1789.
Constituer, s'il y a des étudiants réfléchissant à des doctorats ici, constituer le concept même d'émotion collective en objet d'histoire, c'est un chantier très peu exploré, car d'un point de vue méthodologique, c'est extrêmement complexe.
Donc, je fais amende honorable si jamais j'avais de mauvais sentiments ou de mauvaises pensées.
Auditrice 8.
-Vous avez parlé de ritualisation de l'expression des émotions, presque de théâtralité.
Est-ce qu'il y avait une conscience, une prise en compte d'une surexpression des émotions, comme on pourrait le qualifier plus tard d'hystérie, comme un trouble, ou tout était amené à Dieu ou théâtralisé politiquement ?
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Non, c'est-à-dire que tout ce que vous venez de dire, ces paroles existent chez les contemporains.
On trouve cette diversité d'énonciation.
Ce sont des types de discours, et après, pour l'historien, il faut considérer, contextualiser la nature du discours auquel on a affaire, le contexte dans lequel ça se passe, à quelle époque, à quel endroit.
Et ce que l'on peut dire de l'émotion, en réalité, n'a de sens que par rapport à ces éléments de contexte.
Donc, on trouve des contextes dans lesquels l'émotion, au contraire, est soumise au principe de la mesure, dans une dimension qui pourrait être qualifiée de stoïcienne, et d'autres contextes où, au contraire, des formes complètement exacerbées sont pleinement légitimes, acceptées, et pas du tout critiquées.
Des explosions de colère, de larmes, peuvent avoir complètement leur place à un moment, et à un autre moment, être considérées comme totalement malvenues.
Donc, tout dépend du contexte.
Et le discours de l'émotion excessive, comme vous dites, existe également.
On ne parle pas encore d'hystérie, mais effectivement, dans mes récits de saints, j'ai des exemples de femmes qui rentrent dans une église, ce sont de grandes dévotes de François d'Assise, elles voient un vitrail le représentant et elles se mettent à hurler.
Elles ne tiennent plus en place, déambulent dans l'église, elles hurlent, pleurent.
Et la personne qui rend compte de cela explique : "À ce moment-là, je ne savais plus où me mettre, j'avais tellement honte d'assister à cette scène."
On comprend bien qu'il la considère comme complètement folle.
Sauf qu'ensuite, dans ce contexte hagiographique, le même auteur dit : "Mais après, j'ai compris, c'est moi qui étais orgueilleux, elle était dans le bon comportement."
Mais ça, oui.
On essaye même de soigner ces...
Mais on n'est pas encore...
Il faut faire attention.
C'est aussi une évolution lente de l'histoire qui va consister à "pathologiser" ces comportements de l'ordre de la spiritualité.
Ça, c'est quelque chose qui est bien...
Chez Foucault et d'autres, on voit bien que, petit à petit, c'est le discours de la maladie, que ce soit la maladie physiologique ou mentale, qui va supplanter celui de la folie, par exemple.
Mais ça n'empêche que ces différents registres existent.
Auditrice 8.
-Bonjour.
J'avais lu un article, il y a quelque temps, sur les relations d'amour fraternel entre chevaliers et les contrats auxquels ça pouvait donner lieu.
Des textes montraient que c'était des sentiments très forts.
À partir de quel moment, ces relations qui étaient contractualisées deviennent de moins en moins importantes ?
Est-ce que ça déborde du Moyen Âge, ou est-ce que ça se produit avant la déliquescence de la vassalité ?
Qu'est-ce qui fait que ça devient de moins en moins important ?
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Très vaste question.
Visiblement, c'est un phénomène qui est extrêmement lent, et qu'il faut caractériser par rapport à la nature du lien en question.
Ici, nous parlons de liens qui unissaient, en général, notamment pour le Moyen Âge central, des membres de l'aristocratie guerrière.
Ce sont des liens qui sont qualifiés en termes amoureux, parfois en termes qu'on désignerait comme étant érotiques.
C'est le même vocabulaire utilisé dans la poésie érotique, qu'on va retrouver dans ces serments de fidélité, d'amour entre chevaliers.
Mais il ne faut pas oublier que ce sont aussi des liens politiques, parce qu'au Moyen Âge, on qualifie le lien politique avec le vocabulaire amoureux, qui est le même, parfois, que le vocabulaire érotique.
C'est plutôt nous qui sommes embêtés, car nos représentations ont du mal à faire avec.
Quand il y a de l'érotique, il n'y a pas du politique, enfin en général, au moins dans le discours publique.
Alors qu'au contraire, là, on est dans des tonalités de discours, des registres où il faut que ces différents niveaux s'articulent.
Je dis cela pour ne pas faire une transposition qui serait erronée, de s'imaginer qu'on est dans une sorte d'amitié masculine très poussée.
Il ne faudrait pas transposer des liens privés contemporains, sans aller ni vers un extrême, ni vers l'autre.
Et de fait, effectivement, ces manifestations, ces déclarations d'amitié, d'amour, sont très nombreuses.
Ça commence à se distendre à partir du XIIIème siècle.
On voit quand même, très nettement, à partir du moment où les codes de la féodalité sont de plus en plus ritualisés et correspondent de moins en moins à la réalité du pouvoir politique tel qu'il est exercé, à partir du moment où les monarchies souveraines se mettent en place, on voit que...
Ce cadre-là se démonétise progressivement.
De plus en plus, on rentre dans une logique qui est strictement rhétorique, avec de moins en moins d'efficacité politique de la chose.
Les pactes d'amitié relèvent de la rhétorique mais ont un enjeu de pouvoir, de fidélité politique très fort jusqu'au XIIème siècle.
Ils continueront d'être revendiqués très tard, après la Renaissance.
Mais de plus en plus, ils deviennent des éléments de pure rhétorique.
Jusqu'à aboutir à notre correspondance, quand deux collègues médecins commencent par dire : "Cher ami,", ce qui veut dire : "Toi, inconnu, que peut-être je déteste, mais, vu qu'on est collègues..."
Il ne reste plus que ce lien.
Je dirais que le XIIIème siècle est le point de basculement, parce que ça en est un sur plein de choses, et notamment sur la mise en place du mariage hétérosexuel.
Il va devenir plus problématique à partir du XIIIème siècle, où on fait rentrer tout ce discours de l'affectivité intense avec une dimension potentiellement sexuelle, où la sexualité devient amoureuse, puisque c'est ce que demande l'Église dans le cadre conjugal.
À partir du moment où ce discours-là devient la colonne vertébrale du mariage hétérosexuel, du sacrement du mariage, solidifié à la fin du XIIème siècle, petit à petit, ça devient problématique d'avoir deux hommes qui tiennent exactement le même discours.
Alors, on fait la part des choses.
Et là aussi...
On fait très bien la part des choses, et eux le font davantage que nous.
Mais petit à petit, je pense que la rhétorique du mariage amoureux va accélérer le discrédit ou la démonétisation de ce registre de l'homo-affectivité.
Modératrice.
-La dernière question, merci.
Auditeur 4.
-Je voulais revenir sur les émotions de joie dont on a parlé il y a quelques minutes.
Quand on se penche sur le Moyen Âge, on entend parfois parler du carnaval, des moments où il y a une sorte d'explosion émotionnelle, dans cette société extrêmement codifiée, avec toutes ces normes.
Un moment consacré au bas peuple, le plus souvent, où dans cette joie immense, tout devient sans règle, tout part dans un grand déluge.
Pensez-vous que ce carnaval, dont on entend parler notamment dans...
Dans les livres de Mikhaïl Bakhtine ou d'autres auteurs, pour vous, ce carnaval est un mythe ou un véritable fait historique ?
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Ah non.
Les sources sont assez tardives pour nous, pour bien les connaître, mais ce n'est pas un mythe.
Alors, il y a le carnaval, et une forme qui est très proche, c'est le charivari, par exemple, qui est bien attestée et documentée à partir du XIVème siècle, de la fin du Moyen Âge.
Mais non, ce n'est pas du tout un mythe.
Mais on pourrait dire : "Qui y a-t-il de plus codifié qu'un carnaval ?"
C'est vraiment l'inversion préparée, limitée dans le temps, vous voyez, c'est très codifié un carnaval.
Ce qui n'empêche pas du tout...
Il y a une forme de spontanéité, mais c'est une spontanéité qui est anticipée.
Donc, les...
Les deux se combinent pleinement, et peuvent déraper, rester complètement dans les cadres.
Et c'est là où, à partir du moment où on commence à avancer un peu, on se rend compte qu'il est difficile d'avoir un discours strictement normé.
On le voit, sur un plan beaucoup moins joyeux, excusez-moi, le problème des violences antisémites au Moyen Âge, qui sont, dans une certaine mesure, notamment lors des fêtes pascales, ça a été bien étudié, on voit qu'il y a une forme de ritualisation qui est tolérée, si ce n'est encouragée.
Les Juifs sont obligés de rester chez eux, jets de pierre...
Donc, il y a une violence qui est exercée, et cette violence, en même temps, elle est canalisée.
Et parfois ça dérape, évidemment.
Vous ne pouvez pas exciter les gens, leur demander de jeter trois cailloux, puis de rentrer.
Il y a des moments où les choses ne fonctionnent pas comme prévu, et donc laissent quand même ouverte la porte de la complexité, du fait que ça déborde.
Mais quand ça déborde, c'est que les choses vivent par elles-mêmes.
Pour les émotions, on a quand même très facilement un discours très hydraulique des choses.
Les paroles aussi débordent, donc les émotions, c'est pareil.
Modératrice.
-Merci, merci infiniment.
On va arrêter là pour ce soir.
Damien Boquet, historien, puis Valérie Delattre, archéo-anthropologue.
-Merci à vous, merci d'être venus.
-Merci beaucoup.

A écouter (1:55:05)
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"Cité des sciences et de l'industrie"
Les conférences
"Dans la tête de l'homme médiéval"
mardi 25 avril 2017 à 19h
"L'expression des émotions au Moyen Âge"
"Avec Damien Boquet, historien, maître de conférences à l'université d'Aix-Marseille, et Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap."
En partenariat avec Inrap
Avec le soutien de Pour la science, Cerveau & Psycho.

Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Merci infiniment à la Cité des sciences pour cette invitation, en particulier à Sabine Hug, qui nous a parfaitement guidés jusqu'aujourd'hui.
C'est vrai que c'était un peu difficile de venir du sud de la France, mais voilà, j'y suis.
Je ne dis pas "j'y suis, j'y reste", mais pour l'instant, j'y suis en tout cas.
Quand nous parlons d'émotions aujourd'hui, voire quand nous les vivons, il est très tentant de les considérer comme des réalités universelles.
Qui douterait, en effet, que les femmes, les hommes de la Chine ancienne, de la Grèce au temps de Périclès ou de l'Occident médiéval ressentaient, comme nous, de la peur devant le danger, de la tristesse face au malheur ou de la joie, lorsque arrive un évènement heureux.
Mais alors, si les émotions sont universelles, si elles sont identiques en tout temps et en tout lieu, il faut bien admettre qu'elles n'ont pas d'histoire, ou qu'elles relèvent de l'histoire naturelle, comme le pensait Darwin, de l'histoire de l'espèce, et très peu finalement de l'histoire culturelle et sociale, qui ne serait que le décor changeant dans lequel s'animent des émotions qui, elles, ne changent pas.
Et pourtant, les textes ou les images qui nous sont parvenus du Moyen Âge nomment et montrent des émotions qui semblent avoir été primordiales pour les femmes et les hommes de cette époque et qui résonnent étrangement à nos oreilles.
Qui pourrait témoigner avoir déjà ressenti de l'acédie, de la componction, ou de la dilection ?
Et pourtant, ces émotions ne sont pas seulement des mots étranges pour dire des émotions banales auxquelles nous donnerions un autre nom, elles qualifient bien des ressentis spécifiques qui échappent largement aux sensibilités modernes.
Ainsi par exemple, la componction n'est pas seulement la douleur du remords, elle renvoie à une forme très précise de repentir qui mêle la tristesse face au péché et la consolation dans l'espérance du pardon.
Aussi, la componction peut être délicieuse à celui ou à celle qui la ressent, et rendre douces les larmes qu'il ou elle verse.
Un autre exemple d'émotion qui s'est un peu perdue dans les couloirs du temps, et qui ne touche pas cette fois seulement la vie religieuse : la vergogne.
La vergogne est l'une des émotions principales au Moyen Âge, et aussi dans l'Antiquité, associée à l'honneur, donc, une valeur centrale pour les médiévaux, et ce dans toutes les couches de la société.
Elle donne même naissance à une catégorie sociale protégée par l'Église, que les sources appellent "les pauvres vergogneux", à savoir des nobles ou des bourgeois qui sont tombés dans la pauvreté, et qui sont, pour cette raison-là, protégés par l'Église de façon à ce qu'ils ne soient pas contraints à la mendicité.
Que savons-nous aujourd'hui de cette fameuse vergogne ?
Nous savons certes reconnaître ceux qui n'en ont pas, ceux qui sont "sans vergogne".
Mais n'est-ce pas étrange finalement que ne nous ne disions jamais : "elle, ou il, a de la vergogne !".
La raison en est peut-être que, si nous avons conservé dans le langage des traces de cette émotion propre aux "sociétés à honneur", comme disent les anthropologues, nous ne vivons plus selon ces mêmes valeurs ; du moins, pas avec la même intensité.
Au Moyen Âge, la vergogne, "verecundia" en latin, désigne une forme très particulière de honte, à savoir une honte par crainte de l'infamie.
La vergogne peut être une expression du remords mais le plus souvent, c'est une honte par anticipation, c'est le fait de se sentir honteux à l'idée, seulement à l'idée, de subir le déshonneur.
À ce titre, la vergogne est une émotion de régulation sociale très importante, parce que c'est une émotion morale qui nous avertit que nous sommes sur le chemin, sur le point de déchoir au regard de la société.
Comme l'illustre l'exemple antique de Lucrèce, abondamment repris par la peinture, en particulier à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, celui, ou celle, qui a de la vergogne préfère la mort au déshonneur.
Cette très rapide revue de quelques fossiles d'émotions peut nous convaincre que les émotions ne sont pas seulement dans l'histoire, mais qu'elles ont une histoire étroitement déterminée par les contextes culturels et sociaux.
Comme tout ce qui est culturellement construit, les émotions naissent, vivent, et parfois disparaissent du corps social, et donc, on peut le supposer, également des corps individuels.
Mais alors, si l'historien reconnaît que l'émotion est un objet digne d'histoire, pourquoi cela fait-il 20 ans à peine qu'on parle et qu'on tente de faire une histoire des émotions ?
Cette impression est en partie faussée par la nouveauté du vocabulaire.
En réalité, cela fait bien longtemps que les historiens reconnaissent une place aux passions, voire aux sensibilités.
On pourrait remonter, pour le démontrer, jusqu'à l'Antiquité, jusqu'à Thucydide ou à Tite-Live, mais je n'irai pas aussi loin.
Je me contenterai de convoquer le génie de Michelet qui, dans son histoire de France, accorde une place centrale aux émotions.
Non seulement, pour Michelet, les passions motivent les actions des puissants, mais c'est même par la passion que les peuples entrent dans l'histoire.
Qu'est-ce qu'un peuple en acte sinon une somme disparate d'individus qui sont mus par une même joie, une même colère, un même désir ?
C'est si vrai pour Michelet qu'il confère à chaque période de l'histoire de France une sorte de personnalité émotionnelle, un tempérament pourrait-on dire.
Ainsi, comme vous le voyez sur cette citation, Michelet voit le Moyen Âge comme "un âge d'angoisses et de souffrances" qui finit, dit-il, par s'épuiser avant qu'adviennent "les joies et les grandeurs" des Temps Modernes.
Mais cette citation de Michelet nous apprend également que la fascination de l'historien pour l'émotion est peut-être avant tout une fascination du conteur pour la rhétorique.
Michelet ne parle jamais mieux du rôle des émotions dans l'histoire qu'en mettant en scène les siennes propres afin de susciter l'adhésion émotionnelle de son lecteur.
En réalité, les historiens de toute époque se sont adressés aux émotions de leur auditoire car, en bon lecteurs d'Aristote et de Cicéron qu'ils étaient, ils savaient que l'émotion est un puissant instrument pour convaincre.
Mais Michelet, parlant du Moyen Âge émotif, nous apprend aussi autre chose qui va nettement influencer la façon de prendre en compte les émotions.
Pour lui, les hommes et les femmes du Moyen Âge sont émotifs parce que ce sont de grands enfants, des êtres attachants quelque peu immatures, incapables de réfréner leurs pulsions, toujours, en tout cas, dans la spontanéité émotionnelle.
C'est cette même perception de l'émotion qui fera dire au grand savant néerlandais Johan Huizinga, au tout début du XXème siècle, que les médiévaux sont des "géants à tête d'enfant qui oscillent entre la peur de l'enfer et des plaisirs naïfs, entre la cruauté et la tendresse".
Et lorsque Lucien Febvre, l'un des fondateurs de la fameuse école des Annales, Lucien Febvre, à la fin des années 1930, lorsqu'il lance le premier appel à écrire ce qu'il appelle une "histoire de la vie affective du passé", il partage les mêmes convictions que Johan Huizinga : "les émotions renvoient aux profondeurs de l'humanité, aux pulsions primitives et inconscientes."
C'est pour cela que, pour Lucien Febvre, elles sont particulièrement précieuses à l'historien.
Cela implique que plus on remonte le cours du temps vers les origines du monde moderne, et donc vers la civilisation du christianisme médiéval, plus le chemin de l'histoire sera parsemé d'émotions.
Et tout au long du XXème siècle, les historiens, souvent d'ailleurs peu nombreux encore à s'intéresser aux émotions, reprendront ce schéma qui compare l'histoire des sociétés à l'évolution psychologique des individus, dans une sorte de parallèle de psycho-histoire, et associent le processus de civilisation valable pour les sociétés dans l'histoire au processus de rationalisation du petit enfant qui acquiert progressivement la raison, le langage articulé, une forme de logique.
C'est cette vision biaisée qui a été remise en cause assez récemment.
Là se trouve la nouveauté de l'histoire des émotions, qui est née du dialogue avec les sciences humaines, essentiellement avec des courants de la psychologie, par exemple la psychologie cognitive ou l'anthropologie sociale.
Des sciences humaines qui dans différents secteurs, depuis une trentaine d'années, contestent l'idée selon laquelle les émotions seraient par nature irrationnelles, primitives, agissant comme des forces effervescentes qui renverraient à notre nature animale, et qui attendraient d'être domptées, civilisées par la raison.
Aujourd'hui, certains historiens, à la suite de ce dialogue, pensent qu'il faut reconsidérer la place des émotions dans l'histoire en s'appuyant sur cet état actuel de la science des émotions, laquelle souligne au contraire leur rationalité, montre le rôle plein qu'elles jouent dans l'apprentissage des connaissances, des valeurs, comment elles constituent une autre forme de la rationalité.
Et d'autres historiens, parmi lesquels je me compte, pensent qu'il serait maladroit d'écrire l'histoire à partir d'un état contemporain de la science, parce que c'est s'exposer d'être toujours en décalage avec les cultures du passé, et c'est s'exposer aux mêmes types de révisions que Lucien Febvre a connues en son temps.
Il était très au fait de l'état de la psychologie des années 1930, et aujourd'hui ce n'est non pas ce qu'on lui reproche, mais l'erreur de perspective par rapport aux sources du passé qu'il a été forcé de construire.
C'est pourquoi je me dis, et nous sommes plusieurs à le penser, qu'il est peut-être plus prudent, plus simple aussi, de comprendre la façon dont les femmes et les hommes du Moyen Âge pensaient et vivaient les émotions en se fondant sur leur propre conception, laissant de côté, si ce n'est pour s'en servir comme d'un outil pour entrer dans le passé, laissant de côté, assez largement, les anthropologies contemporaines.
Et là, si on abandonne cette position en surplomb de l'historien, qui est toujours provisoire, nécessairement, on s'aperçoit que les médiévaux pensaient et usaient des émotions de façon très cohérente, pour peu qu'on les replace dans leur contexte.
On s'aperçoit également que certaines découvertes récentes concernant la rationalité des émotions étaient des évidences pour les gens du Moyen Âge.
En réalité, les conceptions médiévales des émotions sont très diverses, parfois contradictoires, selon les époques, les milieux, les types de discours, les personnes même, de façon assez logique et de bon sens.
Par exemple, les prêtres n'ont pas le même regard que les médecins, qui considèrent d'abord les émotions comme des phénomènes physiques, un bouillonnement des humeurs qui caractérise chaque tempérament, alors que les hommes d'Église voient les émotions comme des mouvements de l'âme qui trahissent nos penchants vers le vice ou vers la vertu.
Il reste que dans ces sociétés qui sont profondément marquées par le christianisme, et qui le sont de plus en plus à mesure qu'on avance dans le temps, l'emprise de la parole des gens d'Église est malgré tout déterminante.
Par exemple, la lecture de saint Augustin, ce grand auteur qui va profondément marquer la pensée médiévale, mais qui vivait et écrivait entre la fin du IVème siècle et le premier tiers du Vème siècle, cette lecture de saint Augustin va exercer une grande influence sur toute la période.
Or, pour Augustin, les émotions : la joie la colère, la peur, la tristesse, sont des mouvements de la volonté, dit-il.
Même si nous avons l'impression que nos émotions nous échappent, que la plupart du temps nous les subissons, en réalité, d'une façon ou d'une autre, même si nous nous le cachons, nous voulons ces ressentis.
Pour Augustin, ce qui est brouillé depuis le péché originel, ce n'est pas notre sensibilité, c'est notre raison.
C'est pourquoi nos ressentis nous informent en vérité sur nos motivations profondes.
C'est pourquoi, pour Augustin et toute une tradition du christianisme, le fait de questionner ses émotions est une chose si importante et conduit à une culture de l'auto-examen quasi permanent.
C'est précisément parce que si je connais mes émotions, je connaîtrai mes volontés les plus enterrées, celles qui, en surface, m'échappent.
Nos émotions disent nos motivations profondes, nos valeurs morales.
Elles sont à la fois, pour Augustin et les auteurs qui le succèdent, une force et une fragilité de la nature humaine, dans la mesure où elles aiguillonnent autant vers la vertu que vers le vice.
Cela signifie aussi pour Augustin, et autre trait qui va bien marquer la pensée des intellectuels médiévaux, que les émotions ne sont en rien provoquées par le corps.
Le corps reçoit des sensations, mais seule l'âme réagit sous la forme d'un élan émotionnel, sans aucun caractère obligatoire.
C'est la raison pour laquelle nous sommes responsables de nos émotions, et que nous devons en rendre compte.
Cette idée qui est très structurante va peser sur le discours chrétien, à savoir qu'il y a une responsabilité morale de nos ressentis, même si nous avons le sentiment, l'impression, parfois même la certitude que nous n'y pouvons rien, en réalité, nous y pouvons quelque chose.
À partir du XIIème siècle, cette tradition-là qui a marqué le haut Moyen Âge, et notamment le monde monastique, cette conception augustinienne est en partie remise en cause, notamment sous l'influence de la redécouverte d'une partie de l'œuvre d'Aristote, et des commentaires arabes qui l'accompagnent, ou encore de l'influence croissante de la médecine dans les milieux savants.
En clair, la question de la spontanéité des émotions est repensée, elle est reconsidérée.
On conçoit par exemple, qu'il y a...
Parce qu'on s'en rend bien compte, et aussi parce que cet élément de responsabilité très lourd pose problème, on conçoit qu'il y a plusieurs phases dans la survenue de l'émotion.
Une première phase totalement involontaire, et donc difficile à contrôler, celle du choc émotionnel que certains contemporains, à partir du XIIème, XIIIème siècle, appellent le "mouvement premier", et une seconde phase où la volonté rationnelle accompagne le mouvement.
Par exemple, si quelqu'un lève un bâton sur moi, je vais être saisi par un sursaut de peur et cela de façon irrépressible.
Ce sursaut en fait n'est qu'un réflexe, même s'il contient déjà une dimension cognitive, au sens où j'ai appris par l'expérience que lorsque quelqu'un brandissait un bâton au-dessus de ma tête, il y avait des chances qu'après le bâton s'abatte sur moi.
Si le sursaut de peur est automatique, je peux, en revanche, soit céder à ce premier mouvement, qui devient dès lors véritablement une émotion de peur, soit si ma volonté est assez forte et assez entraînée, préparée, je peux surmonter ce premier mouvement et donc ne pas laisser la peur s'installer.
Cette approche plus complexe va dans le sens d'une naturalisation accrue des émotions que l'on rencontre dans les discours savants à partir des XIème et XIIème siècles, sans que pour autant cela ne remette en cause le principe d'un jugement moral des émotions.
On a plutôt une sorte d'imbrication, de superposition de ces deux discours, de ces deux traditions.
Abélard par exemple, grand logicien de la montagne Sainte-Geneviève dans la première moitié du XIIème siècle, affirme de façon assez nouvelle et originale, même si des auteurs antiques disaient des choses comparables, qu'être doté d'un tempérament colérique n'est pas un péché, c'est juste un défaut de notre nature, dit-il, un défaut de complexion, diraient les médecins de la même période, qu'Abélard compare au fait de boiter.
Je ne suis pas plus responsable d'avoir un tempérament colérique, mélancolique, peureux, que je suis responsable d'une disgrâce ou d'un défaut physique qui fait que je boite.
En revanche, dit-il, si le colérique se laisse aller au-delà de la mesure à la colère, alors là, oui, il doit rendre compte de son élan et des actes qu'il aurait commis pour cette raison.
Dans le même sens, en tout cas, dans le même élan, à partir du XIIIème siècle, la place dévolue au corps dans la compréhension de l'émotion s'accroît, et la plupart des auteurs dans le courant du XIIIème siècle, de quelque horizon qu'ils viennent, médecine, théologie, philosophie naturelle, finissent par considérer que les émotions sont une sorte de combinaison d'états physiologiques et de mouvements de l'âme.
Mais voilà pour la théorie.
Au-delà de ces théories, qui sont, vous le voyez, très riches et diverses, qu'en est-il des pratiques émotionnelles elles-mêmes ?
Quelles évolutions connaissent-elles au long de ce millénaire médiéval ?
Je vais prendre quelques exemples, un premier dans le domaine religieux.
Tout le haut Moyen Âge est marqué par une certaine méfiance et de constants appels à la mesure des émotions, un haut Moyen Âge, dans les écrits qui nous sont parvenus, très fortement marqué par la tradition monastique.
C'est donc la tonalité qui domine pour cette raison.
Les moines se vivent comme des athlètes de haut niveau en matière d'émotions, ils s'en préoccupent constamment.
Ils en pratiquent certaines avec assiduité, je parlais en ouverture de la componction, cette forme de repentir qui mêle tristesse et espoir.
Selon saint Jérôme, un auteur de la fin de l'Antiquité, contemporain d'Augustin d'Hippone, et l'auteur de la première traduction latine intégrale de la Bible que liront les médiévaux, que l'on appelle la Vulgate, selon saint Jérôme, le moine est par définition "celui qui pleure", c'est l'homme qui pleure, voilà sa définition de l'état monastique.
Il pleure en priorité ses péchés, puis ceux de l'humanité, mais par les larmes, il entre aussi en contact avec Dieu, à tel point que certains auteurs font de cette capacité de pleurer pour un motif religieux une forme de don divin.
C'est une grâce que Dieu seul peut accorder, presque un signe de sainteté, ce don des larmes que Saint Louis regrettait de ne pas avoir et que Michelet revendique, comme vous avez pu le lire tout à l'heure dans la seconde citation de Michelet.
Dans le même temps, le monde monastique du haut Moyen Âge se méfie terriblement des émotions qui trop souvent conduisent à l'excès et sont un risque trop fort par rapport à la communauté monastique et aux risques de dissensions, de conflits que les émotions risquent d'engager, que ce soit la colère ou une affection trop poussée.
Tout cela débouche sur des comportements très codifiés et soumis aux principes de la mesure.
Cette exigence et cette méfiance ne disparaîtront pas du Moyen Âge, notamment dans les discours religieux.
Néanmoins, un véritable tournant affectif est pris dans le courant du XIème siècle sous l'effet de ce que les historiens appellent le christocentrisme de la seconde moitié du Moyen Âge, un mot un petit peu barbare mais qui signifie assez simplement une évolution notamment encouragée et promue par l'Église qui place, à partir du milieu du XIème siècle, plus que jamais la personne même du Christ au centre du dogme et de la foi, faisant de la vie terrestre de Jésus le modèle de vie pour tout chrétien.
À cette même époque, du moins entre le XIème et le XIIIème siècle, le dogme de la présence réelle du corps du Christ dans l'eucharistie s'impose définitivement.
Et donc, se structure, se fixe, toute la théologie autour de l'incarnation.
Tout chrétien, qui est sauvé par le sacrifice du Dieu qui a pris chair et a souffert sur la croix, est invité à conformer sa propre vie aux souffrances du Christ.
Un puissant modèle de piété se dessine peu à peu, qui place la Passion du Christ en miroir des passions humaines.
Voilà un schéma assez nouveau dans son intensité qui va avoir un impact très important.
Dès lors, s'agissant des passions qui sauvent, il n'est plus question de mesure.
Si l'étalon, ce sont les passions, les souffrances, les émotions du Christ lui-même, il est beaucoup moins question de se retenir, au contraire.
Ce qui fait dire, par exemple, à Bernard de Clairvaux, au XIIème siècle : "La mesure de l'amour de Dieu, c'est de l'aimer sans mesure."
Les derniers siècles du Moyen Âge, du coup, seront peuplés de ces figures de mystiques, souvent des femmes, qui s'épuisent dans une dévotion passionnée au Christ souffrant, n'hésitant pas à mettre désormais leur corps à contribution.
On est bien loin de la gravité monastique et a fortiori de celle du haut Moyen Âge.
Plus largement, c'est l'Église toute entière qui part à la conquête des cœurs en incitant les prêtres à pratiquer ce que les textes parfois appellent "le sermon affectueux", à pratiquer une "prédication émotive".
Les effets cette pastorale des émotions ont été, déjà depuis longtemps, magistralement mis en lumière par Jean Delumeau dans son livre sur le péché et la peur.
Mais ce sont en réalité toutes les émotions qui sont disséquées par les prêtres, par les prédicateurs, éduquées.
Et d'ailleurs même, plus encore que la peur, les prêtres apprennent à leurs ouailles les bienfaits de la honte.
Il faut alors imaginer l'ampleur du défi que ça représente par rapport aux éléments structurants de la société du Moyen Âge, qui est une société où l'honneur est la valeur suprême.
Dans ce cadre-là, promouvoir la honte représente un véritable affront aux valeurs, voire aux sensibilités et en particulier aux sensibilités des populations laïques.
La célèbre fresque de Masaccio, que vous avez ici sous les yeux, en illustre assez merveilleusement les enjeux, en mettant en scène de façon subtile, et extrêmement perceptible pour les contemporains, le double visage de la honte tel qu'il est diffusé par l'Église.
Entre la honte corporelle, plus communément appelée la pudeur, incarnée ici par Ève qui, dans le discours des clercs, représente plutôt la part charnelle de l'humanité, et la honte morale, ici, qui est assumée par Adam.
Pour l'Église, la honte du péché est plus qu'une prise de conscience, elle est le début de la conversion.
La honte est la première émotion que le couple primordial chassé du paradis a ressentie.
Ça veut dire que, dans le récit ecclésiastique, la honte est le premier moment de la nouvelle humanité après la chute du péché originel.
C'est pourquoi avoir honte de ses fautes passées, c'est déjà craindre le déshonneur des péchés à venir.
La honte a cette double dimension : elle permet la rédemption et protège.
Elle agit, disent les auteurs, comme un bouclier de vertu face à la rechute.
L'Église, en demandant à tout un chacun de transgresser l'une des normes les plus impérieuses de la vie sociale, l'honneur, fonde en réalité un nouveau régime d'honneur, le sien propre.
Là, on voit également un rapport de force ou d'influence entre les valeurs notamment de l'aristocratie laïque et celles que l'Église essaye de promouvoir.
Cet enjeu montre bien un autre aspect des pratiques émotionnelles au Moyen Âge : leur diversité selon les milieux.
Une universitaire américaine, pionnière de l'histoire des émotions, qui s'appelle Barbara Rosenwein, a forgé cette notion assez explicite de communauté émotionnelle pour qualifier des groupes sociaux, que ce soit un ordre monastique, une cour princière, une élite urbaine, etc.
Des groupes sociaux qui, selon elle, fondent une partie de leur identité sociale sur la façon dont elles codifient les émotions, le fait d'en promouvoir certaines et d'en rejeter d'autres.
Elle montre, un exemple parmi des dizaines d'autres, comment les écrits produits dans l'entourage des rois mérovingiens Clotaire II et Dagobert, au VIIème siècle, dévalorisent pour un temps la légitimité politique de la colère, qui est pourtant le fait du prince.
Et même déclasse la figure maternelle afin de mieux s'inscrire en opposition avec la période de la fin du règne de la reine Brunehaut.
Un autre exemple du principe de communauté émotionnelle est évoqué dans cette peinture anonyme du tout début du XIVème siècle qui décorait à l'origine le tombeau d'un noble espagnol, Sancho Saiz de Carillo.
Le tombeau se trouvait dans un ermitage de la région de Burgos.
Les décorations sont aujourd'hui à Barcelone.
Il s'agit d'une fresque peinte sur parchemin collé ensuite sur des panneaux de bois.
On y voit deux groupes de personnages, il y a quatre panneaux en intégralité, je vous en ai sélectionnés deux, deux groupes de personnages manifestant ostensiblement leur deuil.
Concernant l'expression de l'émotion, on observe que si les hommes et les femmes ne se mélangent pas, ils expriment leur douleur de la même façon.
D'ailleurs, dans un mimétisme...
Le vêtement est identique, les gestes sont identiques, et à part la barbe, il y a très peu d'éléments caractéristiques qui permettent de sexuer l'un et l'autre groupe.
On constate même la présence d'un enfant dans le groupe des hommes.
Il y a bien une volonté de montrer que le groupe fait corps autour du mort, surtout l'expression du deuil qui montre la cohérence de la communauté autour du mort, l'expression du deuil, on s'en aperçoit d'emblée, est très codifiée.
Les participants se tirent les cheveux ou se masquent le visage.
Ces gestes renvoient à la culture des romans de chevalerie plutôt qu'à la culture ecclésiastique.
Dans la littérature épique, qui se veut un miroir des valeurs de l'aristocratie laïque, la mort du chevalier donne lieu à des manifestations très démonstratives du deuil.
Que l'on songe par exemple, et c'est l'extrait proposé en dessous, que l'on songe à ce texte bien connu du désespoir de Charlemagne dans la chanson de Roland, au moment où il découvre le cadavre de son neveu Roland, on a une mise en scène comparable à ce qui est représenté sur ces images.
À l'inverse, l'Église voit plutôt d'un mauvais œil ce type de manifestation qu'elle juge excessive, préférant une attitude de recueillement et d'espoir dans la résurrection.
Ces démonstrations publiques du deuil, en réalité, étaient un moyen pour la noblesse de manifester son unité et son pouvoir.
On le voit également à la même époque dans certaines cités italiennes, comme dans la ville d'Orvieto, où les statuts communaux interdisent les expressions trop ostentatoires lors des funérailles.
Ce genre d'interdiction avait une motivation politique.
À la fin du XIIIème siècle, la nouvelle classe dirigeante, dans toute une série de cités italiennes, notamment dans la partie septentrionale de l'Italie, une nouvelle classe dirigeante arrive au pouvoir.
Elle est en partie issue de l'élite bourgeoise ou de la petit noblesse, et elle essaye de juguler l'influence des vieux clans aristocratiques.
Pour cela, elle en interdit, ou en limite au moins, les exhibitions ostentatoires, que ce soit les démonstrations de richesse, par exemple à l'occasion des mariages, ou les manifestations collectives du deuil sur la voie publique.
En réponse, les factions, les clans aristocratiques, se servent de ces moments de démonstration émotionnelle ritualisée pour affirmer leur puissance.
Ainsi, un exemple précis, en 1288, nous savons que 129 hommes sont verbalisés sur la voie publique pour avoir participé à des lamentations publiques dans les rues d'Orvieto, à l'occasion de la mort d'un jeune noble, Lotto Morichelli.
On leur reproche de gémir bruyamment, de se tirer les cheveux, de s'arracher les poils de la barbe.
En se livrant à ces actes, disent les textes, ils se sont comportés comme des femmes, comme ces pleureuses publiques qui accompagnent parfois les cortèges funéraires.
On voit bien dans cet exemple que l'émotion manifestée n'est pas une sorte de débordement incontrôlé, mais bien précisément tout le contraire.
Cela dit, le plus intéressant est sans doute d'admettre que cette ritualisation n'empêche pas que l'émotion soit vraiment ressentie, voire que pour les contemporains, qui n'ont pas une perception seulement psychologique de l'émotion comme nous avons très fortement tendance à l'avoir, c'est précisément parce qu'elle exprime l'unité du groupe et sa solidarité que l'émotion est authentique, au sens où elle dit le vrai des valeurs qui sont ainsi manifestées.
La véracité de l'émotion, la qualité de ce qu'on qualifierait de ressenti, portent tout autant dans l'efficacité sociale du geste émotionnel que dans l'intériorité, si qualifiante pour nous au XIXème siècle.
On pourrait citer de nombreuses autres situations où l'expression de l'émotion répond à une logique sociale rationnelle et où la sincérité du ressenti est même exigée comme preuve de la légitimité des valeurs revendiquées.
On pourrait parler de la confession, par exemple.
La confession ne saurait être efficace.
Non seulement, il faut que le repenti manifeste sa contrition, mais en plus, que le prêtre s'assure que ce n'est pas un mime de l'émotion, mais qu'il y a une vraie douleur qui l'accompagne.
Ainsi, autre exemple dans un autre domaine, les rois, à en croire les chroniqueurs, pleurent souvent et abondamment.
Est-ce qu'ils pleurent en larmes ou en signes ?
Ce n'est peut-être pas ça le plus important.
Ce qui est sûr, c'est qu'ils envoient des codes comme quoi il y a des pleurs, des larmes.
Ils pleurent de rage quand l'autorité souveraine est bafouée, ils pleurent de joie quand la paix est rétablie, ils pleurent de tristesse quand les caisses du trésor sont vides.
Ils pleurent car, pour les contemporains, les larmes marquent la sincérité et prouvent l'amour que le prince porte à son peuple.
De la même façon, la honte est une émotion fréquemment convoquée dans les pratiques judiciaires, par exemple, car elle participe très concrètement, très efficacement, de la réparation de l'offense.
Elle peut même être un moyen d'exercer la justice sans verser le sang, comme c'est le cas pour la pratique bien connue de l'amende honorable.
On le voit par exemple dans ce célèbre épisode connu de tous, qui fait partie des vignettes de ce qui est enseigné dans les écoles, cet épisode des bourgeois de Calais, en 1347.
C'est bien parce que les six bourgeois acceptent de subir l'humiliation, se présentant en habit de pénitent, la corde au cou, que le roi d'Angleterre, Édouard III, finit par ravaler sa colère.
Certains chroniqueurs, notamment Froissart qui en a produit le récit qui va le plus marquer la tradition historiographique, offrent un récit particulièrement émotif de l'épisode.
Chez Froissart, tout le monde pleure pour cet évènement.
Les habitants de Calais pleurent, les hommes d'armes pleurent, la reine Philippa, épouse d'Édouard, pleure, implorant d'épargner les bourgeois et même, dit-il, les chevaliers anglais demandent grâce.
C'est dire !
À l'opposé, le roi fulmine, veut faire exécuter les six hommes et ne cède que lorsque sa femme le supplie.
Et encore, il cède parce qu'elle est fortement enceinte et que ça l'embêterait qu'il lui arrive quelque chose.
Or, nous savons que le récit de Froissart, en réalité, réécrit le texte d'un chroniqueur, contemporain des évènements lui, un chroniqueur belge qui s'appelle Jean le Bel, un récit qui est nettement plus sobre que celui de Froissart.
En réalité, tout ce qui se passe dans cette scène répond à une ritualisation bien connue, celle de la reddition d'une ville vaincue.
Ce qui est mis en scène, c'est la fin d'un siège, où l'acte de soumission, manifesté par l'humiliation publique des représentants de la cité, est la garantie que les habitants seront épargnés.
Froissart, bien sûr, sait cela.
Il sait que l'émotion de la honte est ritualisée dans un spectacle politique, mais il sait également que l'efficacité du rite exige une performance publique de l'émotion, et donc que les deux fonctionnent main dans la main et sont tout aussi importants.
Même si c'est un rite, il convient que tous les signes de la sincérité de l'émotion soient manifestés.
C'est pourquoi il en rajoute, de façon aussi dans son intention, qui est en faveur du camp français, de mettre en défaut le roi d'Angleterre qui cède trop facilement à sa colère d'homme.
Alors qu'en bon prince, il devrait au contraire manifester de la mansuétude devant l'amende honorable des Calaisiens.
Puisque selon le déroulé classique, bien connu, de ce genre de rituel, c'est précisément parce que la négociation en amont a déjà convenu que la population serait épargnée, que cette mise en scène est orchestrée.
Ce n'est pas le moment de la médiation, le moment de l'amende honorable, c'est le moment de la réparation et de la soumission.
Donc bien sûr, Froissart, montrant un roi qui est prêt jusqu'au dernier moment à transgresser les règles de la bonne politique et diplomatie internationale, en profite pour critiquer le comportement du roi d'Angleterre.
On a donc, une fois de plus dans ce récit, toute la complexité de l'usage médiéval des émotions, qui mêle ritualisation et gage d'authenticité.
Tout cela étant de surcroît codifié par la rhétorique des auteurs qui en rendent compte et qui savent eux-mêmes, car ils ont appris la rhétorique, que la passion est un des éléments pour emporter l'adhésion du lecteur ou de l'auditoire.
En disant cela, je pose aussi une limite de plus à l'enquête de l'historien.
Ces sources, textes et images, ne lui laissent voir le plus souvent que les croyances et pratiques de l'élite.
Par définition, les masses illettrées n'écrivent pas et nous n'avons donc aucun accès direct à leur témoignage, en tout cas par les supports classiques de l'histoire.
Et c'est là que le dialogue entre l'histoire et l'archéologie est particulièrement précieux, car il permet d'ouvrir d'autres pistes.
Malgré tout, pour l'historien, quelques fenêtres peuvent être entrouvertes.
C'est le cas, par exemple, dans les sources judiciaires, où sont parfois retranscrites les paroles des gens du commun.
On constate alors que le recours à l'émotion, chez les artisans ou les ouvriers, répond aux mêmes critères que parmi l'élite.
La valeur de l'honneur, par exemple, y est tout aussi centrale.
Défendre son honneur exige qu'on se mette en colère et qu'on déclare sa haine contre son accusateur.
Quelqu'un qui est accusé dans un procès au Moyen Âge, et qui reste placide alors que sa réputation est mise en cause, est déjà soupçonné d'être coupable.
Donc, il y a presque une nécessité à manifester sa colère, quitte à insulter son entourage et à recueillir des amendes pour cela.
C'est au contraire un gage de sa bonne foi.
Mais le plus souvent dans les sources, notamment les sources narratives, les émotions de ceux que les auteurs appellent "les simples gens", les gens illettrés, apparaissent largement incarnées par la foule, elles sont rarement individualisées.
C'est la liesse à l'occasion de l'entrée d'un prince dans une ville, l'enthousiasme religieux lors des prédications ou des croisades, la peur quand arrive l'armée ennemie ou une épidémie.
Qu'elles expriment un moment de communion entre le peuple et ses dirigeants ou qu'elles portent la révolte, les émotions du peuple sont le plus souvent rendues par l'élite comme des manifestations spontanées, infantiles, voire animales lorsqu'il s'agit de révolte.
Il y aurait alors beaucoup à dire sur cette façon de concevoir la foule comme un organisme en transe.
Et là, on rejoint certains stéréotypes assez récents de l'irrationalité des émotions et on construit à partir du Moyen Âge, quelque chose qui me semble très intéressant : la grande difficulté pour l'élite de penser la foule autrement que comme un vecteur d'émotions.
Tout se passe comme si l'identité de la foule passait par l'émotion, et que sans émotion, à savoir avec seulement de la raison, la foule n'existe pas.
Évidemment, on est là dans un cercle.
Les foules, de ce côté-là, sont nécessairement irrationnelles, spontanées, infantiles, et donc rapidement dangereuses.
Parfois, les sources trahissent cependant.
Voulant montrer la foule en furie, elles laissent voir combien la colère du peuple pouvait être, elle aussi, maîtrisée, ritualisée.
L'historien Vincent Challet, par exemple, s'est intéressé aux révoltes urbaines en Languedoc, à la fin du XIVème siècle, à travers les sources judiciaires qui, pour ce qui est de l'écrit, font partie de ces rares sources, à l'époque, où transparaît un peu plus la parole des gens ordinaires.
Il montre bien que ces accès de colère contre le seigneur ou les magistrats, malgré leur apparente spontanéité, suivaient un protocole précis.
Il y a une forme de ritualisation de l'émeute qui procède par inversion des cérémonies de liesse, elles aussi codifiées, lors des entrées royales où l'on sonne les cloches, et où le peuple est appelé à acclamer le prince au cri de "Vive le roi" ou encore "Miséricorde".
Quand la révolte éclate, ce sont les maîtres des guildes, c'est-à-dire les représentants des corporations de métiers, les maîtres des guildes font sonner le tocsin afin d'appeler les habitants à se rassembler en armes devant les demeures des consuls.
Et surtout, constate-t-il, d'une ville à l'autre, ce sont les mêmes slogans, les mêmes cris qui sont proférés, à Toulouse en 1357, à Clermont-L'Hérault en 1379, à Béziers en 1381 : "Mueyron, mueyron los traidors !", "À mort, à mort les traîtres !", avec parfois, constate-t-il, cette petite variante : "À mort les voleurs !"
Ici aussi, le cri de colère, la clameur, le mouvement de la foule, ne sont pas des débordements émotionnels incontrôlés, mais une forme de ritualisation de la contestation adaptée à l'espace urbain et aux milieux des corporations de métiers.
Ces milieux inversent les codes des scènes de liesse, signifiant par là la rupture d'unité entre le peuple et ses dirigeants, et cherchant également à fonder une nouvelle unité des contestataires.
Il ne s'agit ni plus ni moins que d'une démonstration de force politique.
On le voit, Michelet et Huizinga avaient bien raison, entre le XIXème et le début du XXème siècle, d'insister sur la force des émotions au Moyen Âge.
On est frappés par leur omniprésence dans la vie quotidienne.
Peut-être est-ce cela qui est le plus déroutant pour nous aujourd'hui.
On perçoit des lignes de force dans la façon dont elles sont codifiées, quelle valeur on leur attribue, ce qu'elles signifient et comment elles agissent, mais on constate aussi l'infinie diversité de sens et d'usages, et donc aussi les possibles malentendus de la communication émotionnelle.
Ne pas croire que tout est parfaitement structuré et qu'il n'y a pas de jeux, bien sûr, au contraire.
C'est même à partir de là que ça devient intéressant pour l'historien, c'est lorsque fonctionnent les jeux, lorsqu'on observe des ruptures, lorsque, par différence de classe sociale, de milieu ou de situation, la machine se grippe et que pleinement le langage émotionnel fonctionne.
On peut comprendre que cette présence envahissante ait pu dérouter les historiens du XIXème et du début du XXème siècle, qui vivaient dans une société plutôt répressive sur le plan émotionnel, où les émotions n'avaient pas de légitimité dans l'espace public ou, à l'inverse, servaient à galvaniser les masses jusqu'au fanatisme.
Aujourd'hui, le détour par le Moyen Âge, cet effort de compréhension pour rendre plus familiers les affects, au premier abord si étranges, des femmes et des hommes du passé, est peut-être aussi une invitation à questionner la place que nous réservons dans nos sociétés à cette part de notre humanité, faite d'ombre et de lumière, qui nous fascine autant qu'elle semble nous effrayer.
Je vous remercie.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Bonsoir, je vous remercie également d'être très nombreux ce soir, et après ce magistral exposé, moi, je vais vous inviter à compulser les archives du sol, puisque je suis archéo-anthropologue à l'Inrap.
Ce métier, pour certains, doit évoquer les feuilletons télé : Bones, NCIS...
Presque !
Pas complètement, mais presque.
C'est une discipline qui permet, à partir de la matière osseuse humaine, de restituer une partie de l'identité des individus trouvés au hasard des fouilles en archéologie préventive.
Sabine m'a demandé si à partir de l'approche funéraire que je pouvais avoir, je pouvais traduire des émotions au Moyen Âge.
On a pensé à la souffrance physique, qui aurait pu être le sujet d'un exposé en présentant des pathologies osseuses traumatisantes, invalidantes.
On a pensé à l'inclusion ou l'exclusion des personnes handicapées.
Et en songeant à un site que j'ai récemment fouillé, je me suis dit que j'allais parler du deuil, et d'un deuil spécial qui est celui que les parents éprouvent à la mort injuste et prématurée d'un enfant en bas âge, et notamment à la naissance ou in utero.
Je vais donc vous parler d'un rituel particulier, spécifique au Moyen Âge, qu'on a pu traduire grâce à une fouille bien particulière.
Je vais vous inviter à m'accompagner dans tout le travail d'archéologie et de consultation des archives du sol fait il y a 10 ans en Seine-et-Marne.
Tout d'abord, archéo-anthropologue, c'est un métier passionnant qui fait voyager à travers le temps et rencontrer les gens, puisqu'on est en prise directe avec leur sépulture.
On peut avoir une approche biologique, la matière osseuse est très bavarde, approche qui permet de définir le sexe avec les os du bassin, puisque la seule différence entre un squelette de femme et d'homme, c'est que celui de la femme est prédisposé à porter des bébés, sinon, ils sont identiques.
On peut estimer l'âge au décès en étudiant les structures crâniennes.
On peut étudier tous les caractères morphologiques, stature, robustesse, les pathologies, si elles ont laissé des traces sur la matière osseuse, fractures : oui, migraines, rhumes de cerveau : non.
On peut observer des traces de carence alimentaire, des traces lisibles sur le squelette en pleine croissance, des arrêts de croissance liés à des carences alimentaires.
Le squelette s'arrête de grandir, et avec des radios, on peut observer un état sanitaire d'adulte.
On peut observer des liens de parenté, on a tout sur un squelette, des petits trous, des pics osseux, qui ne sont pas traumatiques ou pathologiques mais qui peuvent être génétiques.
Travailler sur un cimetière médiéval nous permet de savoir qu'on a des regroupements familiaux, mais sur la préhistoire ou la protohistoire, on ne connaît pas les règles unissant les gens entre eux.
Vivent-ils en famille, en couple ?
Était-on polygames à l'âge du bronze ?
Regarder dans leurs cimetières pour retrouver ces liens de parenté au-delà des travaux avec l'ADN est tout à fait passionnant.
Et au-delà de ces composantes biologiques, on a une approche culturelle puisque toutes les inhumations sont faites par les contemporains de ce défunt.
Et donc, avec les gestes déployés, les objets déposés, l'orientation, l'agencement d'un corps, ses membres supérieurs, inférieurs on peut avoir accès à la pensée des contemporains.
Dès lors, l'idée de ce soir était de passer à ce travail de la matière osseuse, un peu confiné en laboratoire, avec des instruments pour mesurer des crânes et ossements, et vous montrer comment, du terrain jusqu'au laboratoire, on peut avoir accès à la pensée, donc à ces émotions et à ce deuil périnatal, pour vous montrer que c'est quelque chose d'universel, ici focalisé sur le Moyen Âge, mais qui puise ses sources au plus loin de la protohistoire.
De tout temps, et l'archéologie le montre à mesure des fouilles, les tout-petits, ceux qui ne sont pas agrégés à la communauté des vivants, bénéficient d'un traitement très particulier.
Lorsqu'ils ne sont pas intégrés au cimetière communautaire, on les retrouve dans la maison.
Le rite de passage qui aurait donné une place au sein du groupe fait qu'ils ne vont pas au cimetière et restent près du foyer.
À l'époque gallo-romaine, il y a un rituel particulier, les tout-petits ne sont pas incinérés, on les enterre dans une amphore.
On veut y voir la représentation du placenta, de l'utérus.
Ils ne sont pas enterrés dans les cimetières, mais à des carrefours, à des endroits de passage.
Ce sont des rituels qui ne sont pas infamants, qui ne sont pas des injures, mais qui nous montrent, au fil de l'histoire, qu'il y a une ritualisation constante de la mort prématurée.
Mort prématurée qui est colossale notamment avant l'invention du vaccin.
Pour vous donner un exemple, le vaccin date du XVIIIème siècle à peu près, Jenner l'a inventé, toutes les populations dites "pré-jennériennes" connaissent une surmortalité infantile cataclysmique.
On estime qu'environ 1 enfant sur 4 mourrait à la naissance, imaginez les affres des accouchements, des conditions sanitaires, etc.
Grosso modo, un peu plus meurent avant 4 ans, pareil, les affres du sevrage.
Un enfant allaité est protégé, et dès qu'arrive un frère ou une sœur, il se trouve confronté à des bouillies de céréales de meules remplies de grains de silice, etc.
Le choc est rude, et très souvent le sevrage est un âge où les enfants meurent en grand nombre.
On estime que du sevrage, avec tous les accidents de la petite enfance, les chutes, les enfants qui s'approchent trop des foyers, etc., on a des textes racontant des morts atroces d'enfants sans surveillance, un autre quart décède avant 10 ans.
Donc, même si une femme commence très tôt à enfanter, le taux de mortalité est colossal jusqu'au XVIIIème siècle.
Et donc, passer de ces morts qui semblent être le quotidien...
Les historiens ont très longtemps dit qu'on s'était habitués, que si on perdait un enfant, on en ferait un autre l'année suivante.
On s'aperçoit que c'est toujours un drame, quelles que soient la période et les structures familiales, c'est toujours un drame de perdre un enfant en bas âge, c'est la mort la plus injuste qui soit, la perte d'une espérance.
Et je voulais vous montrer comment, avec l'archéologie funéraire, on peut essayer de restituer l'expression de ce chagrin.
Je vous invite en Seine-et-Marne, à quelques kilomètres de Vaux-le-Vicomte.
C'est un charmant petit château médiéval situé à Blandy-les-Tours, qui appartient au département et qui, de façon classique, alors qu'il devait voir l'intérieur des remparts bénéficier de travaux "Monument historique", a bénéficié d'une fouille préalable à l'emplacement des bâtiments qui avaient un impact sur le sous-sol.
On connaissait bien l'histoire de ce château de la fin du XIIème siècle.
Vous voyez qu'à gauche on devine une église, l'église paroissiale du petit village, mais très peu d'investigations avaient été faites à l'intérieur du château.
Ici, vous avez la fouille qui commence dans la cour castrale.
On est strictement limités par le dessin des bâtiments, il est impossible d'outrepasser, on est donc soumis aux aléas des découvertes.
Et nous tombons sur un bâtiment bien spécifique que les spécialistes reconnaissent tout de suite, il s'agissait d'une église, préalable à la construction du château.
Une église anonyme, inconnue dans les textes, donc pas de titulature, dont on a trouvé la quasi totalité du chevet, bien définie, avec des contreforts dans les angles, une nef qu'on n'a pas dégagée dans sa totalité parce que nous étions contraints par un impact du sous-sol, des traces d'autel, de l'enduit peint...
Un schéma classique d'une église avec des arêtes de poisson, typique d'une construction de l'an 1000.
Église qui n'a aucun rapport direct avec ce château, une église préalable au château.
Elle n'apparaît pas dans les archives, on ne la connaît pas, on est confrontés à la seule connaissance du lieu qu'on peut avoir par l'archéologie.
Trouver une église nous a permis de travailler sur le village, de retrouver d'anciennes fouilles faites au XIXème, etc., et de s'apercevoir qu'entre l'église à l'extérieur du château, que j'ai montrée précédemment, et cette église, qui est fictivement à l'intérieure du château, s'était développé un vaste cimetière, classique, avec des sépultures du haut Moyen Âge, orientées, classiques, du mobilier métallique, des plaque-boucles, de l'armement, quelque chose de tout à fait classique.
Quand on replace en perspective la totalité des fouilles, des indices archéologiques trouvés sur ce petit village, vous voyez le tracé du château, classique, avec ses tours, l'église du village, dédiée à saint Maurice, qui est une titulature très ancienne, et vous avez, en fonction des travaux de voirie, des travaux de restauration des trottoirs, du château, des fouilles faites à proximité des tours, etc., on a pu mettre en perspective qu'il y avait un groupe paroissial.
C'est souvent un jumelage de deux églises, l'une avec une titulature ancienne, "Martin", "Étienne", ici "Maurice", vraisemblablement, la jumelle est dédiée à la Vierge.
Là, on ne peut pas l'affirmer, aucune trace ne permet de l'indiquer.
Et une fois débarrassés du château, on a un groupe paroissial classique, une église saint Maurice et notre fameuse église anonyme dispersées de part et d'autre d'un vaste cimetière, ce qui est un équipement liturgique et religieux tout à fait classique.
La particularité de l'église anonyme, c'est que la fouille de son chevet, loin de nous donner la population classique que l'on retrouve dans ce type d'inhumation, à savoir, les enfants au droit fil des murs.
On dit que l'eau tombant des gouttières était une forme de baptême universel, et on y mettait donc les tout-petits, et en s'éloignant on a les plus grands, les adultes, de façon classique.
Schéma de fouilles que l'on attendait, pensant à un système paroissial classique.
Sauf que cette église nous a livré une population tout à fait atypique, uniquement composée de fœtus, d'enfants nés autour du terme, avant ou après 40 semaines, et les plus grands, les plus âgés ont 18 mois.
Rien d'autre, pas un enfant plus âgé, et pas un adulte.
Donc, un recrutement très spécifique qui nous a alerté, puisqu'on était vraiment dans un cadre avec une sélection très particulière, et tout de suite, nos premières études se sont orientées vers une pratique bien particulière que l'on connaît au Moyen Âge, notamment à partir du XIIIème siècle, qui apparaît dans les registres paroissiaux et qui s'appelle le "répit".
De façon indubitable, car nous avons pu faire des tests à droite à gauche, la population de Blandy-les-Tours n'excède pas 18 mois, et nous avons un tiers de fœtus, ce qui est tout à fait anormal.
En règle général, les enfants, qui plus est les tout-petits, ont un endroit précis dans le cimetière, surtout s'ils ne sont pas baptisés.
S'ils sont baptisés, ils sont avec leur famille.
Vous allez voir que c'est un drame de mourir sans être baptisé.
Il y a des carrés, des lieux réservés, qui le plus souvent ont disparu.
Un cimetière, une église, aujourd'hui, est soumise à des travaux perpétuels, des enterrements qui continuent...
Les sépultures de tout-petits sont très superficielles, elles ne demandent pas un creusement profond, et, n'en déplaise à la légende, l'os est très solide.
Donc quand on ne les retrouve pas, c'est qu'ils sont inhumés ailleurs.
Au Moyen Âge, il y a toute une série d'églises dédiées à l'enterrement des tout-petits qui n'ont pas été baptisés.
Et probablement, au vu de cette fouille très atypique et compliquée, on a pu en déduire que nous avions une église qui datait d'avant le XIIème siècle, puisque le château date de ce siècle.
On est à côté de Melun, il appartient au Vicomte de Melun.
Et il est vraisemblable que l'on a un rituel de répit ancré dans le temps de façon très ancienne, aucun texte, les textes autour de l'an 1000 sont très rares.
Donc, ce n'est que l'archéologie, les datations radiocarbone, l'étude des stratigraphies, la consultation d'historiens, qui nous ont permis de vous restituer ce rituel particulier.
La fouille est compliquée, parce que fouiller des tout-petits, ça nécessite une méthodologie particulière.
On ne peut pas travailler avec des outils trop grands, on travaille avec des outils de dentiste, des micro-aspirateurs.
Un fémur de nouveau-né, à terme ça mesure 4cm et demi.
Le fémur étant l'os le plus long du squelette, je vous laisse imaginer la taille des vertèbres, des mains et des pieds.
C'est vraiment une opération très particulière qui a été conduite, très minutieuse, mais le site le méritait.
On a mis les moyens nécessaires pour fouiller ce cimetière particulier.
Vous voyez que dans l'emprise qui nous était autorisée, nous avons pu mettre au jour à peu près 72 sépultures pour la première série de fouilles.
Ce sont des enfants qui sont âgés de 24 à 26 semaines in utero à 30 mois : 18 mois, 2 ans, 2 ans et demi, voilà.
Grande perplexité pour l'anthropologue parce qu'il n'a pas de table de mesure pour travailler sur les fœtus.
On ne sait pas, avec la taille des ossements de fœtus, restituer un âge au décès in utero.
Il existe bien des tables qui nous permettent d'avoir accès à l'âge au décès des tout-petits, sauf que, et c'est là les limites de cette discipline anthropologique qui a souvent été galvaudée, mal utilisée et instrumentalisée, ce sont des mesures faites par des médecins nazis.
Vous imaginez bien que d'une façon éthique, déontologique, morale, à n'importe quel prix, aucun de nous ne mettrait en bibliographie des horreurs, si scientifiques soient-elles, qui aient été faites dans les camps de concentration.
À l'heure actuelle, quand on travaille sur des fœtus, on doit se mettre en rapport avec des échographes qui nous donnent les mesures précises.
Mais ils travaillent sur un périmètre crânien, vous imaginez bien que le périmètre crânien des nouveaux-nés et des fœtus ne peut pas être restitué.
Ils travaillent sur des périmètres abdominaux, même problème, et heureusement, sur les longueurs fémorales et humérales.
Donc, on a pu avoir des âges au décès très précis, notamment pour les fœtus, et 24 semaines, ce sont des fœtus qui sont issus de fausses couches, d'avortements, et qui bien évidemment n'ont pas été baptisés.
Donc, c'est une fouille qui était très particulière, je ne vous le cache pas.
Donc, vous voyez, des âges...
Des ossements qui sont en bon état, des âges différents, mais on est vraiment autour du terme.
Voici le travail de restitution fait par les collègues archéologues.
Indépendamment de travailler sur l'âge au décès, on travaille également sur le mode de dépôt : était-il en linceul, avait-il un cercueil ?
Vous voyez sur la gauche un squelette qui est complètement désarticulé, les contentions se sont libérées, on a sûrement un enterrement en cercueil, le petit squelette a eu de la place au moment de la décomposition, alors que celui du milieu paraît plus contraint, il a été vraisemblablement enserré par un textile dont les effets de contention ont laissé des traces sur le squelette.
On est toujours dans la composante biologique, trouver un âge, et voir tous les gestes déployés à l'enterrement par ses contemporains.
Impossible d'estimer l'âge au décès, les os du bassin n'étant pas assez fermés...
Pardon, je dis une sottise : impossible de déduire le sexe.
En revanche, l'âge est très précis, puisqu'on fait des mesures sur les os longs.
Ici, vous avez les âges au décès, avec un pic entre 0 et 6 semaines, où on a toutes les mortalités liées à l'accouchement.
Pour rappel, on est en Seine-et-Marne, dans la campagne profonde, autour de l'an 1000.
Vous vous doutez que l'obstétrique est défaillante, que les conditions d'hygiène sont très limitées et qu'à l'accouchement, il était très fréquent qu'un enfant décède et que la mère décède aussi.
Le drame, c'est toujours un drame pour des parents qui perdent un enfant en bas âge, et le drame qui s'ajoute au Moyen Âge, c'est que l'enfant non baptisé va directement en enfer.
En effet, il ne peut pas accéder au paradis, n'étant pas baptisé, et il va donc en enfer, ce qui est une injustice absolue, comme en témoignent les textes postérieurs au XIIIème siècle, c'est une injustice absolue car il n'y a pas encore eu de péché.
Donc, au Moyen Âge, la seule consolation que les parents pouvaient accorder à leur enfant était de lui offrir le paradis.
Comment le faire sans avoir baptisé l'enfant ?
C'est là que se met en place tout un subterfuge, qui va traduire cette souffrance qu'est la mort prématurée d'un enfant, c'est le miracle du répit.
Au Moyen Âge, on va inventer pour se consoler, pour essayer de trouver un pis-aller, l'idée qu'en amenant un enfant dans ces fameux sanctuaires, dans ces fameuses églises où on peut attendre un répit.
En déposant l'enfant sur l'autel en priant, comme sur l'illustration, les parents, souvent les parrains, un répit arriverait, Dieu donnerait un souffle de vie de quelques secondes qui permettrait de baptiser l'enfant, auquel on offrait le paradis.
Ça marchait à tous les coups.
La puissance divine était absolue, ça marchait à tous les coups.
Sauf que, de façon plus prosaïque, beaucoup plus ostéologique, lorsqu'on dépose un petit corps sur une surface plane, au bout de 24 heures, les contentions articulaires des épaules lâchent et le corps s'affaisse, donnant l'impression qu'un souffle sort des poumons.
C'est ce que disent les registres paroissiaux, comme retranscrit ici.
"Ce jour, on nous a amené tel enfant décédé, les parents, parrains, marraines sont entrés en prière, et au bout de tant d'heures, le souffle divin a institué l'enfant qui a pu être baptisé et enterré en terre sainte."
Les textes des registres paroissiaux nous parlent souvent de teints rosis, de souffles nouveaux, donc le souffle divin, évidemment.
Alors, la médecine légale va forcément entrer en conflit avec le souffle divin.
Sauf que ça permettait à des parents endeuillés d'être soulagés, de baptiser un enfant in extremis, et de pouvoir l'enterrer en terre sacrée.
À l'époque, autour de l'an 1000, les baptêmes ne sont pas administrés à la naissance, cela viendra bien plus tard.
On administre le baptême lors des fêtes, Pâques, la Pentecôte, nombreux sont les enfants qui meurent avant que ne s'instaure le baptême du premier jour, pour éviter qu'il y ait trop d'enfants qui meurent sans être baptisés.
Je vous ai amené des exemples de registres paroissiaux qui viennent d'un sanctuaire à répit qu'on connaît bien, identifié comme tel, à Provins, dans l'église Saint-Ayoul qui est dédiée à sainte Marguerite, patronne des accoucheuses, il y a donc une logique.
Ce sanctuaire est connu.
Au Moyen Âge et à l'époque moderne, on amenait les enfants de toute la région, en faisant parfois 50km à pied.
Les parents s'investissaient dans cette aventure du répit pour que sainte Marguerite et le souffle divin leur permettent d'enterrer leur enfant en terre sainte.
Vous le voyez, compulser les registres paroissiaux nous permet de savoir qu'on a amené un enfant décédé entre 3 et 4 heures après son baptême.
Et donc...
Fort de cette tradition qui prenait de l'ampleur, l'Église n'a jamais statué sur ce rituel.
Elle a toujours été complaisante, un curé était toujours présent.
Ça s'est fait à la marge.
De temps en temps, un pape s'opposait, mais ça continuait à être sous-jacent dans les paroisses où on pratiquait le répit.
Et vous imaginez le nombre de répits pratiqués, au regard de la mortalité infantile dont j'ai parlé tout à l'heure.
Jusqu'au XIIème siècle, on a procédé de telle sorte parce qu'il fallait éviter que les enfants aillent en enfer.
Et au XIIème siècle, on a inventé quelque chose de fabuleux, les autorités ecclésiastiques ont inventé les limbes, cet endroit très resserré entre le paradis et les enfers, où sont accueillis les enfants non baptisés.
C'est-à-dire qu'on a statué de façon docte et liturgique, en disant qu'il n'était pas normal que les enfants aillent en enfer, on ne pouvait pas leur accorder le paradis, on leur accordait un entre-deux : le limbe des enfants, le "limbus puerorum".
Et ces limbes ont permis à toutes ces âmes errantes mais enfermées d'attendre, dans un endroit bien spécifique du paradis, le jour du Jugement dernier, où chacun serait ressuscité et retrouverait sa place comme il convient.
À Blandy-les-Tours, c'est un site assez exceptionnel parce que la construction du château est venue fossiliser ce rituel dont on n'avait pas connaissance, et nous a permis d'avoir une sorte de polaroid sur un geste qui a duré deux siècles.
Par ailleurs, en archéologie, on trouve rarement en fouilles des sanctuaires à répit, on les connaît par les textes.
Vous imaginez bien qu'une église encore en usage à l'heure actuelle, depuis le XIème, XIIème siècle, a vu ses abords, les différents cimetières, leurs rotations, revenir bousculer les enterrements originels, etc.
Trouver une église spécifiquement dédiée et son cimetière adossé est assez rare.
Là, on a simplement les aléas de la vie d'un endroit oblitéré au XIIème siècle qui nous ont permis d'avoir accès à ce probable rituel de façon très précoce, puisque les historiens avec lesquels nous avons travaillé, nous on dit que pouvoir attester ce geste autour de l'an 1000 était assez exceptionnel, sachant qu'ils s'y attendaient.
On manquait de documentation écrite, on n'en avait pas d'archéologique, ils s'y attendaient.
On sait que le miracle du répit, sans qu'un lieu spécifique lui soit accolé, existe dans les textes.
On parlait de saint Augustin, il raconte comment, à Hippone, un enfant avait été ressuscité au lendemain de son décès.
Les textes le mentionnent très souvent, forcément, on est en quête de baptêmes, mais de lieux bien définis, ils restent rares en archéologie.
Il est vraisemblable que l'origine du répit, en tant que lieu d'inhumation des tout-petits, puisse trouver racine autour des baptistères.
Il est probable que si l'on fouillait les baptistères que l'on connaît d'époque mérovingienne, on pourrait trouver autour une partie de contexte funéraire spécifiquement dédié aux tout-petits.
Toujours est-il, qu'avoir pu démontrer qu'à Blandy-les-Tours on avait quelque chose de très précoce, qui est peut-être le début d'une longue histoire, c'était un maillon de plus qui remontait dans le temps cette pratique, qui est quand même l'expression d'une souffrance assez universelle.
Puisque tous les tableaux du Moyen Âge, de l'époque moderne, des Hollandais, des Français, vont nous montrer...
À chaque fois qu'ils essayent de mettre en image le paradis, vous verrez toujours dans un petit coin, souvent à gauche, un endroit pour les âmes des enfants décédés, l'endroit où se trouvent les limbes, et qui attendent le Jugement dernier.
C'est une espèce d'angoisse populaire qui est ainsi restituée, mais c'est une angoisse qui est toujours d'actualité.
Imaginez que les limbes ont été définitivement abolies en 2007.
Il a fallu un décret papal pour que les limbes soient définitivement rayés de la géographie de l'au-delà, entre les enfers et le paradis, et pour que tous les enfants qui, à l'heure actuelle, sont décédés sans baptême aient accès au paradis.
Donc, vous voyez que ces préoccupations, ces souffrances, que l'on imagine antiques, archaïques, médiévales, sont toujours d'actualité, puisqu'à Rome, on a statué sur s'il fallait en finir avec les limbes ou pas, et ce que l'on faisait des petites âmes non baptisées.
C'est intéressant de voir cette longue continuité de geste, de pensée, et de toute façon, perdre un enfant est toujours terrifiant, les parents trouvent tous les subterfuges possibles pour y pallier.
Imaginez que pendant très longtemps au XXème siècle, un enfant décédé à la naissance était considéré comme du déchet chirurgical, médical.
Il n'avait ni sépulture, ni nom.
On a tous en mémoire des faits divers où des parents se battent pour qu'un enfant décédé prématurément puisse avoir accès au livret de famille, qu'on puisse lui donner un nom, une sépulture.
Toutes ces préoccupations très contemporaines...
Je trouvais intéressant de montrer que cette souffrance de l'injustice s'exprimait aussi au Moyen Âge, et sûrement dans des périodes plus reculées.
Le deuil d'une personne âgée est un chagrin, mais c'est normal, le deuil d'un enfant ne l'est jamais.
Donc, de l'âge du bronze à l'âge du fer, au Moyen Âge, avec ce système de répit, et à notre époque contemporaine, la souffrance est égale.
Elle s'exprime différemment, la mortalité est moindre, on a moins besoin de subterfuges, mais je trouvais intéressant de faire ce va-et-vient, entre nos préoccupations contemporaines et ce Moyen Âge, qu'on a tendance à trouver blasé par rapport à la mort.
On imagine que la mort fait tellement partie du quotidien, ce qui est vrai, on s'y habitue, mais on trouve toujours des moyens, des subterfuges, pour pallier la souffrance qu'elle peut entraîner.
C'est aussi notre rôle d'archéo-anthropologue, d'avoir un regard scientifique et désincarné sur la matière osseuse, mais d'avoir aussi accès à la pensée, au geste, et de se dire que, tout ou partie, le monde des morts est le reflet du monde des vivants, que le regard qu'on a sur ces personnes du temps passé nous renvoie un éclairage intéressant sur nos préoccupations contemporaines.
Voilà, je vous remercie.
Modératrice.
-Donc je tiens un micro.
Il faut lever la main plus haut.
Auditrice 1.
-Bonjour.
Je suis là.
Mais je suis une voix anonyme, c'est pas grave, je suis dans les limbes, du côté gauche.
En fait, c'est un petit peu...
Je ne suis peut-être pas la bonne personne pour commencer les questions.
Ma question c'est de savoir si les animaux ont bénéficié de ce genre ritualisation ou pas.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-On trouve des tombes d'animaux au Moyen Âge, de chiens, de chevaux.
Childéric a été enterré avec tous ses animaux.
Il y a une ritualisation.
Il y a des gestes déployés, des mises en scène.
À toutes les époques, on a associé dans la tombe des animaux de compagnie, bien sûr.
À l'époque gallo-romaine, on enterre beaucoup les chiens.
Au Moyen Âge, j'ai souvenir de chiens, de chevaux, de cochons.
Compliqué !
Chien, cheval, ça va pour expliquer la présence au sein d'un cimetière paroissial.
Cochon, plus difficile.
Donc, évidemment les animaux...
Et je ne vous parle pas des Égyptiens et des momies de chat à Saqqara.
Oui, l'animal bénéficie de pratiques particulières et accompagne très souvent l'humain dans la tombe ou dans le lieu...
Les Gaulois pratiquent un rituel où ils associent humains et animaux dans des silos pour nourrir les forces...
Les forces chthoniennes dans un rituel lié aux semailles et aux moissons.
On trouve souvent des chevaux, des bovins, des cochons, au même niveau d'offrande que les humains.
Oui, les animaux sont très présents en archéologie funéraire.
Auditrice 2.
-Merci.
Ma question c'était : Aujourd'hui, on parle parfois d'hypersensibilité, ou alors, il y a cette idée qu'on se concentre beaucoup sur tout ce qui est trauma, on parle de syndromes post-traumatiques, des personnes qui doivent faire toute la période de deuil.
On s'intéresse beaucoup au fonctionnement de ces choses.
Est-ce qu'on adresse...
On ne devait pas appeler ça un syndrome post-traumatique, mais est-ce qu'on adresse les personnes qui vivent une longue période de souffrance après un choc, ou est-ce que l'émotion est quelque chose de très instantané, et on attend d'elles qu'elles refonctionnent dans la vie de tous les jours ?
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Avec l'archéologie funéraire, c'est difficile de vous répondre.
Toutefois, j'ai quelques exemples.
Quelqu'un qui subit un acte chirurgical très impactant, qui va devoir être immobilisé longtemps, on prend soin de lui.
On a très tôt conscience qu'il faut que son moral aille de pair avec le soin chirurgical qu'on peut lui apporter.
Les textes les mentionnent, et rien que les soins apportés...
Quand quelqu'un est amputé des deux jambes dans un cimetière carolingien des grandes plaines de Brie, où on imagine que la vie, même avec deux jambes, n'est pas simple, la prise en charge, le respect, tout ça peut être mis en évidence.
Prendre soin de l'autre, c'est respecter sa souffrance.
C'est se l'approprier.
Fabriquer des prothèses pour aider quelqu'un à manger ou à se déplacer, c'est prendre soin de sa souffrance, et donc de respecter son temps où il ne sera pas opérationnel.
Dans le deuil...
J'imagine qu'une mère perdant un enfant n'a pas le temps de se cloîtrer des jours et des jours si elle doit aller au champ ou être commerçante dans une ville.
Mais il me semble qu'avec l'examen des squelettes, avec les soins et les soins faits autour des sépultures, le temps de remise en forme, de la souffrance et de la récupération sont des choses prises en compte.
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-À la fin du Moyen Âge, les médecins traitent beaucoup de cas comme ça, de gens qui tombent dans la mélancolie, pour des raisons variées mais notamment à cause du deuil.
Donc, oui, à partir du XIIIème siècle, on voit des conseils médicaux, des lettres de médecins qui essayent de redonner le goût de vivre à des gens qui se laissent aller.
Peut-être, ça répond un peu à votre question.
Le fait que l'état émotionnel devienne un sentiment, s'installe dans la longueur et que l'on passe de la douleur à la mélancolie, de la mélancolie à ce qu'on appellerait la dépression, sont des choses très présentes dans les sources elles-mêmes.
La mélancolie devient même le mal par excellence, cette tristesse, à tel point que la Renaissance la réinvestira.
Cette tristesse qui n'en finit pas questionne, au contraire, énormément les contemporains.
Auditrice 3.
-J'avais deux questions.
Vous aviez parlé du fait que les mères mourraient aussi beaucoup autour de l'accouchement.
Avez-vous retrouvé, ou existe-t-il, des sépultures mère-enfant où ils étaient ensemble ?
Et deuxième question, vous aviez parlé d'enfants entourés, enveloppés de linges.
Y avait-il des positions particulières ?
Est-ce que l'emmaillotage était fait de manière à reconstituer une position fœtale ou autre chose ?
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Pour les tout-petits, l'emmaillotage se fait avec les bras le long du corps et on tire au maximum les jambes, ce qui donne un squelette extrêmement contraint.
Les membres supérieurs ne sont pas repliés, on ne maintient pas la position fœtale, au contraire, on étire.
Pour le peu de tout-petits dont on a pu faire la fouille de façon rigoureuse avec les méthodes actualisées.
Des femmes mortes en couche, quand l'enfant n'est pas extrait violemment...
Je passe les détails.
L'idée c'était ça aussi, d'extraire...
Si une maman mourrait en couche et que le bébé n'était pas sorti, il fallait voir le crâne pour pouvoir l'ondoyer.
Donc, des médecins ont raconté des horreurs sur la façon, docte, scientifique, de laisser la mère de côté, puisqu'elle était baptisée, et tout faire pour extraire le fœtus.
Les femmes mortes en couche, dans les cimetière paroissiaux, sont peu fréquentes, mais des femmes en état de grossesse décédées, oui, on en trouve.
C'est pas fréquent, mais on en trouve.
J'ai quelques exemples en tête, j'en ai fouillé quelques-uns, oui.
Auditrice 4.
-Bonjour.
Vous avez parlé de plusieurs émotions : le deuil, la tristesse, etc., mais j'aurais une question sur le sentiment amoureux.
Est-ce que c'était quelque chose qui restait dans le privé au Moyen Âge, ou des gens pouvaient en faire une forte démonstration publique ?
Damien Boquet, historien, puis auditrice 4.
-Je ne vous vois pas.
-Je suis là !
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-C'est l'émotion, le sentiment le plus envahissant dans les sources que nous possédons, qu'elles soient religieuses, laïques, on en parle tout le temps.
Évidemment, au Moyen Âge, un volume considérable de nos textes vient des gens d'église.
Et dans la Bible, dans le Nouveau Testament, le nom même de Dieu est amour, par la "caritas", la charité, mais la charité est une façon de dénommer une certaine forme d'amour, et donc la référence à l'amour, elle est absolument constante.
Après, elle se décline en de multiples nuances : l'amour charnel, l'amour spirituel, l'amitié, la dilection...
Mais oui.
Tout est déclinable en termes d'amour et de haine, au Moyen Âge.
Un traité politique, c'est un acte d'amour.
Une déclaration de guerre, c'est un acte de haine.
Si vous êtes allié avec quelqu'un, vous devez l'aimer.
Ça marche aussi dans l'autre sens : si la trêve est rompue, vous devez le haïr.
Donc après, il faut scénariser toutes ces choses.
Et en plus, la dimension privée, le lien conjugal est pensé en termes d'amour, le lien féodal est pensé en termes d'amour, le lien à Dieu est pensé en termes d'amour.
C'est même un peu fatiguant à la longue.
On ne parle que de ça.
On ne pense pas toujours qu'à ça, mais en tout cas, c'est extrêmement présent.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-En archéologie aussi.
Au Moyen Âge, chaque tombe doit être individuelle.
C'est les conciles qui l'ont décidé, à l'inverse de périodes précédentes : une tombe, un défunt ; au moment de l'inhumation.
Rien n'empêche ultérieurement de réouvrir, de pousser tout le monde, de mettre quelqu'un, etc.
Les seules exceptions aux prescriptions liturgiques de la tombe individuelle, ce sont les tombes de fratries, deux ou trois frères et sœurs, qui décèdent d'une même maladie au même moment, sont enterrés ensemble.
Garder l'amour des frères et sœurs.
On a les grandes tombes de catastrophe.
Quand on ramasse les corps au petit matin après la peste, on va pas faire une tombe pour chacun.
On fait des tombereaux de morts, et nous, on retrouve ces "tombes de catastrophe", avec des empilements de corps.
Il y a aussi une exception : le couple, une exception aux prescriptions.
Si un couple décède simultanément, ils ont le droit d'être enterrés l'un à côté de l'autre, ou l'un sur l'autre, de façon à ce que leurs visages se regardent.
Quand on fouille, on trouve soit des squelettes, on en voit sur Internet, se tenant par le coude, visages retournés, soit l'un sur l'autre, l'un sur le dos et l'autre sur le ventre.
C'est l'amour conjugal, l'archéologie funéraire ne pourra pas en dire plus.
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-On a même des couples de même sexe, avec une pierre tombale où est écrit : "Ils n'ont pas été séparés dans la vie, ils ne sont pas séparés dans la mort."
Des chevaliers.
Un jeune auditeur.
-Ma question n'a pas beaucoup de rapport avec les questions d'avant, mais je voudrais savoir si, après l'invention des limbes, il y avait toujours le...
le répit.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Les limbes sont un pis-aller.
Au pire, si un enfant décède, qu'il n'y a pas de répit, on sait qu'il ira là, entre les deux.
Mais le mieux, c'est qu'il aille au paradis, c'est le top.
Donc, on fait tout pour qu'il soit baptisé.
Les limbes, c'est moins grave que les enfers, où ils vont brûler pour toute l'éternité, c'est entre les deux, mais c'est pas encore satisfaisant.
Auditeur 1.
-Ma question c'est, au début de la conférence, j'avais noté les trois émotions que les gens de l'époque médiévale avaient et que nous n'avons plus, je les ai peut-être mal notées, vous aviez parlé de l'acédie, de la componction et de la dilection.
Vous êtes un peu revenu sur la componction, mais pourriez-vous nous expliquer ce que sont l'acédie et la dilection ?
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Merci !
Alors, le plus connu des trois, enfin dans le petit monde, celui qui est le plus évoqué, c'est l'acédie.
L'acédie est une forme de dégoût, de perte d'espoir, un dégoût de la vie.
C'est un dégoût très caractéristique, celui des choses spirituelles.
L'acédie est un sentiment extrêmement redouté par les milieux monastiques, par les moines, car c'est la perte de confiance en Dieu, jusqu'au fait de douter de la miséricorde.
Et petit à petit, dans l'histoire du Moyen Âge, l'émotion est un petit peu laïcisée, si je puis dire, et devient comparable à la mélancolie.
C'est ce qui va faire qu'elle disparaît, car elle a une connotation très monastique.
C'est une forme de mélancolie, mais spirituelle.
Et la dilection, par rapport à notre nomenclature contemporaine, ce serait plutôt un sentiment.
La dilection, "dilectio", c'est une forme très spécifique d'amour chrétien.
C'est un amour horizontal.
Ça vient du latin "electio", donc la "dilectio", c'est le fait de...
C'est typiquement, par exemple, l'amour conjugal.
C'est un amour où la dimension charnelle est évacuée, non pas qu'elle n'existe pas, mais le mot "dilection" est de nature spirituelle, entre...
Ça ne concerne pas vraiment Dieu, mais c'est plutôt entre chrétiens, et c'est très précisément la nature du lien affectif que les auteurs, les pères de l'Église, à la fin de l'Antiquité, utilisent pour qualifier la relation entre époux.
Auditeur 2.
-Vous avez parlé du Moyen Âge en général, mais l'ère géographique était très grande.
Est-ce que, depuis la Suède jusqu'au sud de l'Italie, il pouvait y avoir des différences ?
À vous écouter, on a l'impression que c'était partout pareil.
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Non, bien sûr.
Et puis...
J'ai donné également l'impression qu'entre les Mérovingiens et la fin du Moyen Âge...
Alors que précisément, ce que nous essayons de faire, c'est démontrer que ce n'est pas partout pareil.
On est obligés de...
Finalement vous savez, c'est une enquête historique qui a une vingtaine d'années, et donc, à l'échelle du travail des historiens, c'est rien du tout, on est dans les grands défrichements.
Pour l'instant, on essaye de construire un certain nombre de repères, de lignes de forces, en s'appuyant notamment sur les fondements du christianisme, parce que c'est là où on a beaucoup de documentation.
Mais la réponse à votre question est bien évidemment oui, l'objectif est d'aller vers ce genre de raffinement.
Est-ce qu'on atteindra, ou ira-t-on vers une géographie affective, avec une espèce de carte, comme on fait pour les climats ?
Ça en revanche, jusqu'à preuve du contraire, il ne semble pas y avoir d'identités, de caractéristiques, de types émotionnels qui seraient attachés, comme ça, à des régions.
Le flegme britannique, ou les Méditerranéens sanguins, je ne les vois pas dans mes sources.
Sont beaucoup plus fortes des valeurs comme l'honneur, que l'on voit de la Suède au Portugal, et je vous assure qu'un Anglais, si vous blessez son honneur, au Moyen Âge, va être tout aussi sanguin qu'un Italien ou un Espagnol.
Et donc, des variations de type géographique...
En revanche, on voit évidemment de multiples variations en fonction des milieux, des contextes, des situations.
J'ai donné quelques exemples de ces "communautés émotionnelles" dont parle Barbara Rosenwein, où elle montre, d'une cour à l'autre, suivant l'environnement, l'expansion, les perspectives, les contestations, on voit qu'il peut y avoir, au niveau de la codification des émotions, des changements.
Les changements, ils existent.
Les personnalités de groupes sociaux, de milieux, existent.
Ça, c'est absolument clair.
La géographie émotionnelle...
Je ne pense pas tellement.
En tout cas, on ne les voit pas.
Enfin moi, je ne les vois pas.
Auditeur 3.
-Pourquoi ne baptisait-on pas à la naissance au Moyen-Âge, et pourquoi s'y est-on mis ?
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-On ne baptise pas car il n'y a pas de personnel ecclésiastique dans toutes les paroisses, les curés sont itinérants.
C'est plus tard dans le Moyen Âge qu'on va fixer un prêtre par paroisse.
On va faire le baptême "quam primum", au jour dit, pour éviter tout ce qui, à mesure qu'on avance dans le Moyen Âge, qu'on arrive dans la période moderne, va être considéré comme des déviances, le répit va être considéré comme tel.
Ça va être toléré, mais on va voir des batailles d'évêques, les uns tolérant cette pratique dans leur diocèse, les autres ne le tolérant pas.
Donc, baptiser à la naissance va résoudre le problème petit à petit.
Au XIXème, on interdira le répit, en décidant que les enfants décédés sans baptême seront dédiés à la Vierge.
Ce sont des enfants de Marie.
On avait réglé le problème de...
Au XIXème siècle, on avait du mal à croire que tous les enfants bénéficiaient d'un souffle divin, on avait passé le siècle des Lumières, la science prenait le pas, ce qui fonctionnait en l'an 1000, ne fonctionnait plus au XIXème siècle.
Donc, le baptême à la naissance, des prêtres dans chaque paroisse, les avancées de la science, vont faire disparaître les répits.
Il y a conflit !
Auditrice 5 .
-Il y a conflit ?
J'en ai pour une seconde.
C'est pour répondre à monsieur et vous allez me donner votre avis.
Il me semble que les enfants étaient ondoyés à la naissance, pour éviter qu'ils partent en enfer.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, puis auditrice 5.
-À la fin du Moyen Âge.
-Et on les baptisait à 2 ou 3 ans.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Ils étaient ondoyés, ils pouvaient même l'être par la sage-femme, elle avait tout autorité pour ondoyer les enfants, mais ce n'est pas le baptême plein, c'était toujours des subterfuges.
On a autorisé les sages-femmes à ondoyer, les pères aussi parfois, mais c'était toujours des subterfuges.
Le fin du fin, c'était le baptême délivré par un prêtre.
Auditrice 6.
-On attendait longtemps, on craignait que l'enfant meure.
Je vais pas dire qu'on ne voulait pas faire des frais pour le baptême, mais c'est un peu ça.
Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
-Alors, je pense que le baptême était la fête, le moment d'une vie.
Après, tout était sur les rails.
On a baptisé les enfants tard, parce qu'on n'avait pas eu l'idée de le faire à la naissance, c'était à Pâques, à la Pentecôte.
Et si le prêtre ne passait pas, on attendait le tour d'après, d'où des enfants baptisés à 18 mois, 2 ans.
Tout ça s'est mis en place dans les mentalités pour juguler cette mortalité infantile sans baptême colossale.
On voit tout ça se mettre en place, les limbes, l'ondoiement par les sages-femmes, par les pères, tout ça se met en place pour pallier et éviter ce subterfuge qui reste un petit accommodement avec soi-même.
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-À l'origine, les baptêmes sont des baptêmes d'adulte.
C'est étonnant qu'on descende, en fait, parce qu'on prend en compte la fragilité de la vie mais au haut Moyen Âge, on baptise les adultes.
Auditrice 7.
-Bonjour.
Vous avez insisté sur la tristesse, la honte, la peur, qui me paraissent des émotions plutôt du côté du retrait sur soi, l'éclosion du sentiment amoureux, qui serait du registre de s'isoler à deux par rapport au collectif.
Et, sauf si j'ai dormi, vous avez fait l'impasse sur l'émerveillement, la joie, la gaieté, la liesse, pourquoi pas la transe.
Pouvez-vous expliquer ce choix ?
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Je l'explique dans l'introspection ou l'extraversion ?
Je crois que c'est Thomas d'Aquin qui fait...
Il identifie une petite once de passion fondamentale, et après, les émotions dérivées, il y a une liste d'une soixantaine.
Donc, il y a une matière exubérante.
Je ne m'étais pas posé la question.
Les émotions tristes, pour faire des catégories qui sont souvent les nôtres, il y a une chose très intéressante, qui est de questionner la valeur des émotions par rapport à nos représentations et à ce que proposent les sources.
C'est pas du tout évident, par exemple, qu'en toutes circonstances, la tristesse soit une émotion à rejeter, même chose pour la honte.
Je ne m'étais pas...
Les passions tristes, notamment dans les sources religieuses, elles sont plus présentes, submergent, c'est souvent elles qui nous arrivent.
Il y a cette difficulté qu'on a du mal à s'extraire de la souffrance...
Donc, il y a une forme de déséquilibre qui vient de la nature de nos sources.
Et lorsqu'on enclenche des enquêtes plus fines sur les émotions, de fait, les émotions comme la tristesse ou des ressentis comme la douleur sont malheureusement mieux documentés.
J'ai parlé un petit peu également...
Il y a des émotions joyeuses.
Je suis plutôt un historien du religieux, mais...
Si vous parlez de la mystique féminine et de cette expansion délicieuse, je ne demande que cela, c'est une grande partie de mes journées.
J'allais dire "de mes nuits aussi", mais ça peut porter à ambiguïté.
Mais de fait, on peut travailler un peu tard.
J'abonde complètement dans votre sens, c'est un autre pendant qu'il faut prendre pleinement en considération, sachant que parfois, on est un peu étonnés.
Par exemple, cela fait quelques années que je travaille sur les formes désirées de honte, notamment venant de femmes religieuses.
On a une multiplicité de scènes où l'on voit des femmes, de sources écrites par des hommes, donc avec tous les filtres imaginables, mais malgré tout qui renvoient à des comportements qui ont existé, de femmes réputées saintes recherchant l'humiliation, la honte, et qui le font dans la joie, qui disent n'être jamais plus heureuses, se sentir habitées par le Christ, que lorsqu'elles sont exposées aux regards méprisants des hommes, de la population.
Et là, on voit la difficulté, les frontières, que la honte peut être quelque chose qui procure un gain pour soi-même, et de reconnaissance sociale également.
C'est aussi des stratégies d'autorité et d'existence de la part de ces femmes qui sont marginalisées par rapport à l'Église, aux hommes, et qui peuvent, dans un premier temps, faire revenir sur elles-mêmes des émotions négatives que la société leur assigne, et ensuite s'en servir pour les rejeter à la figure du monde et construire une forme d'autorité, de légitimité, voire d'ascendant, sur des gens puissants, en renversant complètement l'état de domination émotionnel dans lequel on les place.
Et puis enfin, je n'avais pas du tout l'intention, c'est un biais bien involontaire, de me limiter à des émotions de repli sur soi ou sur le groupe.
C'est aussi pour cela que j'ai terminé par la fascination, que les médiévaux eux-mêmes ont par rapport aux émotions collectives, qui sont également un univers absolument passionnant et très étrange, auquel nous sommes nous-mêmes aujourd'hui confrontés.
Qu'est-ce qu'une émotion collective ?
Est-ce une espèce d'organisme qui dépasse la somme des individus qui composent la collectivité ou est-ce la juxtaposition d'émotions individuelles ?
J'en parle un petit peu, il faut en parler.
C'est un grand chantier historiographique, aujourd'hui.
Il n'y a pas d'histoire, notamment pour le Moyen Âge, au sens moderne, il n'y a pas d'histoire des émotions collectives.
Il y a eu quelques grands livres, comme celui de George Lefebvre sur la grande peur de 1789.
Constituer, s'il y a des étudiants réfléchissant à des doctorats ici, constituer le concept même d'émotion collective en objet d'histoire, c'est un chantier très peu exploré, car d'un point de vue méthodologique, c'est extrêmement complexe.
Donc, je fais amende honorable si jamais j'avais de mauvais sentiments ou de mauvaises pensées.
Auditrice 8.
-Vous avez parlé de ritualisation de l'expression des émotions, presque de théâtralité.
Est-ce qu'il y avait une conscience, une prise en compte d'une surexpression des émotions, comme on pourrait le qualifier plus tard d'hystérie, comme un trouble, ou tout était amené à Dieu ou théâtralisé politiquement ?
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Non, c'est-à-dire que tout ce que vous venez de dire, ces paroles existent chez les contemporains.
On trouve cette diversité d'énonciation.
Ce sont des types de discours, et après, pour l'historien, il faut considérer, contextualiser la nature du discours auquel on a affaire, le contexte dans lequel ça se passe, à quelle époque, à quel endroit.
Et ce que l'on peut dire de l'émotion, en réalité, n'a de sens que par rapport à ces éléments de contexte.
Donc, on trouve des contextes dans lesquels l'émotion, au contraire, est soumise au principe de la mesure, dans une dimension qui pourrait être qualifiée de stoïcienne, et d'autres contextes où, au contraire, des formes complètement exacerbées sont pleinement légitimes, acceptées, et pas du tout critiquées.
Des explosions de colère, de larmes, peuvent avoir complètement leur place à un moment, et à un autre moment, être considérées comme totalement malvenues.
Donc, tout dépend du contexte.
Et le discours de l'émotion excessive, comme vous dites, existe également.
On ne parle pas encore d'hystérie, mais effectivement, dans mes récits de saints, j'ai des exemples de femmes qui rentrent dans une église, ce sont de grandes dévotes de François d'Assise, elles voient un vitrail le représentant et elles se mettent à hurler.
Elles ne tiennent plus en place, déambulent dans l'église, elles hurlent, pleurent.
Et la personne qui rend compte de cela explique : "À ce moment-là, je ne savais plus où me mettre, j'avais tellement honte d'assister à cette scène."
On comprend bien qu'il la considère comme complètement folle.
Sauf qu'ensuite, dans ce contexte hagiographique, le même auteur dit : "Mais après, j'ai compris, c'est moi qui étais orgueilleux, elle était dans le bon comportement."
Mais ça, oui.
On essaye même de soigner ces...
Mais on n'est pas encore...
Il faut faire attention.
C'est aussi une évolution lente de l'histoire qui va consister à "pathologiser" ces comportements de l'ordre de la spiritualité.
Ça, c'est quelque chose qui est bien...
Chez Foucault et d'autres, on voit bien que, petit à petit, c'est le discours de la maladie, que ce soit la maladie physiologique ou mentale, qui va supplanter celui de la folie, par exemple.
Mais ça n'empêche que ces différents registres existent.
Auditrice 8.
-Bonjour.
J'avais lu un article, il y a quelque temps, sur les relations d'amour fraternel entre chevaliers et les contrats auxquels ça pouvait donner lieu.
Des textes montraient que c'était des sentiments très forts.
À partir de quel moment, ces relations qui étaient contractualisées deviennent de moins en moins importantes ?
Est-ce que ça déborde du Moyen Âge, ou est-ce que ça se produit avant la déliquescence de la vassalité ?
Qu'est-ce qui fait que ça devient de moins en moins important ?
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Très vaste question.
Visiblement, c'est un phénomène qui est extrêmement lent, et qu'il faut caractériser par rapport à la nature du lien en question.
Ici, nous parlons de liens qui unissaient, en général, notamment pour le Moyen Âge central, des membres de l'aristocratie guerrière.
Ce sont des liens qui sont qualifiés en termes amoureux, parfois en termes qu'on désignerait comme étant érotiques.
C'est le même vocabulaire utilisé dans la poésie érotique, qu'on va retrouver dans ces serments de fidélité, d'amour entre chevaliers.
Mais il ne faut pas oublier que ce sont aussi des liens politiques, parce qu'au Moyen Âge, on qualifie le lien politique avec le vocabulaire amoureux, qui est le même, parfois, que le vocabulaire érotique.
C'est plutôt nous qui sommes embêtés, car nos représentations ont du mal à faire avec.
Quand il y a de l'érotique, il n'y a pas du politique, enfin en général, au moins dans le discours publique.
Alors qu'au contraire, là, on est dans des tonalités de discours, des registres où il faut que ces différents niveaux s'articulent.
Je dis cela pour ne pas faire une transposition qui serait erronée, de s'imaginer qu'on est dans une sorte d'amitié masculine très poussée.
Il ne faudrait pas transposer des liens privés contemporains, sans aller ni vers un extrême, ni vers l'autre.
Et de fait, effectivement, ces manifestations, ces déclarations d'amitié, d'amour, sont très nombreuses.
Ça commence à se distendre à partir du XIIIème siècle.
On voit quand même, très nettement, à partir du moment où les codes de la féodalité sont de plus en plus ritualisés et correspondent de moins en moins à la réalité du pouvoir politique tel qu'il est exercé, à partir du moment où les monarchies souveraines se mettent en place, on voit que...
Ce cadre-là se démonétise progressivement.
De plus en plus, on rentre dans une logique qui est strictement rhétorique, avec de moins en moins d'efficacité politique de la chose.
Les pactes d'amitié relèvent de la rhétorique mais ont un enjeu de pouvoir, de fidélité politique très fort jusqu'au XIIème siècle.
Ils continueront d'être revendiqués très tard, après la Renaissance.
Mais de plus en plus, ils deviennent des éléments de pure rhétorique.
Jusqu'à aboutir à notre correspondance, quand deux collègues médecins commencent par dire : "Cher ami,", ce qui veut dire : "Toi, inconnu, que peut-être je déteste, mais, vu qu'on est collègues..."
Il ne reste plus que ce lien.
Je dirais que le XIIIème siècle est le point de basculement, parce que ça en est un sur plein de choses, et notamment sur la mise en place du mariage hétérosexuel.
Il va devenir plus problématique à partir du XIIIème siècle, où on fait rentrer tout ce discours de l'affectivité intense avec une dimension potentiellement sexuelle, où la sexualité devient amoureuse, puisque c'est ce que demande l'Église dans le cadre conjugal.
À partir du moment où ce discours-là devient la colonne vertébrale du mariage hétérosexuel, du sacrement du mariage, solidifié à la fin du XIIème siècle, petit à petit, ça devient problématique d'avoir deux hommes qui tiennent exactement le même discours.
Alors, on fait la part des choses.
Et là aussi...
On fait très bien la part des choses, et eux le font davantage que nous.
Mais petit à petit, je pense que la rhétorique du mariage amoureux va accélérer le discrédit ou la démonétisation de ce registre de l'homo-affectivité.
Modératrice.
-La dernière question, merci.
Auditeur 4.
-Je voulais revenir sur les émotions de joie dont on a parlé il y a quelques minutes.
Quand on se penche sur le Moyen Âge, on entend parfois parler du carnaval, des moments où il y a une sorte d'explosion émotionnelle, dans cette société extrêmement codifiée, avec toutes ces normes.
Un moment consacré au bas peuple, le plus souvent, où dans cette joie immense, tout devient sans règle, tout part dans un grand déluge.
Pensez-vous que ce carnaval, dont on entend parler notamment dans...
Dans les livres de Mikhaïl Bakhtine ou d'autres auteurs, pour vous, ce carnaval est un mythe ou un véritable fait historique ?
Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille.
-Ah non.
Les sources sont assez tardives pour nous, pour bien les connaître, mais ce n'est pas un mythe.
Alors, il y a le carnaval, et une forme qui est très proche, c'est le charivari, par exemple, qui est bien attestée et documentée à partir du XIVème siècle, de la fin du Moyen Âge.
Mais non, ce n'est pas du tout un mythe.
Mais on pourrait dire : "Qui y a-t-il de plus codifié qu'un carnaval ?"
C'est vraiment l'inversion préparée, limitée dans le temps, vous voyez, c'est très codifié un carnaval.
Ce qui n'empêche pas du tout...
Il y a une forme de spontanéité, mais c'est une spontanéité qui est anticipée.
Donc, les...
Les deux se combinent pleinement, et peuvent déraper, rester complètement dans les cadres.
Et c'est là où, à partir du moment où on commence à avancer un peu, on se rend compte qu'il est difficile d'avoir un discours strictement normé.
On le voit, sur un plan beaucoup moins joyeux, excusez-moi, le problème des violences antisémites au Moyen Âge, qui sont, dans une certaine mesure, notamment lors des fêtes pascales, ça a été bien étudié, on voit qu'il y a une forme de ritualisation qui est tolérée, si ce n'est encouragée.
Les Juifs sont obligés de rester chez eux, jets de pierre...
Donc, il y a une violence qui est exercée, et cette violence, en même temps, elle est canalisée.
Et parfois ça dérape, évidemment.
Vous ne pouvez pas exciter les gens, leur demander de jeter trois cailloux, puis de rentrer.
Il y a des moments où les choses ne fonctionnent pas comme prévu, et donc laissent quand même ouverte la porte de la complexité, du fait que ça déborde.
Mais quand ça déborde, c'est que les choses vivent par elles-mêmes.
Pour les émotions, on a quand même très facilement un discours très hydraulique des choses.
Les paroles aussi débordent, donc les émotions, c'est pareil.
Modératrice.
-Merci, merci infiniment.
On va arrêter là pour ce soir.
Damien Boquet, historien, puis Valérie Delattre, archéo-anthropologue.
-Merci à vous, merci d'être venus.
-Merci beaucoup.

Des pacifistes au temps des croisades

Les croisades ne faisaient pas consensus au sein de la communauté chrétienne, contrairement à l’idée reçue. Des prêtres, des moines, des troubadours se sont élevés contre ces expéditions et leurs violences.

Avec Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l’université de Poitiers.

"Des pacifistes au temps des croisades"

La Cité des sciences et de l’industrie : Les conférences
« Dans la tête de l’homme médiéval » : Cycle de conférences
« Des pacifistes au temps des croisades »
Avec Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l’université de Poitiers.
En partenariat avec l’Inrap, Institut national de recherches archéologiques préventives.
Avec le soutien de Pour la Science.

Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l'université de Poitiers.
-Merci, Sabine Hug, pour cette présentation si gentille, pour la façon dont vous avez, tout le personnel et la Cité des sciences et de l'industrie, organisé cette conférence dans un cadre si prestigieux.
Il s'agit donc...
Et merci aussi à vous tous d'être nombreux pour écouter parler de ces inconnus de l'histoire, qui, parce qu'ils sont minoritaires, ont pris le risque de critiquer la croisade, de s'y opposer fermement et de participer à un véritable débat d'idées au Moyen Âge.
Car le but est de rentrer dans leur mentalité.
Il est important aussi de comprendre le contexte, d'abord.
Car ces gens ont vécu un événement exceptionnel pendant deux siècles, un va-et-vient incessant de voyages vers la Terre sainte, de guerriers, d'hommes d'armes, de clercs, de colonisateurs et les guerres aussi, les batailles à répétition qui s'en sont ensuivies.
Je vous rappelle quelques dates pour avoir le cadre chronologique en tête.
La croisade part d'une façon assez inattendue.
Le pape Urbain II, l'un des promoteurs de ce qu'on appelle la réforme grégorienne, un profond changement au sein de l'Église, en particulier une séparation nette entre les clercs, les prêtres d'un côté et les laïcs de l'autre, et l'Église qui prend ses distances à l'égard des pouvoirs impériaux, royaux...
Il prêche à Clermont, Urbain II, en octobre 1095.
Le sens de sa prédication est d'abord de dire aux chrétiens, aux guerriers, à l'aristocratie, à la chevalerie d'abandonner les armes, de ne pas les utiliser contre ceux qui ne peuvent pas se défendre.
Mais au cours de ce discours qui préconise la paix de Dieu, il change un peu de ton et rappelle que l'empereur de Byzance, l'empereur de toute la partie orientale de l'Empire romain, demande de l'aide aux Latins, puisque nous sommes des Occidentaux, des Latins, par opposition aux Grecs, aux orthodoxes, aux Byzantins, de prêter main-forte à cette guerre de l'empereur contre les Turcs qui viennent d'envahir depuis 20 ans l'Asie Mineure, l'Anatolie.
Il y a un mouvement de foule impressionnant.
Il y a 500 évêques.
Il y a beaucoup de monde et une foule de chevaliers.
Ils ne tiennent plus dans la cathédrale de Clermont.
Ils sont en rase campagne.
Et la foule est galvanisée.
Les guerriers disent : "Dieu le veut".
Deus lo vult, Dieu le veut.
"Et il faut partir.
Il est important que l'on participe à cette expédition."
Au bout de quatre ans, c'est incroyable, après la prise d'Antioche, Jérusalem tombe, Jérusalem redevient chrétienne et devient pour la première fois latine.
À partir de là, nous sommes dans un territoire où une minorité de chrétiens latins qui coupent très vite les ponts avec l'empereur de Byzance qui avait promu cette expédition, doivent faire face à un contexte islamique, musulman, à des Turcs conquérants.
Donc il faut qu'ils se battent et ils commencent à perdre, dans les décennies qui suivent, certains territoires, en particulier la principauté d'Édesse qu'ils avaient fondée avec l'aide des Arméniens d'Orient.
Ceci fait appel à la seconde croisade, même si les chiffres première, seconde sont un peu artificiels, car entre les croisades que nous avons retenues, nous, historiens, il y a toujours des départs, des initiatives individuelles, même si elles ne sont pas prêchées par la papauté...
La seconde croisade, avec la participation cette fois de rois pour la première fois dans l'histoire de la croisade.
Le roi de France Louis VII et l'empereur romain germanique Conrad participent à cette expédition qui ne récupère rien du tout.
C'est un échec.
Le siège de Damas est très vite levé.
Mais Édesse continue de rester turque et ce verrou qui permettait d'arrêter les passages par la Syrie du Nord vers la Palestine permet désormais la progression des Turcs seldjoukides.
Ça aboutira à la victoire de Hattin où Saladin, ce guerrier kurde, qui réussit à faire l'unité entre la Syrie d'une part et l'Égypte de l'autre, a galvanisé le monde musulman contre les croisés latins, écrase donc les Latins d'Orient et à nouveau, il y aura un appel de chevaliers venus d'Occident.
Ce sera la troisième croisade avec un roi particulièrement connu, Richard Cœur de Lion, qui réussit, après la désertion de Philippe Auguste, le roi de France, à constituer une frange littorale en Palestine qui tiendra jusqu'en 1291.
1204, le XIII siècle commence très mal pour la croisade, car celle-ci est, pour la première fois de son histoire, détournée.
Elle est désormais menée contre des chrétiens, les chrétiens byzantins.
C'est le sacre de Constantinople qui marque cette rupture radicale entre les orthodoxes et les catholiques, entre le monde latin et le monde oriental.
Le pape Innocent III est très triste de ce renversement de la croisade, mais ça ne l'empêchera pas de prêcher une croisade cette fois-ci contre les hérétiques du sud de la France, contre les Albigeois, les Cathares, les Bons Hommes et contre leur soutien, surtout, le comte de Toulouse, le comte de Barcelone ou les vicomtes de Carcassonne et Nîmes.
Vous avez à nouveau une seconde croisade contre des chrétiens.
Ça commence à mal se présenter.
C'est étonnant.
Une croisade qui, au départ, était conçue pour libérer les Lieux saints, Jérusalem, le Saint-Sépulcre, est désormais faite contre des chrétiens.
Malgré tout, Innocent III réussit à ce qu'il y ait la cinquième croisade qui essaye de frapper Le Caire, la capitale des Fatimides d'Égypte, qui tiennent la Terre sainte.
Là encore, c'est un échec.
Certes, la prise de Damiette est accomplie.
Cette place sur la Méditerranée, ce port.
Mais les troupes progressent sur le Nil vers Le Caire et sont arrêtées par la maladie, par la défaite.
Sixième croisade, une croisade extrêmement originale.
Frédéric II Hohenstaufen, roi de Naples, empereur romain germanique, "stupeur du monde" dira de lui un chroniqueur anglais, Matthew Paris, cet homme qui défie la papauté à un certain moment, alors qu'il devait son couronnement impérial au même pape Innocent III, part sous le coup d'une excommunication, car il a trop traîné à partir en croisade.
Mais il connaît l'arabe et a été éduqué à Palerme, une civilisation qui est un carrefour méditerranéen de ce qu'il y a de meilleur des trois religions, de toute la culture antique et médiévale.
Il devient ami de l'émir du Caire, un Ayoubi, un descendant de Saladin.
Ils ont une passion commune, la fauconnerie, la chasse à l'oiseau.
Par des tractations, il réussit à faire que Jérusalem redevienne latine sans coup férir.
Mais ce sont d'autres musulmans venus des steppes asiatiques qui reprennent Jérusalem contre des musulmans et des chrétiens qui se battent contre eux dès 1244.
Ensuite, ce sera les deux grandes croisades promues par Saint Louis avec une force de moyens exceptionnelle.
Un roi qui a déjà une réputation de sainteté, de justice, qui a organisé une grande enquête en France pour bannir la corruption de son royaume pour que les esprits soient prêts à affronter cette aventure en toute honnêteté.
Il avait tout pour réussir.
Saint Louis échoue.
Là encore, le scénario de la cinquième croisade se répète.
Conquête de Damiette, mais remontée du Nil et bataille de la Mansourah où il est fait prisonnier par la force montante de l'Égypte, ces esclaves couronnés qui sont les mamlouks.
Il négocie son départ en échange de Damiette, d'une forte rançon.
Il fera une dernière croisade en 1270.
Là encore, une croisade d'autant plus étrange qu'elle porte sur Tunis.
Et il meurt les bras en croix en août 1270, en train d'assiéger Carthage en disant : "Nous irons à Jérusalem."
Ce sont les derniers mots de Louis IX, roi de France, qui témoignent aussi d'une réalité sur laquelle j'essayerai de revenir, le binôme Jérusalem terrestre, Jérusalem céleste.
Et ce sera, en dépit des efforts de Saint Louis pour fortifier le littoral palestinien et les places fortes chrétiennes, la chute des dernières villes chrétiennes latines face aux mamelouks.
En particulier, 1291, c'est la fin des États latins d'Orient, à l'exception de Chypre qui avait été prise aux Byzantins, à Isaac Comnène par Richard Cœur de Lion et qui reste...
D'abord, c'est une famille poitevine, les Lusignan qui l'occupent jusqu'à la fin du XVe siècle, puis les Vénitiens la reprennent.
À la veille de Lépante, 1570, les musulmans, les Turcs ottomans la conquièrent à nouveau.
Vous avez cette frange littorale dont je parlais avec le comté d'Édesse, au nord, qui a été le premier à tomber qui était composé...
C'est le seul cas d'un royaume mixte, si vous voulez, où les croisés avaient épousé des chrétiennes d'Orient, des chrétiennes arméniennes.
Et au sud, la principauté d'Antioche.
Au départ, c'était une principauté normande tenue par les Hauteville, une famille du Cotentin, de la Basse-Normandie.
Le comté de Tripoli, lui, est sous le contrôle d'une dynastie toulousaine méridionale depuis Raymond IV de Saint-Gilles, et l'essentiel avec le Saint-Sépulcre, le royaume de Jérusalem où se succèdent des dynasties très différentes depuis le premier, le fondateur, le participant de la première croisade, Godefroy de Bouillon, membre d'une famille flamande, d'une grande dynastie de Flandre, mais qui avait refusé la couronne.
Il ne voulait pas porter le diadème d'or, là où le Christ avait été couronné d'épines.
Ensuite, ses descendants porteront la couronne.
Voilà donc un cadre événementiel.
Vous m'excuserez d'avoir été lent, de m'arrêter sur cela, mais c'est pour mieux comprendre ce qui va suivre.
Entrons dans la définition de la croisade.
Qu'est-ce que la croisade ?
Ou plutôt que pouvait-elle être dans la tête d'un homme médiéval, pour reprendre le titre de ce cycle de conférences ?
Car si nous partons avec nos a priori, notre perception de la guerre et de la violence, et surtout des rapports entre la religion et la guerre, nous serons à côté de la plaque.
Nous n'allons rien comprendre au film.
Il faut un effort de dépaysement anthropologique pour essayer de comprendre une pensée qui est d'un autre type que la nôtre.
D'abord, le terme croisade, qui est galvaudé, souvent associé à l'instrumentalisation de la religion, d'un catholicisme obscurantiste, conquérant au détriment de l'islam, pose problème car le mot lui-même n'existe pas au Moyen Âge.
Il y a le mot croiserie.
C'est le seul qu'on voit dans une chronique des années 1229, 1231.
D'où vient ce mot ?
Il vient du fait que les croisés cousent dans leur vêtement une croix, des cruce signati, ceux qui portent en signe particulier dans leur vêtement la croix, car c'est l'habit qui fait la catégorie sociale au Moyen Âge.
Le croisé entre dans un autre statut, un statut canonique.
Le droit canonique est le droit de l'Église, tout comme il y a un droit civil au Moyen Âge, un droit des laïcs, de l'État.
Le droit canonique accorde un certain nombre de privilèges aux croisés.
Ça se voit aussi extérieurement par leur tenue, car il faut leur accorder l'hospitalité, les nourrir.
Il faut aussi que leurs biens, à leur départ, soient protégés.
Car ces gens, souvent, partent à leurs frais et hypothèquent leur patrimoine pour pouvoir être de l'expédition.
Il n'y a pas encore le système de solde, de paiement de ces guerriers.
Ils sont exemptés de péage.
Il y a, pour leurs hypothèques, le moratoire des dettes.
Personne ne peut réclamer en leur absence leurs biens.
C'est donc un statut quasi religieux.
Ça rappelle celui du pèlerin.
De fait, au Moyen Âge, le pèlerinage est très important aussi.
Ces gens, pour expier leurs fautes, souvent leurs confesseurs, surtout si c'est un péché public, leur imposent de parcourir l'Europe vers les grands sanctuaires, Saint-Jacques-de-Compostelle, à partir de 1170 et l'assassinat de Thomas Becket, Canterbury, très populaire, bien entendu Rome, et encore plus populaire mais plus périlleux, le voyage vers Jérusalem.
Les termes qui apparaissent dans la documentation, dans les chroniques latines de l'époque, car tous les textes que je traduirai sont en latin...
Quelques-uns sont en ancien français mais c'est une exception.
C'est via, la voie, le voyage.
Passagium, le passage.
Le passage d'outre-mer, on dira en ancien français ou le pèlerinage, l'iter, le chemin, le pèlerinage, et ceux qui l'entreprennent sont les peregrini, les pèlerins.
Il est très rare donc, à l'époque, qu'on les appelle les croisés.
Il y a, comme je l'ai dit tout à l'heure, un statut quasi religieux.
Il y a la présence de la papauté.
Le pape prêche la croisade.
Il la préconise par un document officiel, une bulle.
Le terme de bulle vient du sceau en plomb et non pas en cire par lequel le pape ou l'empereur scelle leur charte.
Une bulle par métonymie.
Il faut toujours une bulle de croisade.
Le pape prêche la croisade.
Un légat, un représentant du pape, fait partie de l'expédition.
C'est un des deux chefs de l'expédition, donc une expédition bicéphale avec les problèmes que cela peut faire.
Un évêque, un cardinal qui doit s'entendre avec un homme d'armes, un grand capitaine, un grand général capable de commander des hommes beaucoup plus expérimentés que lui.
C'est une des causes de la faillite de la cinquième croisade en Égypte, les idées un peu anti-militaires ou le manque de savoir-faire stratégique de Pélage, le légat pontifical.
Les participants partent à la suite d'un vœu.
Ils sont quasi religieux.
Aussi bien au Moyen Âge que de nos jours, le droit canonique prévoit que pour devenir religieux, il faut prononcer un vœu public devant une foule qui est témoin de ce don à Dieu pour une période déterminée.
Et c'est une grande première en Occident, depuis la campagne d'une trentaine d'années antérieures à Jérusalem, mais c'est surtout la croisade de Jérusalem qui lance le tout, la campagne de croisade de Barbastro en Aragon, actuellement, 1064, la marche supérieure d'al-Andalus dans la péninsule ibérique.
Le pape accorde des indulgences.
On a de plus en plus associé l'au-delà avec un temps de purgatoire aussi pour effacer ses péchés non expiés sur terre.
Grâce à ces indulgences et cette utilisation du pape du trésor de grâce dont dispose l'Église grâce au mérite des saints et du Christ en particulier, ces indulgences peuvent pardonner les péchés.
On est dans une mentalité très différente de la nôtre.
Nous sommes en train de commémorer, en 2017, la grande campagne de Luther contre les indulgences et depuis, y compris des catholiques très fervents trouvent ça bizarre.
S'il faut se mettre dans la tête des hommes médiévaux, là encore, c'est un grand effort de dépaysement que nous devons faire.
Mais si nous ne comprenons pas ça, nous ne comprenons pas la croisade.
Ces gens sont dans une situation quasi religieuse.
Ils profitent d'un statut canonique très particulier, celui des pèlerins, bien sûr un pèlerinage en armes.
C'est là toute la contradiction et là que les critiques vont heurter.
Si on est clerc, quasi clerc ou pèlerin, on n'a pas le droit de porter des armes.
C'est un des grands principes du droit canonique médiéval.
Très vite, il y a eu des critiques extrêmement fermes, radicales, fondamentales sur la croisade.
C'est ce que je présenterai dans la première partie.
Dans la seconde, nous verrons les critiques secondaires, accidentelles, qui ne vont pas à l'essence de la croisade telle qu'elle a été définie.
Et dans une troisième partie, je suis historien et ne peux pas me passer du plan en trois parties, nous travaillerons sur les relations complexes entre la croisade et la mission.
Commençons par l'essentiel, par le livre fondateur, même si le christianisme n'est pas une religion du livre, dans sa version catholique du moins.
Le protestantisme met plus la Bible au centre de la religion chrétienne.
Mais le christianisme médiéval connaît par cœur la Bible, la Vulgate, la traduction de Jérôme.
Les clercs connaissent très bien la Bible, mais l'accompagnent toujours de commentaires.
C'est ce qu'on appelle l'exégèse biblique.
Si vous êtes de tradition catholique comme moi, quand j'étais petit, j'apprenais plus le catéchisme que la Bible.
Mes professeurs me disaient, un peu réacs : "Si tu vois une Bible où il n'y a pas de note en bas de page, méfie-toi, c'est du protestant."
Je racontais ça à un ami protestant américain qui a ri et m'a dit : "Moi, on me disait pratiquement que la Bible de King James, la Bible du roi Jacques était tombée du ciel telle quelle, comme le Coran.
On n'y touche plus.
C'est comme ça."
C'est très médiéval.
On fait de l'exégèse.
C'est très juif aussi.
On critique la Bible, on essaye de la comprendre.
Et au fond, le message du Christ n'est pas du tout politique au sens propre, quand vous lisez les Évangiles.
Mais le Nouveau Testament comporte des versets d'un pacifisme radical.
C'est important, cette idée que le message du Christ n'est pas politique.
On peut en discuter pendant des heures.
Ce week-end, j'ai allumé la radio.
J'ignore si c'était un journaliste ou un homme politique qui a dit : "Les évêques de France devraient dire pour qui il faut voter dimanche."
Je me suis dit : "Attention."
J'ai mon idée là-dessus, mais j'ai les instruments en tant que médiéviste pour comprendre ce qui se passe et quels sont les tenants et les aboutissants dans tel discours.
Car les gens du Moyen Âge n'y pensaient pas tous les jours, mais les intellectuels réfléchissaient beaucoup à ces problèmes et ils nous ont donné tous les éléments pour...
J'ignore s'il y a une réponse définitive, pour essayer...
Après tout, comme disait Carlo Ginzburg : "L'historien ne sert qu'à poser des problèmes."
Leurs réflexions nous aident à poser les vrais problèmes et à entamer une réflexion un peu argumentée, fondée qui plonge ses racines dans des débats très anciens.
Revenons aux Évangiles, des textes commentés à satiété par les clercs, par les intellectuels du Moyen Âge.
"Si quelqu'un te frappe sur une joue, tends-lui l'autre.
Si quelqu'un te force à marcher mille pas avec lui, fais-en deux mille."
Matthieu 5.
"Pierre"
...
Je reviendrai beaucoup sur cette scène de la Passion du Christ, le jardin des Oliviers, Gethsémani, Pierre qui sort son épée, qui coupe l'oreille d'un des gardiens du grand prêtre qui saisit le Christ pour sa crucifixion, son procès devant le Sanhédrin.
"Pierre, remets le glaive dans le fourreau.
Crois-tu que je ne peux pas demander à mon père de m'envoyer plus de 12 000 légions d'anges ?"
Le Christ qui se laisse crucifier et qui empêche ses disciples d'utiliser les armes pour le protéger.
Mais c'est aussi dans la tradition des Épîtres.
L'épître aux Corinthiens de saint Paul : "Pourquoi se venger plutôt que d'accepter de subir quelque injure ou fraude ?"
Revenons sur le deuxième verset que j'ai commenté tout à l'heure.
Dans les synoptiques, les trois premiers Évangiles, il y a une scène assez mystérieuse.
Lors de la dernière cène, le repas pascal du Christ juste avant la crucifixion, avant de sortir du cénacle, le Christ demande : "Combien d'épées avez-vous ?
Combien de glaives ?"
Réponse : "Deux."
Le Christ dit : "Cela suffit."
Ils partent donc ensemble à Gethsémani.
Pierre, qui a une de ces deux épées, sort l'épée au moment où Malchus, le nom de ce serviteur est donné par les Évangiles, essaye de prendre le Christ, lui coupe l'oreille avec l'épée.
Le Christ dit de remettre l'épée dans son fourreau.
Il prend l'oreille et la recolle miraculeusement chez Malchus.
Et il se laisse prendre.
Deux glaives, c'est très mystérieux.
"Combien de glaives avez-vous ?
Deux.
Ça suffit."
Ensuite, à Gethsémani, au jardin des Oliviers, le Christ ne veut pas qu'on les utilise.
Des litres d'encre ont été déversés par les gens du Moyen Âge, des débats interminables.
Ils discutaient, surtout.
Les intellectuels étaient dans l'oralité pour savoir ce qu'il fallait penser de cela.
La conclusion est la suivante.
Il y a deux glaives.
Un glaive qui est celui de la violence physique, de la coercition, un glaive qui peut être celui de la violence légitime, maîtrisée, détenue par l'autorité publique, la royauté, l'empire, les communes urbaines.
Et un autre glaive qui est d'une tout autre nature, qui, lui, est détenu par les prêtres, le glaive de la parole de Dieu.
Malchus, nous disent les exégètes médiévaux, veut dire roi.
Malik, en arabe.
Et celui qui n'a plus d'oreille pour écouter la parole de Dieu est le roi.
Le roi peut être puni par les prêtres.
Pierre, le premier pape, le premier évêque a ce pouvoir.
Mais attention, cette punition-là n'est que d'ordre spirituel.
Autant le glaive physique tue le corps et il est détenu par les pouvoirs civils, autant le pouvoir des prêtres est exclusivement spirituel.
Il empêche d'écouter la parole de Dieu.
Il retranche du corps qu'est l'Église.
Il excommunie.
Il empêche toute communion avec les chrétiens.
Or pour ces gens, "hors de l'Église, point de salut."
Si le corps est tué par le fer, et le Christ ne veut pas qu'on utilise le fer quand on est évêque...
En revanche, l'âme peut être tuée par les évêques, qui lui promettent la damnation éternelle si cette personne ne se réconcilie pas.
Je vous ai donné une citation célèbre de l'épître aux Hébreux souvent utilisée par les exégètes médiévaux où il est question de cette "parole de Dieu, vivante et efficace, plus tranchante qu'une épée quelconque à deux tranchants".
Elle pénètre partout.
C'est ça, la parole de Dieu qu'on empêche d'écouter.
La théorie des deux glaives est particulièrement populaire dès la fin du XIe siècle, grâce au travail des exégètes, surtout les exégètes parisiens, Alain de Lille au XIIe siècle, mais saint Bernard de Clairvaux, des décennies avant, l'utilise déjà.
Dans les milieux que j'ai présentés plus tôt où la réforme grégorienne est en train de prendre, où on dit aux prêtres de ne plus se marier, en Occident en tout cas...
L'Orient n'est plus avec l'Occident puisqu'il y a eu le schisme de 1054.
"Les prêtres, vous êtes cultivés, vous faites des études poussées, vous vivez dans la pauvreté, vous êtes des quasi moines."
Donc cette séparation est en train d'intervenir et elle intervient aussi sur le plan du droit, droit civil contre droit canonique, et dans la théorie des deux glaives.
Le droit canonique, très important, est en train d'atteindre des sommets avec la réforme grégorienne, ces droits de l'Église, avec des grands penseurs, juristes.
Yves de Chartres a traité du problème de la croisade, mais il y a aussi le plus grand canoniste du XIIe siècle, Gratien, qui, à Bologne, la première des universités, établit un texte qu'il appelle "La concordance des discordants".
Dans la tête des hommes du Moyen Âge, les clercs, les intellectuels essayent de comprendre.
De même qu'ils triturent les versets de la Bible pour les expliquer, surtout s'ils semblent contradictoires, ils se penchent aussi sur le droit de l'Église, la jurisprudence.
Le droit, ce sont les canons des conciles, les articles proclamés par les évêques réunis en concile qui ont force de loi.
La jurisprudence aussi, car les tribunaux épiscopaux se sont saisis, depuis la fin du IXe siècle, de toutes les affaires matrimoniales.
Il y a aussi tout le droit des prêtres, qui sont tonsurés, même physiquement, dans leur corps, on leur a coupé un morceau de cuir chevelu, un peu comme leur état civil, relèvent d'autres tribunaux.
Ça fait beaucoup de décisions, de textes.
Gratien voit que certains d'entre eux sont discordants.
Un tel concile dit que les tournois sont interdits, que ce sont des foires détestables, concile de Latran 2, 1139, et pourtant, des évêques ont permis qu'il y ait des tournois, certes, avec des armes épointées.
C'est ce genre de réflexion.
Or Gratien, dans la cause 23 du Décret, cite un certain nombre de versets, en introduction, des Évangiles, et il conclut : "La guerre est un péché".
Après, il expliquera pourquoi.
Il y a des circonstances atténuantes.
Ce sont des gens qui, avant de prendre une décision, réfléchissent aux arguments pour et aux arguments contre.
Il a repris les versets que j'ai cités et beaucoup d'autres, et il dit que la guerre est un péché puisque le Christ l'a interdite.
Mais il y a des nuances.
Il dit : "Au sens strict, la prohibition de renoncer aux armes ne s'adresse qu'aux clercs".
Ils ne peuvent pas se marier, se souiller par les relations conjugales.
Ils ne peuvent pas non plus se souiller par le versement du sang.
Ils sont à l'extérieur.
Ils n'appartiennent pas au monde des laïcs.
Ou bien, il faut prendre ça au sens littéral.
C'est un peu comme quand les musulmans disent que le terme djihad doit être pris au sens de la lutte intérieure.
Il dit exactement la même chose.
Le sens littéral : "l'extérieur du corps" ne convient pas à ces versets...
En exégèse, vous avez les quatre sens de l'écriture.
En gros, il y a deux grands sens : un sens spirituel et un sens littéral.
Le sens spirituel peut être allégorique, anagogique, moral.
Vous pouvez lire la Bible d'autres façons qu'au pied de la lettre.
Donc, quand le Christ dit qu'il ne faut pas user de la violence, il parle plus au sens de l'âme qu'au sens extérieur du corps, car après tout, il faut se défendre.
Donc il nuance.
Il introduit des éléments pour mitiger cette radicalité des Évangiles.
Car après tout, ces gens sont dans la dialectique.
Ils nous ont légué quelque chose de merveilleux qui est la possibilité de comparer des arguments pour et contre.
Sinon, je ne pourrais pas faire cette conférence.
Une fois, j'ai rencontré un médiéviste de la Sorbonne.
Il a demandé sur quoi je travaillais.
"Je prépare un livre sur les chrétiens qui ont critiqué la croisade."
Pourtant professeur médiéviste à la Sorbonne, il me dit : "Impossible.
Ça n'existe pas."
Il n'a pas compris...
Il en sait beaucoup sur la seigneurie et les problèmes d'histoire économique, mais il n'est pas conscient que les gens du Moyen Âge débattaient.
Même lors des examens, vous affrontez un jury qui vous propose un problème et on est dans le débat, la contradiction.
Le Décret s'appelle "La concordance des discordants", les pour et les contre.
Tout cela est en train de naître ici, largement, au XIIe siècle.
Le Décret est très populaire.
On en a des centaines de manuscrits.
Et puis, il sera revu et corrigé au XIIIe siècle.
Pourquoi Gratien, malgré tout, a pu dire qu'il fallait nuancer, que ce n'était pas si fort que ça, que les Évangiles exagéraient un peu ?
Tout simplement car il se fonde sur l'autorité du plus grand théologien de l'Antiquité tardive, du Moyen Âge, avant l'arrivée de saint Thomas d'Aquin et l'acceptation de l'aristotélisme.
On est dans un contexte plus néoplatonicien.
Augustin d'Hippone, qui reprend aussi les stoïciens, Cicéron, Sénèque, ces gens qui, à Rome, ont réfléchi sur le sens de la guerre et sur l'utilité ou la moralité de la guerre, dit : "Il peut y avoir des guerres justes."
D'abord, cette guerre doit être proclamée par l'autorité légitime.
On ne peut pas exercer la violence motu proprio, pour son compte.
Deuxième idée, la guerre doit être absolument et avant tout défensive.
À la rigueur, vous pouvez récupérer un territoire qu'on vous a pris, mais vous ne pouvez jamais prendre l'initiative d'occuper des terres.
Là encore, un médiéviste...
Il y a une quinzaine d'années, quand on a entendu George Bush dire qu'il allait faire une guerre préventive...
En tant que médiéviste, je lis mon saint Augustin, je connais "La Cité de Dieu".
C'est quoi, "préventive" ?
Défensive, d'accord, quand on m'agresse, mais je ne prends pas l'initiative.
Bien sûr, pour la croisade, les gens diront au XIIIe siècle : "Nous ne faisons que recouvrer ce qu'Omar, au VIIe siècle, nous a pris.
Et cela appartenait à l'Empire romain chrétien."
On peut leur rétorquer que oui, mais c'est à l'Empire romain grec byzantin.
Et vous avez fondé des États latins indépendants de l'empereur de Byzance qui vous en a voulu ensuite.
La réalité est complexe.
Mais l'idée de la chrétienté comme territoire qui se développe aussi avec la réforme grégorienne, comme une patrie, cadre aussi avec cette explication.
Augustin dit quelque chose d'un peu étonnant.
Il faut se mettre dans sa tête.
Il utilise la notion d'ultio.
C'est vengeance mais on peut traduire comme punition.
On peut donner une leçon à quelqu'un en lui déclarant la guerre, car il a fait du mal et il doit se repentir.
Il faut que l'agresseur répare son injure.
Et il y a l'aspect moral, la conscience, la rectitude d'intention qui exclut toute violence gratuite, la colère, tous les péchés capitaux dans l'exercice de la guerre.
La guerre doit être menée avec une certaine distance, dans la patience, la bienveillance ou même dans la charité envers l'ennemi.
Vous savez qu'à partir de 380, Édit de Thessalonique, l'empire avec l'empereur Théodose devient complètement chrétien, que le paganisme est désormais interdit et que la religion officielle de l'empire est le christianisme.
Augustin, qui appartient à la génération de Théodose, fait remarquer, hélas il commence à dévier de sa théorie, mais tout ça est compliqué, très nuancé, que finalement le pouvoir civil, le bras séculier, l'épée détenue par l'empereur, peut être utilisée "pour réprimer l'hérésie, rétablir l'ordre moral ou pour défendre la hiérarchie de l'Église".
Il a été en conflit avec les évêques donatistes du nord de l'Afrique romaine.
Là, on voit un glissement.
La guerre juste, y compris sous la dictée d'Augustin, devient de plus en plus une sorte de Guerre sainte encouragée par l'Église.
J'ai parlé de la réforme grégorienne.
Elle ne s'est pas faite sans heurts.
Il y a ce qu'on appelle la querelle des Investitures.
La lutte entre le pape et l'empereur, en particulier l'empereur Henri IV, l'empereur romain germanique.
Un certain nombre de papes, à commencer par Grégoire VII qui a donné son nom à la réforme, ont préconisé la guerre contre l'empereur.
C'était une guerre de défense contre l'empereur qui voulait imposer son anti-pape élu par les évêques de l'Empire romain germanique.
Et les idées étaient que c'était une guerre juste, une guerre du Christ, on glisse sur cet oxymore qui est la Guerre sainte, pour la préservation de la liberté de l'Église.
Ce n'est pas un hasard si quelqu'un de très proche de Grégoire VII, un moine clunisien...
Les clunisiens étaient très proches des milieux réformateurs, car ils pratiquaient l'exemption épiscopale.
Ils ne dépendaient pas de l'évêque, mais directement du pape qui renforce son autorité à l'époque grégorienne.
Urbain II prêche la première croisade.
Mais au moment des guerres contre les impérieux et la papauté, vous avez déjà une pensée extrêmement pacifiste sous la plume de celui qui est le mentor, l'éminence grise des papes grégoriens.
Il s'appelle Pierre Damien, saint Pierre Damien.
Il écrit : "Le diable déclenche les violences entre le Sacerdoce et l'Empire", entre le pape et l'empereur, et "Le clergé ne se mêle pas de guerre."
"Le roi Ozias"...
Ces gens se réfèrent toujours à la Bible.
..."fut frappé de la lèpre pour avoir usurpé l'office sacerdotal.
Que ne mériterait pas le prêtre qui prend les armes réservées en exclusif aux laïcs ?"
Cet homme est pour la distinction entre les laïcs et les prêtres.
C'est un des premiers à utiliser le passage des Évangiles de la passion, pour formuler la théorie des deux glaives.
"Il faut distinguer les fonctions respectives qui reviennent à l'empire et au Sacerdoce.
Le roi doit user des armes du siècle et l'évêque doit ceindre l'épée de l'esprit, c'est-à-dire la parole de Dieu."
Autre citation très longue, certes, mais le temps passe très vite...
L'idée de Pierre Damien qui revient très souvent chez les critiques, les contempteurs de la croisade est que le christianisme se serait répandu par la prédication et par le martyre, par des gens qui ne portaient pas d'armes.
Pierre, Paul...
Paul est représenté dans l'iconographie médiévale en tenant une épée, mais c'est l'épée qui l'a décapité.
Car ces gens, pour leurs idées, ont donné leur vie.
Comme le Christ, sans coup férir, et même pire que le Christ, car saint Pierre a demandé à être crucifié la tête à l'envers, pour ses idées, car il croyait à la résurrection, à la divinité du Christ.
C'est ainsi que le christianisme, disent-ils, a triomphé, s'est imposé.
Donc c'est ainsi qu'on doit propager le christianisme.
Si le pape doit se faire détruire par l'empereur romain germanique, qui impose un anti-pape à Rome, on ne se bat pas.
Pacifisme radical.
C'est le maître à penser des grégoriens.
Après, bien sûr, cela a changé.
Autre critique radicale, c'est la critique des ordres militaires.
Les cisterciens, très différents des clunisiens, malgré tout, ont cette figure de proue, qui fera de l'ordre cistercien un tout petit ordre de rien du tout fondé par des ermites vers Dijon.
Bernard de Clairvaux arrive à Cîteaux avec une trentaine de ses amis pour devenir moine et il aime cette ligne extrêmement austère.
Bernard appartient à la petite noblesse, à l'aristocratie.
Il est entouré de chevaliers.
Il conçoit, comme beaucoup de moines d'ailleurs, le combat ascétique contre les propres passions comme une guerre.
Il est particulièrement attiré par l'ordre fondé par son cousin, Hugues de Payns, l'ordre des Templiers.
Les Templiers sont des moines.
Théoriquement, ils ne se marient pas mais ne versent pas non plus de sang.
Mais des moines guerriers.
Que se passe-t-il ?
Il y a un problème.
Moine et guerrier ?
C'est encore l'oxymore par excellence.
C'est contradictoire dans les termes.
Mais quelqu'un de sa génération, qui lui doit d'ailleurs sa vocation, un moine anglais qui vit dans un monastère près de Poitiers, Isaac de l'Étoile, écrit : "Il est né, le monstre nouveau."
Qu'est-ce qu'un monstre ?
C'est un hybride.
C'est un personnage constitué d'éléments hétéroclites, disparates.
Or Bernard avait écrit, pour faire valoir l'existence des Templiers au Concile de Troyes, pour les faire admettre, un opuscule qui s'appelait "L'éloge de la nouvelle chevalerie".
Lui fait la parodie, tourne cela en dérision et c'est "un monstre nouveau, une nouvelle chevalerie qui, selon un mot d'esprit, obéit au cinquième Évangile"...
Il n'y a pas cinq Évangiles.
Donc c'est quoi ?
Ça n'existe pas.
Il n'y en a que quatre.
"Son but est, à coups de lances et de bâtons, de pousser les incroyants vers la foi et de spolier licitement et de trucider religieusement celui qui ne porte pas le nom du Christ.
Ils appellent, en outre, martyrs ceux, parmi eux, qui tombent au cours de leurs pillages."
Un martyr ne porte pas d'arme.
Les Templiers meurent les armes à la main.
D'ailleurs, à ma connaissance, aucun Templier n'a été canonisé par l'Église.
Peut-être aucun croisé non plus.
Peut-être Saint Louis.
C'est le croisé par excellence mais c'est un roi, aussi.
Si vous regardez son procès de canonisation, il y a très peu d'allusions à l'usage des armes.
Il est canonisé car il a enduré des souffrances lors de sa captivité en Terre sainte, pas parce qu'il a fait la croisade.
Donc c'est quoi, ces martyrs ?
Ensuite, il se place dans une perspective eschatologique.
L'Antéchrist va arriver d'un moment à l'autre.
Les gens qui vont à Jérusalem pensent qu'en récupérant le mont des Oliviers, le Christ va redescendre sur terre.
C'est le second avènement du Christ, la parousie.
Ils sont dans un contexte eschatologique.
Il est parti de là le jour de l'Ascension.
Il doit revenir.
Donc l'Antéchrist, certes, va venir mais l'Antéchrist va vous dire : "Je vous persécute, vous, chrétiens, car vous avez fait la même chose avec les incroyants.
J'ai des arguments pour faire la même chose."
Une très forte méfiance à l'égard des Templiers.
Jean de Salisbury, le bras droit de Thomas Becket, cet archevêque assassiné en 1170 dans sa cathédrale de Canterbury : "Les Templiers, censés consacrer le sang du Christ, versent du sang humain."
Voilà encore quelque chose d'horrible.
Les Templiers, pourtant, sont ceux qui ont tenu la Terre sainte latine.
Vous savez ce qu'est un chevalier féodal.
Au bout de 40 jours, il a rendu service et rentre à la maison.
Il a accompli l'auxilium, l'aide militaire qu'il doit à son seigneur.
Les Templiers, eux, sont célibataires.
Ils n'ont pas à maintenir une famille.
Ils vivent dans un réseau de châteaux qui tient la Terre sainte, car on est loin des bases européennes.
On est dans un monde hostile.
Il faut une armée permanente.
Ces gens assument.
Sans les Templiers, il n'y aurait pas eu deux siècles de domination latine en Occident, ni les Hospitaliers ni les Teutoniques.
Il y a plusieurs ordres militaires.
Saladin, le premier geste qu'il a fait après la bataille de Hattin, c'est de décapiter tous les prisonniers Templiers Hospitaliers.
Il ne voulait pas d'ordre militaire, car il savait qu'ils tenaient le pays.
Or regardez les critiques très fortes que l'on voit contre eux de la part de prêtres occidentaux.
Un courtisan d'Henri II Plantagenêt, celui qui, d'une certaine façon, était responsable du crime de son vieil ami Thomas Becket, donc le roi d'Angleterre, Gautier Map, un gallois qui vit dans sa cour...
Ce texte vaut la peine d'être traduit intégralement, car il est formidable.
Tout y est.
Ce que j'ai dit plus tôt sur l'exégèse du passage de la passion, sur les deux glaives, est là.
"C'est à Jérusalem qu'ils prennent le glaive pour protéger le christianisme, là où Pierre s'était vu interdire de le prendre pour défendre le Christ."
Pierre remet l'épée dans le fourreau.
Celui qui tue par le fer périra par le fer.
"C'est là aussi que l'apôtre apprit à chercher la paix par la patience."
Pierre a enduré toutes les persécutions du Sanhédrin.
Son caractère très trempé, il a appris à le maîtriser.
"Je ne sais pas, par contre, qui a enseigné aux Templiers à vaincre la force par la violence."
Le latin est formidable car là aussi, c'est un des grands assassinats de notre civilisation.
Par rapport au Moyen Âge, ces gens parlaient tous le latin, un peu comme la chance qu'ont les Arabes de nos jours.
Ils se déplacent dans le pourtour méditerranéen.
Ils parlent l'arabe littéraire et ils se comprennent tous.
Les gens du Moyen Âge...
Saint Thomas d'Aquin étudiait à Naples, partait à Paris, à Cologne pour écouter Albert, pas de problème de compréhension.
C'est un peu comme l'anglais de nos jours, certes, mais pas tout à fait, en tout cas pour un médiéviste passionné de latin.
Vim vi repellere, en trois mots.
Moi, il me faut traduire vaincre la force par la force, vaincre la violence par la violence.
C'est un axiome, une phrase qui se trouve dans le code de Justinien, je crois que c'est un juriste qui s'appelle Ulpien qui l'a écrite au second siècle de notre ère, où il est question de la légitime défense telle que la concevaient les penseurs romains.
Repousser la violence par la violence.
Vim vi repellere.
"Ils prennent le glaive et ils périront par le glaive."
Pierre remet l'épée dans le fourreau.
Je n'ai pas donné cette citation tout à l'heure, mais c'est dans la version de Matthieu de l'épisode de l'oreille coupée de Malchus.
"Eux affirment", les Templiers, "en revanche, toutes les lois et tous les droits permettent de repousser la violence par la violence."
"Le Christ, pourtant, renonça à une telle loi.
Au moment où Pierre frappait son coup, il s'interdit de commander des légions d'anges."
Souvenez-vous, 12 000 anges pour le défendre.
"Or les Templiers ne semblent pas avoir fait le meilleur choix.
En effet, sous leur protection, nos frontières en Terre sainte ne cessent de reculer et celles de nos ennemis d'avancer.
C'est par la parole, et non pas par la voix du glaive, que les apôtres conquirent Damas, Alexandrie, et une grande partie du monde que depuis l'épée a perdue.
David, qui avançait sur Goliath, lui disait"...
Quand on passe PowerPoint dans un autre ordinateur...
C'était des points de suspension entre deux crochets.
J'ai sabré un passage.
"Tu viens contre moi avec des armes et moi, je viens à toi au nom du Seigneur afin que toute cette multitude sache que le Seigneur ne sauve pas par le glaive."
Voilà donc comment utiliser l'exégèse évangélique pour descendre, défoncer les Templiers.
Très souvent, ces gens reviennent sur la vocation exclusivement spirituelle du clergé.
Là, ce n'est pas tout à fait...
Peut-être que je pousse un peu loin le bouchon.
C'est vrai qu'ils ne critiquent pas directement la croisade, mais ils disent aussi qu'elle est proclamée par le pape, les évêques.
Les clercs n'ont pas à se mêler de cela.
Mais il y a beaucoup de passages.
Là, j'ai pris juste des citations d'un abbé cistercien d'un monastère du Perche, Adam de Perseigne, qui est allé à la croisade où ses amis ont été trucidés ou emprisonnés.
Il ne veut pas que les prêtres quittent leur paroisse pour aller à la croisade, pour aller à Jérusalem.
Après tout, c'est une idée qui revient souvent dans ses textes, le clergé se doit de rester là où il est.
Même les chrétiens...
Souvent, le problème se pose.
Est-ce qu'un chrétien doit devenir moine ou partir à la croisade ?
Un chevalier très aguerri...
La plupart des gens, à commencer par saint Bernard, disent : "Il faut qu'ils deviennent moines, car la Jérusalem céleste passe avant la Jérusalem terrestre."
Il y en a un, je crois que c'est Jean de Salisbury, car il est très cultivé, qui cite Horace : "Ce n'est pas parce qu'on change de ciel qu'on change d'âme."
Il préconise le voyage intérieur beaucoup plus que le pèlerinage.
Donc la dernière phrase : "Le Christ n'a pas versé son sang pour acquérir Jérusalem, mais les âmes qu'il faut sauver."
Le curseur est déplacé vers ce qui est essentiel dans les Évangiles.
Pour conclure sur la première partie...
Je n'ai fait que la première partie.
Je vais foncer, promis, pour les deux autres pour qu'il y ait du dialogue et des questions.
Les penseurs de l'époque oscillent entre deux pôles.
D'une part, la guerre juste.
Ceux qui considèrent que la chrétienté s'étend aussi en Orient et qu'en conquérant Jérusalem, Omar a pris aux chrétiens un territoire qui leur appartenait, surtout les Lieux saints par excellence du christianisme, le Saint-Sépulcre d'où le Christ était ressuscité.
Et il empêche le pèlerinage.
Enfin certains Fatimides l'empêchent.
Les Fatimides sont les émirs d'Égypte.
Il empêche les chrétiens de mettre, pour utiliser l'expression médiévale, leurs pas sur les pas du Christ.
Il y a ceux qui considèrent que la croisade est une guerre juste.
Mais d'autres partent du principe du pacifisme évangélique qui empêche toute violence, surtout au clergé.
Je vous ai parlé de la théorie des deux glaives qui est essentielle.
On est là, tous, Occidentaux.
J'ai dit, au début, ce que j'écoutais à la radio...
Je suis un intellectuel et ce n'est pas très dur de savoir pour qui je voterai dimanche, mais je me suis dit que ce journaliste n'avait rien compris au film.
Si les évêques se mettent à dire aux chrétiens pour qui ils doivent voter précisément...
C'est quoi ?
Don Camillo et Peppone ?
C'est revenir à une période qui n'a rien à voir avec l'essence de l'Évangile.
Ça, c'est essentiel, car ces gens ont mis beaucoup de temps à nous faire ces cadeaux.
Nous savons distinguer le temporel et le spirituel en Occident.
Je peux faire de l'eurocentrisme, car toutes les civilisations nous envient pour notre sens de la laïcité.
On sait séparer.
Un très beau livre de Marcel Gauchet dit que le christianisme est la religion de la sortie de la religion.
Ces gens sont passés du paganisme où l'empereur était sacré, détenait tous les pouvoirs, à un système qui est le nôtre où l'on sépare, où l'on distingue.
Ce qu'ils nous ont légué est très impressionnant.
Je tenais aussi à le dire avant de rentrer dans la deuxième partie qui concerne les critiques partielles contre les croisades.
On peut passer très vite, mais c'est vrai que la croisade implique des efforts soutenus.
Même Saladin a écrit une lettre pour essayer de galvaniser ses troupes, en donnant les chrétiens comme exemple.
Ces gens qui admettent des sacrifices incroyables, qui ont une chance sur trois d'être tués sur place, qui perdent tout, hypothèquent leurs biens pour partir à la croisade.
"Vous, vous êtes des tièdes, des nuls.
Vous n'êtes pas courageux."
Les croisés...
Maintenant, c'est le regard extérieur, celui de Saladin...
Malheureusement, il n'a jamais rencontré Richard Cœur de Lion.
Ce sont deux personnes exceptionnelles.
J'aurais aimé être là.
Richard a rencontré son frère, al-Adil.
Saladin a délégué la négociation, mais il avait une grande admiration pour Richard Cœur de Lion.
Ça veut dire quoi ?
Ça veut dire que ces gens qui partent sont des incorruptibles, souvent.
Il y en a qui partent pour d'autres raisons.
Mais les purs et durs qui partent donner leur vie au Christ pour aider les chrétiens d'Orient à reconquérir le Saint-Sépulcre ont un idéal très fort.
Les gens qui ont un idéal très fort ne supportent pas la corruption, la malhonnêteté.
Dès qu'ils la voient chez d'autres croisés, ils les critiqueront.
Donc ces gens ont un idéal très haut et ne supportent pas que les autres ne l'aient pas, parmi les croisés.
Ces gens aussi, les intellectuels surtout, ont appris l'histoire en lisant la Bible, les livres historiques de l'Ancien Testament, les deux livres de Samuel, les deux livres des Rois, la Genèse, l'Exode, l'histoire du peuple élu.
Que se passe-t-il avec le peuple juif qui est le type de l'Église...
Le type a un sens en exégèse.
Ça veut dire la préfiguration de ce que deviendra l'Église.
Les Juifs, au départ, sont austères, nomades, exigeants, religieux.
Après, ils s'embourgeoisent.
Il y a la royauté davidique et les luttes intestines.
Ils se comportent mal et se mettent à adorer des divinités étrangères, donc Yahvé les punit et leur envoie les Assyriens.
C'est la déportation à Babylone.
C'est exactement cette...
Là, ils souffrent, ils se purifient et c'est la reconstruction du Temple.
Cette vision cyclique de l'histoire, les gens du Moyen Âge l'ont là.
On est dans leur tête.
Or que se passe-t-il si on échoue alors qu'on pensait que Dieu voulait cette campagne militaire ?
C'est parce qu'on est punis pour nos péchés.
C'est exigé par nos péchés.
Peccatis exigentibus, c'est un ablatif absolu que vous trouvez systématiquement comme une ritournelle dans l'explication des faillites des croisades.
Car presque toutes les croisades ont échoué.
Aucune n'a réussi, sauf par tractations, par négociations, à reprendre Jérusalem.
Donc il y a cette idée que la providence est derrière.
Là encore, ce n'est pas très chrétien.
C'est très vétérotestamentaire.
C'est dans les premiers livres de l'Ancien Testament.
Quand vous commencez à lire les prophètes ou le Livre de Job...
Et Job, ça finit bien.
Il y a un happy end.
Mais si on se comporte bien sur terre, on est rétribués sur terre.
Cette idée-là colle à la peau de nombreuses personnes du Moyen Âge.
De même qu'ils n'ont pas compris l'Évangile dans la séparation du temporel et du spirituel, ils pensent aussi que, comme dans l'Ancien Testament, la rétribution doit se faire sur terre.
Mais des gens reviennent à l'essentiel, à la conscience individuelle du chrétien, car un chrétien se sauve ou se damne individuellement par ses œuvres avec l'aide de la grâce.
Voici ce que disait un chanoine de Würzburg en constatant l'échec de la seconde croisade : "Les intentions des hommes de cette troupe hétéroclite étaient variées."
Là, il y a des critiques terribles.
"Les uns, avides de nouveautés, voulaient découvrir des terres étrangères."
"Je suis un chevalier.
J'ai été éduqué depuis ma jeunesse à la guerre.
Quoi de meilleur qu'aller en Orient ?
C'est exotique.
Il y a des richesses, des belles femmes.
Je vais voir des choses exceptionnelles que je n'ai jamais vues dans mes plaines pluvieuses, certes, très grasses, de la terre de Champagne, d'Île-de-France, de Picardie.
Là, je vais dans un autre monde."
"D'autres, poussés par la pauvreté et souffrant de privations chez eux, désiraient se battre non seulement contre les ennemis de la croix, mais contre les amis des chrétiens pour fuir la misère.
D'autres, enfin, souhaitaient se libérer du poids de leurs dettes, du service de leur seigneur ou des peines pour leurs crimes."
Il y a un côté desperado dans la croisade, chez certains croisés.
C'était sans doute la minorité.
"Ils simulaient un saint zèle, mais ils s'empressaient de partir pour échapper aux poursuites.
À peine en trouvait-on quelques-uns"...
Il y en a quand même quelques-uns.
..."qui n'avaient pas fléchi le genou devant Baal"...
Donc devant Mammon, les dieux païens des richesses.
..."mais que guidait une intention sainte et salutaire.
Ceux-ci étaient prêts à verser leur sang par amour de la majesté divine et pour le bien du Saint des saints.
Laissons toutefois cette affaire à l'examen de Dieu seul qui est l'unique à pouvoir sonder les cœurs et à les connaître."
Intéressant.
Quelqu'un qui a compris ce qu'est le vrai christianisme et que vous pouvez avoir des abrutis à la croisade, comme des gens très idéalistes.
Mais on n'est plus dans le discours providentialiste.
On est dans un autre monde.
Les critiques très fortes, souvent, portent contre la violence utilisée par les croisés.
Un de mes collègues et ami, longtemps professeur à Stanford, français, qui a enseigné en Californie, mais ça ne lui plaisait pas, il les trouvait trop matérialistes, enfin trop...
Comment on dit ?
Bling-bling.
Il est parti à Vienne, en Autriche pour enseigner.
C'est un génie.
Il parle aussi bien les trois langues.
Philippe Buc vient d'écrire un livre publié chez Gallimard sur comment la religion chrétienne, dans un contexte eschatologique, et jusqu'à nos jours peut promouvoir la violence ?
Il m'étrille parfois en disant : "Martin Aurell, trop pacifiste.
Il met trop l'accent sur ça.
Je vais vous montrer le contraire."
On dit à peu près la même chose.
Je dis que des minorités critiquaient la croisade.
Lui, que tout le monde était pour la croisade.
C'est beau, le débat intellectuel, comme au Moyen Âge.
Justement, Albert, chanoine d'Aix, qui critique, à mon avis, les massacres de 1099 liés à la prise de Jérusalem, dit que je n'ai rien compris au film.
Albert d'Aix dit qu'ils ouvraient les entrailles des femmes, enlevaient les embryons, les jetaient par terre.
Je ne crois pas qu'il puisse être d'accord avec ça.
Des descriptions très crues pour critiquer cette violence.
Ce chanoine qui écrit sur la première croisade à Aix-la-Chapelle a beaucoup critiqué une autre dimension de la croisade, les pogroms.
Car un certain nombre de croisés, en voyant les ghettos ou les quartiers juifs dans les grandes villes rhénanes, se sont dit : "On part là-bas pour remettre le christianisme en Palestine.
Autant le faire chez nous, il y a des Juifs."
Ils ont été très critiqués.
Pourquoi ?
Et unanimement.
Car la plupart des clercs sont convaincus que les Hébreux, les Juifs possèdent une vérité qu'ils n'ont pas.
Ils savent lire la Bible dans l'original.
Ils savent faire de l'exégète peut-être mieux qu'eux.
Bernard, aussi borné soit-il, a critiqué beaucoup les pogroms.
Une chronique de Cologne juive dit : "Cet homme, ce prêtre qui arrêtait les pogroms par prédication savait ce qu'était la charité chrétienne."
Il avait lu les Évangiles.
Bernard a des amis juifs avec lesquels il débat sur l'exégèse biblique.
Les clercs sont convaincus que l'existence d'une communauté juive parmi eux prouve que le christianisme n'est pas du tout une invention.
Ce que racontent les Évangiles sur la vie du Christ, les Pharisiens, les Sadducéens, sur les pratiques rituelles juives, on le voit auprès de nous.
C'est une sorte de conservatoire qui prouve la vérité des Évangiles.
C'est bien d'avoir quelques juifs, là, car ils montrent cette vérité.
Et depuis toujours, le baptême forcé est interdit.
Donc il y a eu des critiques très fortes.
Le sac de 1204, tout le monde l'a critiqué, à commencer par le pape Innocent III qui a dit : "Que fait Pierre de Capoue, mon légat ?
Il fait procéder au sac de Jérusalem."
Je vous ai donné deux exemples.
Un clerc qui écrit en français à Corbie.
Et ces gens qui changent leur bouclier du christianisme pour prendre le bouclier du diable, en massacrant des chrétiens, au nom de la croisade.
Mais vous avez aussi quelqu'un qui était à la croisade, Hugues de Berzé, qui en est revenu marri, triste, qui est entré au monastère de Cluny.
Il se convertit.
À l'époque, tout le monde est chrétien.
Que signifie se convertir ?
C'est devenir moine.
Voici ce qu'il dit :" Tant que nous étions solidaires, humbles et pieux, nous atteignions nos objectifs"...
Dans les Balkans.
..."mais dès que nous sommes, de pauvres que nous étions, devenus riches en émeraudes, rubis, pourpre, soieries, terres, jardins, très beaux palais en marbre, dames, pucelles, dont de bien belles"...
C'est aussi cette vision très fantasmée de l'Orient qui a poussé un certain nombre de croisés à y partir, mais lui y était.
"Nous en avons oublié Dieu.
Et Dieu nous a oubliés, lui aussi, car il ne se souvient pas de celui qui ne pense pas à lui."
Innocent III qui raconte comment ils allaient vers les autels, les brisaient...
Dans l'Antiquité chrétienne, pour établir un autel ou célébrer la messe, il y a d'abord une cérémonie très longue de consécration de l'Église, mais on met des reliques sur la table de l'autel sur laquelle le prêtre célébrera la messe.
Or ces gens sont allés chercher ces reliques.
Il y a eu une inondation de l'Occident par les reliques.
Saint Louis, lui-même, a acheté la couronne d'épines à l'empereur latin, Baudouin, un flamand qui avait remplacé l'empereur byzantin, l'empereur latin de Byzance.
Innocent III est scandalisé : "Comment a-t-on pu profaner des églises ?
Certes, ce sont des schismatiques mais ce sont des chrétiens comme nous."
Puis d'autres critiques...
Je passerai vite car c'est moins intéressant.
Ce sont des histoires de sous.
C'est la fiscalité.
On a appris, avec la croisade...
Là encore, ça nous a donné une avance colossale.
Les Anglais nous avaient appris avant, la fiscalité de type moderne.
Ils savaient faire, pourquoi ?
Car ils avaient eu les Vikings à dos tout au long des IXe, Xe et XIe siècles.
Ils devaient verser des tributs, se cotiser pour s'en débarrasser.
Ils avaient ce qu'on appelait le "danegeld".
C'était les meilleurs.
Les Anglais, avec une population cinq fois moindre que la France, nous mettent à genoux pendant la guerre de Cent Ans, car ils savent lever des troupes et lever l'impôt.
Ils ont beaucoup plus d'avance que nous.
En France, ça n'a pas marché.
Philippe Auguste a voulu subventionner la croisade mais les gens ont refusé.
Surtout qu'il s'attaquait aux biens ecclésiastiques.
On ne touche pas aux biens du clergé.
Vous direz qu'ils sont hyper riches, que ce sont des gros moines comme dans les camemberts.
Pas du tout.
Ce n'est pas ça.
Imaginez ce qu'est pour nous le budget de l'Éducation nationale et de la santé.
Très peu de laïcs s'occupent de ça au Moyen Âge.
Les gens donnent à l'Église, car outre le culte, la prédication, la célébration de la messe, ce sont eux qui prennent en charge l'éducation et disons la santé, les mouroirs, en grande partie, l'hospitalité.
L'Église a protesté.
"C'est pour faire la guerre ?
Même si nous proclamons la croisade, ça ne marche pas."
Vous venez m'arrêter, peut-être ?
Combien ?
Dix minutes ?
Ça va, dix minutes.
Bref.
La fiscalité, ce n'est pas très intéressant.
Peut-être que les femmes, c'est plus intéressant.
La luxure, la débauche.
Pourquoi la croisade de 1147 n'a pas marché ?
Bon sang, mais c'est bien sûr.
Cherchez la femme.
Qui est-elle ?
J'enseigne et j'habite à Poitiers depuis une trentaine d'années.
C'est Aliénor d'Aquitaine.
La pauvre Aliénor.
On l'a obligée à porter le chapeau de la défaite de la seconde croisade, parce qu'elle accompagnait Louis VII.
Il était fou d'elle.
Les textes disent qu'il l'aimait de façon véhémente.
Il n'était pas maître de lui.
Il n'avait pas cette maîtrise stoïcienne que les penseurs du XIIe siècle préconisaient pour ces gens.
Sénèque, leur idole : "Quand tu embrasses ta mère, souviens-toi, elle est mortelle."
C'est ça.
Voici ce que dit un chroniqueur anglais, Guillaume de Newburgh : "Les camps sont appelés castra"...
En latin, castrum et castra au pluriel.
..."à cause de leur castration, castratio, de la luxure.
Or les nôtres n'étaient justement pas chastes, casta"...
Vous voyez le jeu de mots très sioux.
..."alors que beaucoup, par une licence déplorable, y suaient la débauche de tous leurs pores."
Cherchez la femme, Aliénor.
C'est à cause d'elle que ça n'a pas marché.
Deuxième idée, il y a des Latins, comme les pieds-noirs en Algérie, qui se sont trop adaptés à la vie d'Orient.
C'est le levantin libidineux, ce genre de stéréotypes que l'on entend parfois.
Traître, âpre aux gains, mou, et là, vous le trouvez tout le temps.
Ces gens de la seconde ou de la troisième génération sont complètement à côté de leurs pompes.
Car ils sont prêts à pactiser avec l'ennemi, le musulman.
Ils vivent avec les musulmans, s'entendent avec eux.
Ils savent l'arabe.
Ils sont fascinés par une civilisation orientale supérieure à la leur sur beaucoup de points.
Bagdad a un million d'habitants, à l'époque.
Paris, allez, 20 000, 30 000 à tout casser.
Il y a encore plus d'habitants à Rouen avant 1190 qu'à Paris.
C'est un autre monde, toutes les richesses de l'Orient.
La conclusion, vous l'avez comprise pour la deuxième partie.
La troisième partie, c'était les rapports complexes entre la mission et la croisade.
Mais ça, vous le lirez dans mon livre.
Sauf ça.
Il y a un Syrien, un membre de l'aristocratie, un prince.
Vous voyez son château.
Les châteaux tels que vous les voyez là ont beaucoup influencé les nôtres.
Lawrence d'Arabie, pendant la Première Guerre mondiale, a eu la mauvaise idée de faire la guerre, au lieu de faire la thèse qu'on lui demandait à Oxford sur l'influence des châteaux d'Orient sur ceux d'Occident.
Donc la forteresse de Shaizar de Usama ibn Munqidh.
Cet homme tient son journal et dit : "Mes amis les Templiers."
Moi, j'ai vu "Kingdom of Heaven", c'est les salauds, au début, qui pendent les musulmans.
Pas du tout.
Les Templiers vivent sur place.
Ce sont des gens qui savent l'arabe.
En période de trêve, ils ont beaucoup d'amis musulmans.
Ces amis Templiers, pourquoi le Temple ?
Car ils ont leur maison sur l'esplanade du Temple, à côté aussi de l'ancienne mosquée al-Aqsa d'où Muhammad était parti au ciel par l'échelle céleste, Lui aime beaucoup aller prier là et va prier Allah logiquement.
Il commence à adorer son Dieu.
Les Templiers lui disent : "Installez-vous là."
Tout à coup, une espèce d'énergumène fait irruption, lui donne des coups et lui dit : "Ne fais pas ça.
C'est la maison de Dieu."
Les Templiers viennent et prennent ce type et lui disent : "C'est un Franc qui a débarqué du bateau avant-hier.
Il n'a rien compris à nos rapports."
Ils s'excusent platement.
Voilà comment ça se passe.
La croisade et la mission sont des relations très complexes.
Et nous avons appris ce qu'était un musulman.
Dans la "Chanson de Roland", tous les musulmans sont des polythéistes avec de petites statuettes qui font des adorations.
Alors que s'il y a des iconoclastes par excellence, dans la religion, ce sont bien les musulmans.
1140, Pierre le Vénérable, mais c'est un grand.
C'est lui qui a essayé de réconcilier saint Bernard et Abélard.
Or que dit Abélard ?
"C'est la conscience qui compte."
Si les bourreaux du Christ n'avaient pas obéi à leurs supérieurs, ce que leur conscience leur disait de faire, ils auraient commis un péché.
Pourtant c'était des Sids.
Parce que la conscience passe avant tout et la conscience avec Dieu, pas une conscience indépendante, mais qui suit une loi morale extérieure à soi.
Pierre le Vénérable, l'abbé de Cluny, est allé dans la péninsule ibérique où il a vu pour la première fois du papier, 1140.
Ça vient de la Chine grâce aux Arabes.
Et il a demandé qu'on lui traduise le Coran.
C'est tout près d'ici, à la bibliothèque de l'Arsenal.
On a même la version originale de ce chanoine de Pampelune, anglais d'origine, qui a traduit le Coran.
Ce n'est pas une traduction géniale, mais ces gens savent ce qu'est le livre par excellence des musulmans.
Ils comprennent beaucoup mieux.
Il revient aussi à l'idée de prédication.
Mais ceux qui reviennent à l'idée de mission par excellence, ce sont les franciscains, à commencer par François lui-même qui, lors de la cinquième croisade, a rencontré le sultan al-Kâmil.
L'image, c'est Giotto, 1290, mais Giotto suit la vie frelatée par saint Bonaventure.
C'est une vie très light avec des miracles.
On fait un feu.
On jette le Coran et la Bible.
Bien sûr, la Bible rebondit et sort du feu.
Ce n'est pas dans la vie originale de François.
François discutait.
Il a risqué sa vie pour aller voir le sultan.
Le sultan était habitué à avoir des débats avec des coptes, des intellectuels chrétiens d'Orient.
Pourquoi pas ?
Il a discuté avec lui.
Ils se sont promis de prier l'un pour l'autre.
Ce n'est pas par hasard qu'Assise soit la ville où se réunissent tous les œcuménistes et les pacifistes du monde.
Donc on est dans un autre monde.
Ce sont les franciscains qui disent que dans l'islam, il y a beaucoup d'éléments du christianisme.
Roger Bacon : "Ils conservent dans leur religion beaucoup de paroles des Évangiles.
Ils tiennent le Christ pour l'un des plus grands prophètes, nés de la Vierge Marie sans intervention d'homme, mais par le seul souffle du Saint-Esprit."
"Mener la guerre contre les Sarrasins ne sert à rien.
Les incroyants ne se convertissent pas pour autant.
Au contraire, ils sont tués et envoyés en enfer.
Les survivants et leurs enfants développent davantage de haine contre la foi chrétienne dont ils s'éloignent à jamais.
Ils sont encore plus déterminés à nuire aux chrétiens.
C'est pourquoi, un peu partout, nous avons rendu impossible la conversion des Sarrasins."
Chapeau.
On est en plein XIIIe siècle.
Les hommes médiévaux ne nous sont pas si étrangers que ça.
Un catalan comme moi, Raymond Lulle, le grand penseur qui a appris l'arabe, va très loin et dit qu'il faut conquérir l'islam par la prédication, mais il dit aussi qu'on rigole toujours du paradis des musulmans avec les houris, ces belles femmes qui s'occupent des uns et des autres, de leur côté débauché, etc.
Mais eux, à l'origine, ils interprètent ça au sens spirituel.
L'union de l'âme avec Dieu.
Pour qu'un chrétien dise ça et abandonne l'apologétique traditionnelle...
On est dans un autre monde.
La croisade...
On n'aurait pas pu prêcher en terre d'islam sans la croisade, tout comme un musulman qui viendrait prêcher en chrétienté se ferait enfermer au bout d'un jour.
Vice et versa, c'est vrai.
Ça change aussi la perception de l'autre et c'est très important.
Que vais-je vous dire comme conclusion générale ?
Que tous ces arguments ont été débattus.
Je vous ai apporté les arguments qui ont été mis en valeur en 1274 contre la croisade au moment où le pape, réfugié à Lyon, essaye de lancer la croisade.
Mais vous lirez ça dans mon livre et c'est un peu une synthèse.
Pour finir, ces idées-là se perpétuent jusqu'à l'époque moderne.
Un penseur du XIVe siècle...
Peut-être que je conclurai avec Bartholomé de las Casas, l'évêque de Chiapas, au Mexique, qui écrit au pape Pie V : "Quiconque justifierait la guerre contre les infidèles sous prétexte de leur idolâtrie ou de favoriser qu'on leur prêche"...
il doit être excommunié.
"Les païens ne nous ont jamais fait le moindre mal."
Il critique radicalement la notion de la Guerre sainte, un oxymore, contradictoire dans les termes.
Il dit que même pour prêcher, on n'a pas le droit d'attaquer des gens qui ne nous ont rien fait.
On est donc dans un tout autre monde.
Mais, comme je vous l'ai dit à plusieurs reprises, les gens du Moyen Âge nous ressemblent beaucoup.
Nous leur devons beaucoup.
C'est une tradition.
Ce sont nos racines.
Toutes ces idées pacifistes, de séparation du temporel et du spirituel, de la prépondérance de la conscience sur la collectivité dans l'acte religieux, ces idées qui nous marquent profondément jusqu'à la tolérance telle qu'elle sera définie au XVIe siècle, prennent leurs racines dans les Évangiles, revus et corrigés par l'exégèse médiévale.
Nous leur sommes donc débiteurs et nous remercions sincèrement ces hommes qui nous ont tant apporté.
Merci pour votre attention.
Modératrice.
-Voici venu le temps des questions.
Auditeur 1.
-Merci.
Vous avez rapidement évoqué les Templiers.
J'ai une question sur les Templiers.
Quel était leur rôle à l'époque des croisades, d'une part ?
Et d'autre part, si ce n'est pas une légende, comment ont-ils accumulé le fameux trésor des Templiers ?
Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l'université de Poitiers.
-Merci beaucoup.
Ça me permet de revenir sur un problème que j'évoquais très vite.
Les Templiers sont d'origine aristocratique.
Qu'est-ce que l'aristocratie médiévale ?
C'est une caste de guerriers.
Leur statut est de se battre, alors que les paysans, depuis ce qu'on appelle la mutation de l'an mil, n'ont plus le droit de porter des armes, contrairement à ce qui se passait à l'époque carolingienne.
Or il y a aussi des moines qui se donnent entièrement à Dieu, qui vivent dans le désert, qui renoncent aux richesses, à fonder une famille pour l'amour de Dieu.
C'est un peu les deux éléments qui se retrouvent dans cet idéal qui est à la fois un idéal guerrier...
J'ai insisté sur le versant négatif des Templiers avec les critiques qui ont été formulées contre eux par plusieurs intellectuels de la fin du XIIe siècle, mais saint Bernard a développé ce qui devait être non pas la règle, mais le mode de vie des Templiers dans ce petit opuscule, très facile d'accès, en traduction française sur le Web, intitulé "De laude novae militiae", "L'éloge de la nouvelle chevalerie" où on propose un idéal très élevé à ces hommes.
Vivre dans l'austérité, la pénitence, mais s'entraîner militairement toute la journée.
Combattre ce qu'il appelle le mal.
Il dit : "Celui qui tue, dans le cadre de ces guerres, un musulman commet non pas un péché mais un malicide."
Bernard est très extrême.
Il est capable d'écrire des odes merveilleuses à la Vierge Marie et d'être doté d'un grand sens du mysticisme, mais à côté de ça, il a des dérapages terribles.
Regardez comment il s'est comporté avec Pierre Abélard.
Il a tout fait pour l'excommunier, alors qu'il n'y avait pas de quoi.
Mais Bernard a ses formules.
Les Templiers étaient fascinés par cela.
Les nobles qui sont mariés, à leur mort, autour de 1130, donnent tous leurs biens, au moins leur cheval et leurs armes, aux Templiers, en Occident.
Le roi d'Aragon a décidé que son royaume deviendrait la propriété des Templiers.
Les nobles d'Aragon sont allés chercher son seul frère, devenu évêque, l'ont obligé à épouser une Poitevine, la veuve du vicomte de Thouars, pour qu'ils aient un enfant qu'ils ont marié au comte de Barcelone ensuite.
Pétronille d'Aragon mariée à Raimond-Bérenger IV.
Mais ça montre la dévotion, la fascination que les nobles avaient pour cet ordre.
Si vous lisez le livre de mon maître vénéré Georges Duby, "Guillaume le Maréchal : Ou le meilleur chevalier du monde" qui se lit comme un roman génial, ça commence par la scène de sa mort et Guillaume le Maréchal, le régent de l'Angleterre, est en train de donner tous ses biens aux Templiers sur son lit de mort.
Il choisit d'aller mourir dans la maison du Temple d'Angleterre.
C'est le meilleur guerrier de son temps, un héros des tournois, une personne exceptionnelle qui a formé Richard Cœur de Lion.
C'est une grande fascination.
Ça correspond à la tête de la noblesse.
Ça leur convient parfaitement.
Ce qui va se passer, c'est qu'ils savent aussi faire circuler l'argent, pour répondre à votre seconde question.
Ils ont des techniques de banque très sophistiquées comparables à la lettre de change, l'ancêtre de nos chéquiers.
Les marchands italiens ont inventé tout cela.
Mais eux ont besoin de faire circuler l'argent jusqu'en Orient.
Ils savent le garder, l'investir.
Même le roi de France leur a confié, dans la tour du Louvre ou à côté, dans le Temple sur l'île de la Cité, la garde, pendant un certain nombre d'années, de son trésor.
Après, le trésor des Templiers, c'est un mythe.
Car ils ont été expropriés de leurs biens, lors du procès des Templiers en 1317, qui ont été donnés aux Hospitaliers, un autre ordre militaire.
Il n'y a pas plus particulièrement de trésor des Templiers, comme trésor d'un autre ordre.
Il peut y avoir des découvertes monétaires de trésors comme on en a parfois.
Mais c'est un mythe qui est lié à leur réputation de banquier qu'ils avaient facilitée pour manier l'argent.
C'est lié aussi à la mauvaise réputation que Philippe le Bel, roi de France, a voulu leur faire pour que l'ordre soit aboli, au moment où on n'avait plus besoin d'eux en Terre sainte, car Saint-Jean-d'Acre était tombée en 1291.
Et pour Philippe, c'était une façon de s'affirmer face à la papauté, face à Boniface VIII avec lequel il avait eu un conflit très fort.
Puis c'est le pape Clément qui était à Poitiers avant d'aller à Avignon.
On a découvert, je parle de Poitiers car j'aime beaucoup la ville, dans la cathédrale de Poitiers des fresques du moment où le pape Clément, pendant deux ans avant d'aller à Avignon, a fait peindre des peintures murales superbes dans la cathédrale.
Il y a encore l'endroit, c'est une agence immobilière maintenant, où il a été décidé entre le pape et Philippe le Bel que l'ordre du Temple allait être aboli.
C'est une affaire pas très glorieuse pour la papauté, pour la royauté, même si le pape pensait qu'il allait récupérer le procès et qu'ils allaient passer devant des tribunaux ecclésiastiques et que ça n'allait pas être aussi radical que le bûcher où Jacques de Molay, le maître du Temple, a péri, près d'ici, sur l'île de la Cité.
Mais c'est un contexte assez particulier, des rapports très tendus entre la papauté et la royauté.
Philippe le Bel avait peur qu'il y ait des militaires riches, populaires, de plus en plus impopulaires malgré tout, qui puissent porter de l'ombre à son pouvoir.
Pour parler des Templiers, invitez mon collègue Alain Demurger, un grand spécialiste qui en parlera mieux que moi et de façon plus compétente.
Merci.
Auditeur 2.
-Bonsoir, monsieur.
Merci pour votre exposé passionnant.
J'ai une question un peu particulière.
Pensez-vous qu'au regard du terrorisme actuel où dans les messages codés, on découvre des choses comme des attaques de croisés, donc ce n'est pas innocent...
Martin Aurell, puis auditeur 2.
-Comme des quoi ?
-Des attaques de croisés.
On fait référence à cette époque-là.
-Tout à fait.
Auditeur 2.
-Premier point.
Deuxième point, les coptes en Égypte sont menacés de mort.
Là aussi, on combat la religion catholique.
Ne pensez-vous pas qu'en dehors de gens radicalisés avec tout ce qu'on peut embrigader dans ces choses-là, il y ait un lien avec ce qui s'est passé au Moyen Âge ?
Auditeur 2, puis Martin Aurell.
C'est une question.
-C'est une excellente question.
Des grands intellectuels ont dit que l'islamisme est lié à la croisade.
Une sorte de riposte.
Que Saladin a développé une idéologie de djihad qui n'était pas essentielle au Coran.
Ça, je n'y crois pas beaucoup car le Coran préconise la Guerre sainte.
Qu'on le veuille ou pas, le djihad fait partie intégrante du livre.
Là encore, comme l'Ancien Testament préconise l'holocauste des Philistins.
Mais la différence est que nous autres, chrétiens ou juifs, savons faire de l'exégèse.
Or le Coran vient du ciel.
Il est tombé du ciel.
Il était éternel, car c'est la parole éternelle de Dieu.
Il a été dicté à la virgule près à Muhammad.
Alors que pour un chrétien ou un juif, il y a un intermédiaire humain qui utilise le langage de son temps, donc on peut critiquer le texte.
Là, il y a une grande différence.
Je ne dirais pas, historiquement, en plus, ça ne marche pas, que le djihad est une réponse à la croisade et qu'il faut chercher les racines du djihad au XIIe siècle, car après tout, Muhammad a reconquis La Mecque par les armes.
Donc il a donné l'exemple.
En tant que médiéviste, je vous dirais ça.
Maintenant, j'adore quand mes étudiants musulmans m'interrogent sur ça.
Un jour, j'ai dit une bêtise.
J'ai dit qu'une surate du Coran préconisait qu'on tue les incroyants.
J'étais resté sur le Bataclan et cette surate avait été citée par les criminels, les terroristes pour justifier leur action.
Ils sont venus me voir.
On a discuté.
Ils m'ont dit : "Il y a quand même 600 écoles dans l'islam.
Il ne faut pas accorder du crédit à cela."
Je leur ai dit : "Il faudra que vous fassiez votre révolution du point de vue de l'exégèse."
Dès lors que vous critiquerez ce texte comme on s'est mis à voir ce qui est de l'araméen traduit en grec et pourquoi ça ne marche pas...
Le Christ a-t-il pu dire ça ?
Est-ce que ça doit être interprété au sens spirituel, allégorique ?
Vous resterez au même point."
Dieu merci, ce sont des débats qui ont lieu en terre d'islam.
Malheureusement, nous nous prenons les islamistes, qui sont une infime minorité, dans la figure.
C'est terrifiant mais bon...
Il ne faut pas être naïf non plus.
Il faut lire le Coran et voir qu'il y a des choses inhérentes à un livre.
Les Évangiles, je vous le montrais, sont pacifistes.
Quand il y a des versets...
"Ce sont les violents qui emportent le Royaume du Ciel"...
Tout de suite, dès les origines, l'interprétation était spirituelle.
La violence contre soi-même.
Là, il y a un problème, je suis d'accord.
Après, je vous ai parlé de Bush, tout à l'heure.
Il a utilisé le mot croisade pour déclarer la guerre préventive à l'Irak pour des armes de destruction massive qui n'existaient nulle part, si ce n'est dans sa tête.
C'est sûr que parfois, nous avons donné des verges pour nous faire fouetter, que nous sommes responsables.
Mais avant Bush, il y avait eu Nasser, Saddam Hussein qui se faisaient représenter dans leurs timbres-poste ou dans leurs affiches en tant que Saladin.
C'est aussi des deux côtés.
Il y a une utilisation de la croisade et des conquêtes de Saladin contre les croisés qui est aussi très idéologique en Orient.
Un historien, ce qu'il fait, c'est ce que je vous ai montré.
Il prend les textes, essaye de les commenter, de les comprendre.
C'est comme ça qu'on progresse.
Malheureusement, il faudra que cette idée-là soit aussi appliquée, la méthode historique, à la lecture des livres saints.
Alors les chrétiens, peut-être grâce...
Mais avant les protestants...
Je l'ai prouvé, dès la scolastique médiévale, ils l'ont fait.
C'est inhérent à leur religion.
Il faudrait que la même chose se fasse en islam.
Je ne suis personne pour m'ériger en donneur de leçons, puisque de toute façon, ce n'est pas ma religion.
Mais j'adore dialoguer sur ces points.
Je suis assez d'accord avec vous.
C'est un vrai problème qui est là, la réutilisation de l'histoire avec une grille d'analyse très contemporaine.
C'est pourquoi j'ai bien aimé que vous essayiez de vous mettre dans la tête de l'homme médiéval.
C'est très bien car il y a une démarche anthropologique.
Des gens qui ne pensent pas comme nous.
Ça nous donne du recul et nous empêche de tomber dans le panneau.
Si on fait comme Muhammad, on aura sept femmes, dont des mineures, on préconisera la guerre.
Attendez, lui était au VIIe siècle.
Voilà, c'est un peu ça.
Il faut faire toujours cet effort de dépaysement, sinon on ne progresse pas rationnellement.
J'ignore si j'ai dit des choses islamophobes.
Si c'est le cas, pardonnez-moi, c'était contre mon intention.
Allez-y.
Auditeur 3.
-Je voudrais rebondir sur le lien fait entre djihadisme et les croisades.
Il y a eu un bon écrit d'Amin Maalouf, "Les croisades vues par les Arabes", un cumul des récits d'historiens contemporains vus par les Arabes, très intéressant, donc à lire pour ceux qui veulent.
Autre point, comparer le lien entre une vengeance actuelle par rapport aux actions passées il y a 800 ans, les croisades, on voit que dans les écrits, les Arabes n'ont pas eu du tout la même attitude de vengeance que les chrétiens à la conquête de Jérusalem.
Je pense qu'il y a un décalage par rapport à ça.
Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l'université de Poitiers.
-C'est juste.
Omar a conquis Jérusalem d'une façon beaucoup plus soft, beaucoup plus douce que le massacre de 1099 et même Saladin.
Mais attention, il y a une différence.
Ce n'est pas que je veuille défendre ce qui est indéfendable.
Mais dans la guerre de siège dans l'Antiquité, au Moyen Âge, si vous êtes assiégés, vous avez deux possibilités.
Soit vous négociez votre reddition.
On respectera vos biens.
On vous fera payer une rançon.
Soit vous dites : "Je me bats jusqu'au bout."
C'est à vos risques et périls, car prendre un château, une ville fortifiée d'assaut, vous aurez beaucoup plus de pertes humaines que si vous la défendez.
C'est terrible mais c'est partout pareil.
Si vous étudiez les Perses, les Assyriens, les Turcs, les Arabes ou les Berbères, tout le monde fait la même chose.
Donc Saladin a négocié la reddition de Jérusalem.
Omar aussi.
Et les chrétiens, non.
Effectivement, il y avait cette ambiance eschatologique.
Après, certains textes exagèrent les massacres de 1099 en particulier, car ils reprennent des citations du livre de l'Apocalypse, mais c'est quand même la lettre qu'on écrit au pape en disant que le sang au Temple des païens arrivait jusqu'aux genoux des chevaux.
C'est une citation apocalyptique.
C'est intéressant qu'on utilise le dernier livre de la Bible, l'Apocalypse, pour justifier un massacre.
On est dans cette ambiance eschatologique.
La comparaison est, certes, exacte mais pas tout à fait.
Vous voyez ?
Auditeur 3.
-À cette époque-là, la démarche était vraiment différente.
Il me semble que Richard Cœur de Lion a ordonné un massacre à Acre alors qu'il y avait une reddition de la ville, là où Saladin, en 1187, à la reddition de Jérusalem, a rançonné, évidemment, mais a épargné la population.
Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l'université de Poitiers.
-Oui, car ils se sont rendus.
Cela dit, Saladin a fait décapiter tous les Templiers, les Hospitaliers à la bataille de Hattin.
Auditeur 3.
-Mais il y a eu reddition à Acre.
Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l'université de Poitiers.
-En 1099, la ville a été prise d'assaut.
Auditeur 3.
-Je parle du siège d'Acre par Richard Cœur de Lion en 1192.
Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l'université de Poitiers.
-C'est peut-être à Acre.
Mais ce qui est sûr, c'est qu'Arsouf...
Donc après Acre, Richard négocie avec Saladin le retour des prisonniers.
Les négociations traînent et il ordonne qu'on passe au fil de l'épée tous les prisonniers musulmans.
Tout à fait.
On est dans ce contexte.
Mais là encore, ce que je veux dire...
J'ai lu le livre d'Amin Maalouf.
C'est un romancier génial.
J'adore ses romans.
Si vous voulez lire l'original...
C'est un homme très ouvert, un chrétien et je l'admire.
Si tous les Libanais étaient comme lui, ce serait formidable.
Mais il ne fait pas métier d'historien.
Vous prenez, à Actes Sud, tous les textes arabes sur les croisades...
Un italien, Gabrieli, les avait traduits.
J'ignore si Nyssen à Actes Sud a repris la traduction italienne, française, ce qui ne serait pas très honnête, ou s'il a demandé à des spécialistes de voir les textes arabes.
Mais vous avez les originaux avec des introductions très scientifiques, érudites, distanciées par rapport à Amin Maalouf qui fait un tri dans les textes, qui est assez orienté pour montrer notre brutalité.
Je suis allé au Liban et j'ai beaucoup d'amis libanais.
Je sais bien que les chrétiens n'aiment pas parler de la croisade, sauf ceux qui pensent avoir des racines franques, qui affabulent un peu sur leur généalogie.
Mais je suis d'accord avec vous.
C'est aussi un contexte différent.
Soit la ville est prise d'assaut.
C'est aussi une minorité conquérante.
C'est des envahisseurs.
C'est ce contexte-là.
Vous avez des atrocités des deux côtés.
Il n'y a pas...
Je suis d'accord avec vous.
Ils sont en situation de force.
Ils peuvent se permettre de ne pas persécuter ni tuer beaucoup plus que les chrétiens qui sont une minorité.
Je ne justifie pas.
Les hommes, dans ces situations, très souvent, chrétiens ou musulmans, se comportent de la même façon.
Nous avons tous la même patte avec le meilleur, avec le pire.
On peut très vite endormir sa conscience et procéder à des massacres ou obéir à des lois de la guerre qui sont horribles pour nous.
Je suis assez d'accord avec vous que les atrocités chrétiennes ont été innombrables à cette époque-là.
Mais j'essaye de me mettre dans leur tête, non pas pour les justifier, car c'est injustifiable, mais pour les comprendre.
Voilà ce que je peux vous dire.
D'autres...
?
Oui.
Ah, là.
Auditeur 4, puis Martin Aurell.
-Bonjour.
-Bonjour.
Auditeur 4.
-Dans les guerres comme la guerre de Cent Ans, c'était des chrétiens contre des chrétiens.
À qui l'Église donnait-elle raison ?
Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l'université de Poitiers.
-Quelle bonne question !
Elle est tellement bonne que je n'ai pas la réponse.
Mais je pense qu'il y avait des chapelains, les ancêtres des aumôniers de guerre...
Là, je n'ai pas en tête...
J'ai la version shakespearienne d'Azincourt, car ce n'est pas ma période.
Mais j'ai en tête ce qui s'est passé à la bataille de Bouvines en juillet 1214 près de Lille.
Philippe Auguste avait avec lui un chapelain, Guillaume le Breton, qui haranguait les troupes, qui les a bénies, qui, s'ils se confessaient et faisaient pénitence pour leurs péchés, en tout cas s'ils en sortaient vivants, leur a promis que leurs péchés seraient pardonnés.
Vous voyez ?
Du côté de Jean sans Terre...
J'ai travaillé aussi sur un siège qui s'est passé...
Car Jean sans Terre n'est pas à Bouvines, mais son neveu, Otton de Brunswick, est à la tête des troupes de l'empereur romain germanique, qui est l'empereur, l'ennemi de Philippe Auguste.
Jean sans Terre, ennemi de Philippe Auguste, quand il assiège une place près d'Angers, la Roche-aux-Moines, un mois avant la bataille de Bouvines, il a aussi son chapelain.
On le sait car un chroniqueur français dit qu'il s'approchait trop près d'enceintes de la Roche-aux-Moines, qu'il s'est pris un carreau d'arbalète et qu'il en est mort.
Je pense que l'Église...
Elle essaye de prendre un certain recul.
Très souvent, les artisans des paix, les négociateurs pendant la guerre de Cent Ans...
Il y a un très bel article de Françoise Autrand sur ce sujet.
Ce sont des envoyés du pape, des légats qui trouvent que la guerre contre les chrétiens n'est pas bonne, ne serait-ce que parce qu'il vaut mieux aller en Orient, pour se battre contre les musulmans.
C'est très simple.
Très souvent, le clergé et la papauté sont arbitres dans ces conflits.
Ils essayent de jouer les pacifistes, car c'est toute cette tradition que j'ai montrée.
C'est vrai qu'au niveau individuel, au niveau de chaque armée, des prêtres bénissent l'Église.
C'est très compliqué.
Si vous prenez 1914-1918, beaucoup plus proche de nous, le pape Benoît XV a condamné la guerre explicitement, de façon dure, mais vous regardez les poilus qui avaient le Sacré Cœur cousu sur les bannières, au point qu'on a dit d'arrêter, car c'était contre les principes de la séparation de 1905....
Du côté allemand, c'était pareil.
Ils avaient des aumôniers, des prêtres qui sans doute ont prêché, je n'ai pas bien étudié, en chaire, en faveur de la glorieuse armée française ou allemande.
Après, le nationalisme s'en mêle.
Là encore, je n'ai parlé de nationalisme à aucun moment, car c'est un sentiment qui apparaît à l'époque, mais qui se développe au XIVe, XVe siècles avec la guerre de Cent Ans.
Ça change beaucoup, la conscience très forte de mourir pour la patrie, d'avoir un but beaucoup plus haut que la religion, disons du même niveau que la religion pour lequel il vaut la peine de donner sa vie.
Le contexte n'est pas encore celui de la croisade, où les gens ont une conception de la chrétienté latine plus poussée que nous.
Là encore, si je suis profondément européen, c'est aussi car je suis profondément médiéviste.
Ces gens, ces intellectuels parlent tous le latin, ils changent de ville comme nos étudiants, avec Erasmus, vont d'un endroit à un autre.
Pour eux, la nation, le royaume, ça compte encore très peu.
C'est juste un lien personnel envers le roi, plus qu'avec un concept abstrait pour lequel il faut donner la vie.
La nation France, la nation Angleterre.
Mais il y a des chapelains qui accompagnent les armées et qui prêchent en faveur de la victoire de leur côté.
Il y a cette instrumentalisation de la religion très gênante qui est là.
C'est évident.
C'est bien, vous êtes courageux.
Vous devez avoir 15, 16 ans ?
Dix ans ?
Waouh.
Je n'osais pas, à votre âge, prendre un micro devant tout le monde.
Auditeur 5.
-Bonsoir.
Une petite question rapide.
Vous avez fait allusion à la ville de Damas qui avait un million d'habitants et Paris qui en avait 30 000.
Pouvez-vous nous donner un ordre d'idées des populations musulmanes catholiques et orthodoxes à l'époque ?
Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l'université de Poitiers.
-C'est très difficile, car j'ai du mal avec les chiffres.
C'est comme les dates.
On les invente parfois très facilement.
Mais Bagdad, je suis presque sûr, c'est un million d'habitants.
Cordoue, la plus grande ville occidentale au XIe siècle, je crois que c'est de l'ordre, on ne sait pas bien, mais c'est entre 500 000 et un million d'habitants.
C'est vrai que Paris atteint 100 000 habitants, car on a les feux, les foyers, une sorte d'enquête fiscale, pour connaître la population sous Philippe le Bel, le recensement de feux vers 1310, et là, on est à 100 000, 120 000 habitants.
Donc des populations...
On dit parfois que l'Empire romain était composé de 60 millions d'habitants.
L'Empire romain avant les grandes crises, les disettes, la peste du IIIe siècle.
Ce sont des chiffres incomparables.
Nous sommes à 4,5 milliards.
L'empire le plus grand de l'Antiquité, moins que l'empire chinois, mais pour ce qu'on sait en Europe, on doit être un milliard.
J'ai oublié les chiffres, mais à l'époque, ils étaient à peine 60 millions en comptant l'Empire d'Orient.
Non, excusez-moi.
En Europe, on est 350 millions si je ne me trompe pas.
J'ai un trou de mémoire.
Donc ce sont des populations beaucoup plus réduites que les nôtres.
C'est sûr.
Bien entendu, les Latins sont une minorité en Orient.
Comme je disais, les rapports entre les Latins et les chrétiens orientaux...
Il y a des communautés chrétiennes très anciennes.
Vous avez deux catégories d'Orientaux.
Ceux qui sont restés fidèles à l'empereur de Byzance et qui ont pris, après les conquêtes arabes, les églises melkites.
Ce sont des orthodoxes, donc qui acceptent les principes du concile de Nicée de 325, en particulier la double nature humaine et divine du Christ.
Mais vous avez ensuite...
Eux sont restés avec l'empereur.
Ce sont des Nicéens ou des Chalcédoniens, car vous avez ensuite un concile œcuménique en 451 qui est le concile de Chalcédoine, où un certain nombre de patriarcats d'Orient n'ont pas accepté les principes de Chalcédoine, en particulier le patriarcat copte d'Égypte.
On les appelle monophysites.
Ils ne croient qu'à une seule nature du Christ, la nature divine.
Or c'est faux.
Ça a été une façon de les excommunier.
Des amis coptes m'ont dit : "Ce que tu dis sur la divinité du Christ, vous, catholiques et nous, coptes, c'est la même chose."
C'est une étiquette qu'on leur a collée.
Eux sont en révolte contre l'empereur de Byzance, les Chaldéens aussi, les Syriaques, les Araméens.
Beaucoup de réfugiés syriens, actuellement, ou irakiens viennent de l'église chaldéenne, celle qui parle l'araméen, la langue du Christ, des grands empires assyriens ou perses de l'Antiquité.
Ils avaient aussi une liturgie particulière.
Ce sont des églises différentes.
Mais quand ils ont vu arriver les Latins, ça n'a pas toujours été facile.
Car ils avaient une liturgie différente.
La liturgie fâche souvent les gens entre eux.
Car ils avaient d'autres conceptions de la religion, même s'ils étaient proches.
Mais ça aurait pu très bien se passer.
J'ai raconté l'exemple d'Édesse, au nord de la Syrie, où il y avait une église soi-disant monophysite qui avait rompu avec Byzance, l'église arménienne.
Les filles de la noblesse arménienne ont épousé des princes latins arrivés avec les croisés.
Ils ont constitué un royaume mixte latin-oriental.
Là, ça s'est bien passé.
Mais en gros, les Orientaux, sans doute préféraient-ils...
C'est compliqué car on n'a pas trop de documents.
Il y a un très bon livre que je n'ai pas eu le temps de lire d'une collègue qui n'est pas encore en poste, Camille Rouxpetel, sur l'Église d'Orient au Moyen Âge, sur les églises orientales au temps des croisades.
Ça fait 500 pages.
Il faut que je trouve le temps de le lire.
Peut-être cet été.
Elle me l'a envoyé.
Ce sont des rapports compliqués.
Même un grand historien israélien, Benjamin Kedar, dit que les chrétiens orientaux préféraient les musulmans aux Latins.
On a peu de textes sur ces questions.
Il y a un mépris des Latins, parfois, par rapport aux Orientaux.
Il y avait des Orientaux, mais on ne connaît pas les chiffres.
Les Latins arrivent puis il y a des musulmans.
Mais il y a leur grande division chiite, sunnite.
Très souvent, comme les Fatimides sont chiites et les gens de la montagne du Liban, ce qu'on appelle les Assassins, avec le vieux de la montagne, sont chiites aussi.
Très souvent, les Latins s'entendent avec les chiites pour lutter contre les sunnites.
Il y a des jeux d'alliance très compliqués.
Les gens qui sont là depuis deux ou trois générations comprennent comment ça marche.
L'Orient est très compliqué, même de nos jours.
Car les gens fonctionnent par des communautés, alors que nous, nous sommes dans le droit fil de ce que j'ai raconté.
Pour nous, la conscience d'individu est essentielle.
On se sauve ou on se damne tout seul.
La communauté ne fera pas mon salut.
C'est l'État qui me protégera physiquement.
C'est l'État français...
En Orient, les gens disent : "Moi, je suis orthodoxe grec.
Je suis copte."
En Grèce, jusqu'à il n'y a pas longtemps, Dieu merci l'Union européenne a réussi à l'effacer, vous aviez votre religion sur la pièce d'identité.
C'était aussi source de discrimination.
On a eu beaucoup de mal à nous débarrasser de ça, car ça venait du paganisme romain.
Mais les Latins, on a réussi car on a fait la réforme grégorienne qui a mauvaise presse chez mes collègues maintenant, mais c'est grâce à elle...
Les prêtres ont été très théocratiques à un moment, mais après, on a basculé du côté du césaropapisme et les prêtres ont été écartés du système politique.
Ça a mis du temps mais c'était en germe au Moyen Âge.
Je pars très loin.
Pour parler de l'Orient, car je fais la comparaison...
C'était une minorité.
Il a suffi que Saladin réussisse à...
Car il était kurde.
Il était déjà d'une minorité qui pouvait faire la synthèse entre les chiites et les sunnites, entre cette grande césure en Orient qui est la Syrie au nord et l'Égypte au sud, les deux grandes civilisations.
Quand je dis la Syrie, je dis aussi la Mésopotamie, l'Irak.
Il a réussi à dépasser cette différence en développant l'idée de djihad.
"On va se débarrasser de ces Latins."
Ça a été aussi la bête noire contre laquelle tout le monde pouvait s'unir qu'on soit chiite, qu'on soit sunnite.
C'est vrai que parfois, l'unité est faite.
Mais la plupart du temps, il y a beaucoup de communautés différentes en Orient, pas seulement au sein du christianisme, mais aussi de l'islam.
Modératrice.
-Y a-t-il d'autres questions ?
Oui ?
Une dernière.
Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l'université de Poitiers.
-Pardon, j'ai été très long, mais on peut rester.
Je n'ai pas d'engagement ce soir.
J'ai un hôtel tout près d'ici.
Oui ?
Non, mais il faut fermer.
Pardon, Sabine.
Vous avez des contraintes.
Le personnel, etc.
Voilà.
Auditeur 6.
-J'ai une question par rapport à ce que vous avez dit.
Si j'ai bonne mémoire, il y a eu huit ou neuf croisades.
Neuf, il me semble.
Et vous dites qu'au final, ça n'a pas apporté grand-chose.
Alors qu'on a lancé des vagues de croisades successives.
Donc j'imagine que si la deuxième, la troisième n'apportait pas grand-chose, on a continué à espérer un résultat.
Comment on explique ça ?
Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l'université de Poitiers.
-C'est une très bonne question.
Il y a quelqu'un qui habitait à 200 mètres d'ici...
J'étais ému de passer devant sa maison, car j'y allais souvent.
Qui s'appelait Jacques Le Goff, qui est, avec Georges Duby, le plus grand médiéviste français du XXe siècle.
Il a une formule célèbre : "La croisade ne nous a apporté que l'abricot."
Je pense que la croisade nous a appris davantage.
Dans la violence, les massacres, on a appris à connaître l'autre.
C'est important.
Je n'ai pas développé ma troisième partie sur la mission.
Les gens ont appris l'arabe.
Ils ont demandé qu'on traduise le Coran.
C'est toute l'ambiguïté du colonialisme.
Vous allez chez les autres avec des anthropologues, des ethnologues qui renseignent, vont vous aider à dominer.
C'est très compliqué.
L'islam nous a appris aussi, quelqu'un l'a mentionné plus tôt avec le djihad, à coloniser très loin de nos bases.
C'est vrai.
Nos modèles européens ont été exportés par la force, la violence en Amérique latine.
Les Espagnols...
Enfin, je suis de Barcelone.
Je suis catalan.
J'ignore ce que je suis.
J'ai des troubles identitaires.
Mais on a appris une chose.
1492, on conquiert la péninsule ibérique aux musulmans, on expulse les Juifs et on découvre l'Amérique.
Il y a une concomitance.
On sait faire.
On sait coloniser les musulmans.
Ils ont été dans la même péninsule que nous pendant dix siècles.
On a le savoir-faire pour le meilleur et pour le pire.
Je ne suis pas enfant de la colonisation comme vous.
Je pense que ça n'a pas apporté grand-chose.
Quand j'étais en Côte d'Ivoire pendant un mois, des Européens me disaient : "Le système de santé, d'éducation, routier, l'Europe l'a apporté."
Peut-être.
Je ne sais pas.
Je ne suis pas africain.
Je ne peux pas juger.
L'indigénisme, l'anti-colonialisme étroit, ce n'est pas une position très historique.
C'est très idéologique comme la fascination pour le colonialisme.
Si vous lisez le grand René...
J'ai oublié son nom.
Je suis fatigué.
Il y a un très bon livre réédité, sur les croisades, des années 1920, 1930, très français.
Là, c'est l'idéologie coloniale qui est plaquée sur la croisade, idéologie dominante dans les élites françaises.
Ce n'est pas bien non plus.
Qu'est-ce que la croisade nous a apporté d'autre ?
On a su lever des impôts grâce à la croisade, déplacer des gens.
Je pense que...
Il y a ce livre très controversé.
La mémoire me manque maintenant.
D'un historien d'origine juive américaine qui a dit simplement...
Lewis, voilà.
"Que s'est-il passé ?
Pourquoi les Turcs ottomans qui étaient maîtres du monde, tout à coup, ça s'effondre et le monde musulman, après 1914-1918, c'est fini ?
Que s'est-il passé ?"
Il dit que les Occidentaux ont toujours voulu plagier, connaître, aller vers l'autre pour apprendre.
Ça s'est fait dans la violence mais on a appris ça.
C'est important aussi.
Nous sommes cela.
Nous sommes issus de ces choses affreuses aussi.
On n'y peut rien.
Je pense qu'il y a quand même un héritage.
Mobiliser tellement d'efforts et de gens pendant deux siècles, ça a dû nous marquer.
Mais je ne peux pas en dire davantage.
Si j'étais pessimiste, je dirais...
Peut-être que je suis plus pessimiste que Jacques Le Goff en disant que ça nous a appris de mauvaises choses aussi, à coloniser, à lever des impôts.
Je ne sais pas.
Je ne peux pas juger.
Mais c'est une très bonne question.
J'essaierai de l'approfondir dans les semaines qui viennent.
Merci de l'avoir posée aussi.
Modératrice puis Martin Aurell.
-Merci infiniment.
-Merci.
A écouter (1:51:51)
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L’astrologie au pouvoir

L’astronome du Moyen Âge est aussi astrologue, et c’est à ce titre qu’il bénéficie de la protection du prince. Comment exerçait-il son art ? Que nous apprennent aujourd’hui les horoscopes anciens sur les connaissances astronomiques de l’époque et la transmission des savoirs ?

Avec Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l’éducation, Universcience.

"L'astrologie au pouvoir"

La Cité des sciences et de l’industrie : Les conférences
« Dans la tête de l’homme médiéval » : Cycle de conférences
«L’astrologie au pouvoir »
Avec Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l’éducation, Universcience.
En partenariat avec l’Inrap, Institut national de recherches archéologiques préventives.
Avec le soutien de Pour la Science.

Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-On va commencer avec ce PowerPoint pendant une heure.
Il va se lancer, j'imagine.
Je ne vais pas vous parler exactement d'astrologie.
C'est pour ça que je vais attendre qu'il se lance pour vous préciser exactement le thème de cette conférence, qui va plutôt traiter des horoscopes, car ce n'est pas la même chose que l'astrologie.
Pour illustrer cette conférence, j'ai pris une gravure, une gravure du XVIIe siècle de Nicolas Larmessin.
Nicolas Larmessin est un graveur assez célèbre pour sa série d'habits de métiers.
Voilà comment, au XVIIe siècle, on s'imagine l'astrologue.
Il tient, dans la main gauche, une sphère armillaire et, dans la droite, un compas.
Son costume est constellé de constellations.
Ses manches portent deux noms illustres de l'astronomie.
Sur sa manche droite, vous ne le voyez pas, on voit Tycho Brahe, et sur sa manche gauche, Copernic.
Ce qui est intéressant ici, c'est ce qui est en arrière-plan.
Vous avez peut-être reconnu l'Observatoire de Paris.
Nous sommes donc postérieurs à 1667, puisque c'est en 1667 que Louis XIV fonde l'Observatoire de Paris.
Il fête d'ailleurs cette année ses 350 ans.
Ça veut dire que, pour le XVIIe siècle, l'astrologue est intimement lié à l'astronomie.
Je ne sais pas si mes collègues de l'Observatoire seraient ravis qu'on associe l'astrologie à l'Observatoire et aux pronostications qui en sont faites.
Car je ne vais pas vous parler de cela, de cette dame qui a soutenu une thèse de sociologie où elle a tenté de réhabiliter l'astrologie, et en particulier son enseignement à la Sorbonne, ce qui est une tentative assez vaine mais c'est un lien avec le Moyen Âge.
À l'époque, l'astrologie s'enseignait dans les universités, et principalement dans les universités italiennes, à Bologne, à Naples ou en Espagne, à Salamanque, mais pas à Paris.
Pourquoi ?
Parce que l'université parisienne était tenue par les théologiens.
Évidemment, le déterminisme astrologique entre en contradiction avec la religion.
En revanche, les universités italiennes de Bologne ou de Naples sont tenues par des médecins.
Au Moyen Âge, un médecin est nécessairement astrologue.
Ça remonte à Gallien et à un homme plus tardif, Paracelse.
On soigne au Moyen Âge avec des croyances que les astres influencent les organes, qu'il y a un lien macrocosme-microcosme.
Les organes ont un lien avec les planètes, avec les signes du zodiaque, et on soigne en fonction des positions planétaires et de l'heure.
Comme l'université française n'est pas tenue par des médecins, l'astrologie n'a jamais été enseignée dans notre beau pays.
Je ne vais pas parler d'astrologie, mais je vais parler des horoscopes.
Je vais reprendre la définition donnée par un immense médiéviste qui, avec Guy Beaujouan, a été un précurseur dans l'étude des horoscopes, c'est Emmanuel Poulle, qui était un grand chartiste.
Emmanuel Poulle a donné une définition assez rigoureuse de l'horoscope.
Qu'est-ce qu'un horoscope ?
C'est un document scientifique qui vous montre l'état du ciel à un instant donné, donc il y a de la science derrière.
C'est d'après cet horoscope, d'après cette position du ciel, que l'astrologue va être amené à faire sa pronostication.
Nous allons voir en quoi les horoscopes sont des matériaux scientifiques, qui permettent à l'historien des sciences de comprendre la pénétration des instruments dans la société médiévale, comment les horoscopes permettent de comprendre la pénétration des tables astronomiques et comment on va s'en servir pour comprendre la diffusion des théories cosmologiques à la fin du Moyen Âge.
Pour que ça soit bien clair pour tout le monde, on va d'abord diffuser une vidéo fabriquée pour cette conférence par mon collègue Gérard Baillet, qui est un maître du logiciel de ray tracing POV-Ray.
Cette vidéo vous montre ce qu'est un horoscope.
"Horoscopos", en grec, veut dire : "le maître qui indique l'heure à l'est", qui se lève à l'est.
C'est quoi, exactement ?
C'est ce que la régie va vous projeter.
C'est une vidéo qui simule ce qu'est un horoscope.
Vous êtes à l'extérieur de la sphère céleste, et j'ai pris un évènement qui a lieu le 10 avril 2009.
On est à une latitude de 45 degrés.
Vous voyez le Soleil se lever du côté de l'horizon nord-est.
Il monte au-dessus de l'horizon et on va arrêter la course du Soleil dans la sphère céleste à 10 h.
À cet instant, quelqu'un naît.
Quelles sont les caractéristiques de l'horoscope ?
Premier point, l'ascendant.
C'est le signe zodiacal qui se lève à l'horizon est.
Ici, c'est le signe du cancer.
Maintenant, le signe astrologique de la personne, c'est le signe dans lequel se projette le Soleil.
Ici, c'est le bélier, d'accord ?
Autre élément caractéristique de l'horoscope, le signe astrologique qui culmine au méridien, ce qu'on appelle le milieu du ciel, le medium coeli.
Ici, c'est le signe des poissons.
Enfin, on va voir quel est le signe astrologique qui va aller à l'horizon ouest, qui se couche, ce qu'on appelle le descendant, qui est opposé à l'ascendant.
Ce sont les éléments de l'horoscope.
Ils dépendent de la latitude du lieu, de la date et de l'heure.
À ces éléments, les astrologues de l'Antiquité et du Moyen Âge rajoutent de la domification, ce qu'on appelle les maisons célestes.
On va diviser l'horizon, visible et invisible, en douze parties.
On va prendre la division de Regiomontanus, qui est un astronome du XVe siècle.
On va diviser l'Équateur céleste en douze parties égales.
Cette vidéo vous le montre, on part du point méridien sud.
Voilà un premier méridien.
On le fait passer tous les 30 degrés.
On va avoir au-dessus de l'horizon six maisons et dessous, six autres.
La maison numéro 1 commence à l'horizon est, sous l'horizon, et on compte les maisons dans le sens antihoraire.
Pour un astre, en plus de l'ascendant, du signe, du milieu du ciel et du descendant, vous avez quels sont les signes astrologiques qui occupent une maison.
Ces maisons célestes, ou domifications, dépendent également de la latitude du lieu.
On va faire varier la latitude depuis l'Équateur, de 0 degré à 90.
Vous allez voir qu'il y a un effet important de la latitude.
Un horoscope nous renseigne également sur les connaissances géographiques des anciens et des médiévaux.
Voilà.
On est partis jusqu'au pôle, ici.
Cette vidéo vous montre, d'un point de vue astronomique, de quoi nous allons parler.
Maintenant, ça se traduit comment sur un horoscope, les éléments astronomiques de la sphère céleste ?
On va attendre que le PowerPoint revienne.
J'ai pris un horoscope d'un roi de France.
J'ai pris l'horoscope d'Henri II qui, vous le savez, est l'époux de Catherine de Médicis.
Voilà un horoscope typique qu'on trouve au Moyen Âge et dans l'Antiquité avec les mêmes caractéristiques.
Comment se lit un carré astrologique ?
Par convention, le carré central vous dit qu'à Paris, à une latitude de 48 degrés, est né le 30 mars 1519 Henri II.
Il est né à 19h09, c'est ce que vous dit l'horoscope.
Or, à cette époque-là, on compte les heures depuis midi, donc 19h09 comptées depuis midi, ça ne nous met pas le 30 mars, mais le 31 mars.
Un dictionnaire historique vous dira qu'Henri II est né le 31 mars 1519.
Je vous le resignalerai tout à l'heure, on ne connaît la plupart des dates de naissance de la noblesse et des rois de France que parce qu'on possède leur horoscope, sinon on ne saurait pas à quel siècle ils ont vécu.
Ce matériau est donc important pour les médiévistes et chronologistes.
Dans le carré central, on vous indique la latitude, le jour et l'heure de naissance.
On verra que l'heure est souvent falsifiée.
Sur la pointe de gauche, par convention, on lit comme ça un horoscope, dans le sens antihoraire ou trigonométrique, c'est toujours l'ascendant.
J'ai indiqué A, dans la maison 1, c'est l'ascendant.
Par opposition, dans la maison 7, c'est le descendant, le signe zodiacal qui se couche.
En maison 10, vous avez le milieu du ciel.
À ces caractéristiques des objets célestes, l'astrologue a rajouté la position des planètes, dont je n'ai pas parlé.
Il vous dit que, lorsqu'Henri II est né, vous aviez le Soleil, Vénus et la Lune en bélier, que vous aviez Mars en cancer, que vous aviez Jupiter en sagittaire, et Saturne en capricorne.
Voilà les éléments caractéristiques et calculés, astronomiques, d'un horoscope.
Pour en arriver là et comprendre ce qu'est un horoscope médiéval, il faut retourner en arrière.
L'astrologie médiévale est le résultat à la fois de l'astrologie babylonienne, grecque et arabo-perse.
Je vous propose donc de nous transposer dans l'Antiquité.
Dès le VIIe siècle avant Jésus-Christ, les Babyloniens, car c'est d'eux que tout part, ont commencé à croire à des présages célestes, que les planètes avaient une influence sur le destin des hommes, et en particulier sur le destin du roi et du royaume.
On est avant les signes du zodiaque.
Les premières croyances babyloniennes ne concernent que le roi, le royaume, et sont faites à l'œil nu.
Le grand changement va être grec.
On va, à partir du Ve siècle avant Jésus-Christ, introduire l'astrologie horoscopique.
On va donc calculer, à partir de solutions mathématiques et astronomiques, la position des planètes.
Aujourd'hui, en 2017, on connaît à peu près 300 horoscopes antiques.
Ils se répartissent de la façon suivante : 16 horoscopes babyloniens, le plus ancien horoscope que l'on connaisse, je vais vous le montrer, date de -409.
On a quelques horoscopes en démotique, c'est l'écriture cursive égyptienne, par opposition à l'écriture hiéroglyphique, une écriture royale.
L'essentiel des horoscopes qu'on possède sont grecs.
Le plus ancien horoscope grec qui ne soit pas issu de la littérature qu'on possède, date de -61, je vous le montrerai aussi, c'est extraordinaire.
Et j'ai rajouté quelques horoscopes arabes.
On en a une quinzaine concentrée autour des VIIIe, IXe siècles, alors que les horoscopes grecs sont surtout, dans la littérature, connus après Jésus-Christ.
J'ai laissé de côté les horoscopes byzantins.
Intéressons-nous aux horoscopes babyloniens.
On n'a pu comprendre les horoscopes babyloniens qu'à la fin du XIXe siècle parce qu'il a fallu déchiffrer le cunéiforme.
Cela est dû à un militaire anglais, qui était à l'époque en Perse, en Iran, c'est Henry Rawlinson.
En 1851, un peu à l'image de Champollion, il déchiffre l'inscription de Behistun, qui se trouve à l'ouest de l'Iran, dans une montagne accessible après avoir monté des dizaines de mètres.
C'est là que Darius, le grand roi perse, au Ve siècle avant Jésus-Christ, a écrit, dans trois formes d'écriture différentes, ses faits et découvertes.
Rawlinson, en 1851, va déchiffrer Behistun, et donc le cunéiforme, comme Champollion avec sa pierre de Rosette.
À partir de la moitié du XIXe siècle, on peut comprendre les textes babyloniens.
À cette époque, les Européens, Allemands, Français, Anglais, fouillent massivement en Perse.
Ils sont à Babylone, à Uruk, à Ninive, et déterrent des milliers de tablettes qu'ils ramènent en Europe et qu'on trouve dans les musées européens.
Parmi ces milliers de tablettes, une petite fraction concerne des textes astronomiques, parmi lesquels moins de 20 concernent des horoscopes.
Voilà le plus ancien horoscope babylonien.
Il est, malheureusement, morcelé.
Comment a-t-on fait pour le dater ?
Comment est-ce qu'on pratique ?
On s'adresse à un astronome, pas un médiéviste, et on ne fait pas n'importe quoi.
Voilà ce que nous dit l'inscription babylonienne.
Nisan, c'est le mois, on ne sait pas quand, le fils de Shuma-Uzur, fils de Shuma-Iddica, descendant de Deke, est né.
C'est donc une géniture, une nativité.
À cet instant, la Lune était sous la corne du scorpion, Jupiter en poisson, Vénus en taureau, Saturne en cancer, Mars en gémeaux, Mercure était toujours invisible.
Comment, à partir de ces indications babyloniennes, trouver la date précise de la naissance de ce roi ?
On procède toujours de la même façon.
On prend des planètes lentes, d'abord Jupiter et Saturne, pourquoi ?
Saturne tourne en 30 ans autour du Soleil et Jupiter en 12 ans, alors que Mercure met 88 jours ou la Lune, 29 jours et demi.
Vous prenez des planètes lentes pour trouver l'année déjà.
Il faut savoir autre chose, c'est que Jupiter et Saturne, quand elles sont dans des signes zodiacaux, elles reviennent dans le même signe zodiacal au bout de 60 ans.
Première itération, on s'aperçoit que Saturne est en cancer et Jupiter en poissons en -232.
Mais ça ne marche pas, parce qu'en -232, Mars est en lion, or l'horoscope nous dit que Mars est en gémeaux.
On abandonne cette date.
Deuxième itération, -291, toujours bon pour Saturne et Jupiter, mais Mars est en taureau.
Ça ne marche pas.
Troisième itération, -351, cette fois-ci, ça marche.
On a Saturne en cancer, Jupiter en poissons, Mars en gémeaux, malheureusement Vénus est en cancer.
Or, l'horoscope nous dit que Vénus est en taureau.
Seule solution possible : l'an -409, toutes les conditions sont réunies, Jupiter, Vénus, Saturne, Mars, Mercure invisible, on n'a pas le Soleil, mais, indication extrêmement précieuse, on nous dit que la Lune était sous la corne du scorpion.
La seule possibilité astronomique, c'est le 29 avril -409.
Pour faire cette datation, il faut évidemment avoir une théorie de l'ensemble du mouvement des planètes qui soit assez précise sur des milliers d'années.
Voilà comment on date un horoscope par des méthodes astronomiques.
Je vais vous montrer maintenant le plus ancien horoscope grec.
Ce n'est pas un horoscope de nativité.
Il se trouve dans le sud de la Turquie, pas loin de la frontière syrienne, dans les monts de l'Anti-Taurus.
Il a été découvert par hasard à la fin du XIXe siècle, lorsque des savants archéologues turcs ont fouillé le mont Nemrod.
Ils ont découvert, au sommet de cette montagne, de plus de 2 000 m d'altitude, un sanctuaire extraordinaire, avec d'immenses sculptures.
Parmi ces sculptures, il y en a une qui est un lion superbe, immense, avec des inscriptions grecques.
Et ce lion contient un horoscope.
On vous dit, en grec, que la Lune est en lion, la plus proche de la tête, qui est là, c'est Jupiter, au centre, ici, c'est Mercure, la plus proche de la queue, c'est Mars.
Comment l'astronome va dater cet horoscope ?
Comme je vous l'ai dit, on fait tourner, non pas les ordinateurs, mais les tables astronomiques, et la seule solution où vous ayez la Lune, Jupiter, Mercure et Mars en lion, c'est le 7 juillet -61.
C'est là qu'on peut trouver non pas la date de naissance d'Antiochos de Commagène, qui est ce roi de ce petit royaume romain qui est la Commagène, mais la date de couronnement de ce grand empereur, dont la tombe est toujours enfouie et qu'on cherche toujours.
Il a marqué sa date de couronnement grâce à un horoscope sculpté sur un lion.
La datation a eu lieu au milieu du XXe siècle.
Alors, autre grande découverte qui concerne les horoscopes, qui est encore plus récente puisque sa compréhension totale date de moins d'une vingtaine d'années.
À la fin du XIXe siècle, deux jeunes archéologues, Grenfell et Hunt, sont chargés par la Couronne anglaise d'aller fouiller une ville au sud du Caire, qui s'appelle Oxyrhynchos.
C'est ici, c'est une ville gréco-romaine.
Ils arrivent là, ils sont jeunes, pleins d'enthousiasme, ils sont dépités parce qu'il n'y a rien, pas une ruine, c'est totalement désert, il n'y a rien à découvrir.
Il y a juste des petits monticules par terre.
On leur dit que ce sont des ordures, mais de vieilles ordures.
Ils vont voir, ils grattent avec les pieds, et ils découvrent des milliers, des dizaines de milliers de papyrus qui ont plus de 2 000 ans et ont été préservés de la destruction par le sable et le climat.
Ils vont faire une découverte majeure.
Ils vont rapporter plus de 50 000 papyrus, qui sont tous conservés à Oxford.
La plupart de ces papyrus grecs, qui datent du premier au cinquième siècle de notre ère, qu'on appelle les papyrus d'Oxyrhynque, concernent des problèmes juridiques, financiers, de droit.
Une petite partie, 200 seulement, sont des textes astronomiques et parmi ces 200 textes, vous avez 80 horoscopes.
C'est seulement en 1999, lorsqu'un grand savant américain, Alexander Jones, a publié ces textes qu'on a fait une découverte majeure.
Il faut savoir, petit retour en arrière, que l'essentiel de ce qu'on sait sur l'astronomie antique est dû à Ptolémée.
Ptolémée, astronome du IIe siècle de notre ère, qui vit à Alexandrie, le grand foyer intellectuel de l'Antiquité.
Je vais vous en reparler.
C'est lui qui va publier la "Megale Syntaxis" en grec, la grande syntaxe, que les Arabes vont traduire en "Almageste".
C'est le chef-d'œuvre absolu de l'histoire des sciences.
Dans l'"Almageste", Ptolémée fait une espèce de synthèse de l'astronomie antique, et il développe une vision géocentrique du monde.
Pour les anciens, jusqu'à 1543, la Terre est au centre du monde et tout tourne autour d'elle.
Il y a une complexité parce que des planètes comme Saturne, Mars ou Jupiter tournent sur un petit épicycle dont le centre tourne autour de la Terre, ce qu'on appelle le système déférent épicycle.
Tout ça pour quoi, vous savez qu'il existe deux types d'astres, les astres fixes les uns par rapport aux autres, les étoiles regroupées en constellations par les Babyloniens.
Ils se sont aperçus qu'il y avait aussi des astres qui bougeaient, les planètes, "planetes" en grec veut dire "astre errant", qui ont des comportements erratiques.
En appliquant ce précepte platonicien de sauver les phénomènes, Ptolémée va imaginer des modèles géométriques à l'aide de mouvements circulaires uniformes pour expliquer le mouvement des planètes.
On était persuadés, jusqu'à la fin du XXe siècle, ça ne remonte pas à si loin, que l'astronomie grecque avait complètement envahi le bassin méditerranéen et qu'elle avait supplanté les connaissances babyloniennes.
Il faut dire que nos connaissances babyloniennes sont assez récentes.
Il a fallu attendre le déchiffrement du cunéiforme par Rawlinson.
À la fin du XIXe siècle, début du XXe siècle, trois assyriologues jésuites, Epping, Kugler, Strassmeier, vont faire une découverte fondamentale.
Ils vont découvrir que les Babyloniens, non seulement ont une astronomie extrêmement performante, dont les Grecs ont en partie hérité, mais que l'astronomie babylonienne n'est pas composée de modèles géométriques.
L'astronomie babylonienne est purement composée de méthodes arithmétiques : des fonctions croissantes et décroissantes à l'aide de pas mathématiques.
J'ai pris, pour vous illustrer ces théories babyloniennes, une éphéméride de Jupiter.
C'est une espèce de prévision sur des mois de la position de Jupiter.
Une copie se trouve au Louvre.
Elle a été recopiée par ce grand assyriologue français, François Thureau-Dangin.
Cette éphéméride de Jupiter vous donne la position de la planète de -198 à -137.
Ces prévisions de la position de Jupiter sont faites uniquement à l'aide de méthodes numériques.
Retenez-le bien.
On pensait que les méthodes babyloniennes avaient été supplantées et que l'apogée des méthodes babyloniennes, c'était la période séleucide, le IVe siècle avant Jésus-Christ.
Pas du tout.
Dans les horoscopes qu'ont trouvés Grenfell et Hunt, ils se sont aperçus que quantité d'horoscopes utilisaient, au fin fond de l'empire gréco-romain, des méthodes babyloniennes.
Au IIIe, IVe siècles après Jésus-Christ, il y a coexistence de méthodes babyloniennes, qui remontent au moins au IVe siècle avant Jésus-Christ, et de méthodes grecques qui datent du IIe siècle de notre ère.
C'est grâce aux horoscopes qu'on a pu comprendre la pénétration et le fait que les Grecs ont supplanté progressivement les méthodes anciennes mais qu'au fin fond de l'empire, des astrologues maîtrisaient encore ces fonctions arithmétiques.
Ptolémée, dont je vous ai parlé, je l'ai dit, il vit à Alexandrie.
C'est le plus grand astronome de l'Antiquité.
Il met au point l'Almageste, qui est un chef-d'œuvre.
C'est à la fois une cosmologie géocentrique, un outil mathématique, la trigonométrie, et des modèles.
C'est un ouvrage très complexe, tellement que Ptolémée s'est dit que, pour que les gens puissent l'utiliser, il devait le mettre en table.
Il va publier les Tables faciles.
C'est l'Almageste mis en tables pour qu'on puisse, des années, des mois à l'avance, prévoir la position des planètes.
Avec les Tables faciles, on peut vous dire où se trouvera Mars, où se trouvera Jupiter, si la Lune sera pleine, si c'est le dernier quartier et s'il y a une éclipse de Soleil.
C'est vous dire leur niveau scientifique.
C'est le noyau de toutes les tables astronomiques européennes, y compris celles du Moyen Âge.
Non seulement Ptolémée est le plus grand astronome de l'Antiquité, mais c'est aussi l'auteur du texte fondateur de l'astrologie, "La Tétrabible".
"La Tétrabible" est le texte fondateur de l'astrologie occidentale.
C'est à la fois un astronome et en même temps, un astrologue.
Je vais y revenir.
Un jeune contemporain de Ptolémée, Vettius Valens, qui vit aussi à Alexandrie, va publier une anthologie.
On y trouve la plupart des horoscopes grecs dont je vous ai parlé.
Cet ouvrage a été abondamment recopié dans l'Antiquité et au Moyen Âge.
Il est tombé en désuétude et a été redécouvert au début du XXe siècle.
On a compris l'importance de ces horoscopes parce que Vettius Valens, comme les papyrus grecs, utilisent des méthodes très anciennes coexistant avec des méthodes modernes.
On a très peu d'horoscopes latins.
C'est assez paradoxal.
En voici un des rares.
Pourtant, l'astrologie est omniprésente dans la société romaine.
Tous les empereurs romains ont leur astrologue.
C'est un véritable fléau.
Les gens décident de leur emploi du temps en fonction de l'horoscope.
Un des rares horoscopes latins, le voici.
Il est de Firmicus Maternus, un astrologue romain, donc latin, qui naît en Sicile, à Syracuse.
Dans sa "Mathesis", il va publier cet horoscope.
Il vous dit Saturne en vierge, Jupiter en poissons, Mars en verseau, Soleil en poissons, Lune en cancer, Vénus en taureau, Mercure en verseau, facile, 14 mars 303.
Ça nous permet de dater la naissance d'un préfet de la ville de Rome, qui est un sénateur, Vettius Rufinus.
Subtile annotation, il vous dit : ascendant scorpion.
On sait que Vettius Rufinus est né à Rome, on peut dire qu'il est né entre 21 h et 23 h.
Voilà les possibilités que procure un horoscope correctement interprété.
Cet horoscope que je vous montre a fait l'objet de vifs débats entre des médiévistes et des antiquaires pour savoir si on parlait du bon Vettius Rufinus.
Ne rentrons pas dans les détails.
Ptolémée, dont je vous ai parlé, publie "La Tétrabible", un des textes les plus importants du Moyen Âge.
Il est traduit, non pas sous son titre grec, "Tetrabiblos", mais en latin, "Quadripartitum".
Il est découvert par l'Occident médiéval avec une traduction arabo-latine faite par Platon de Tivoli en 138.
La première édition princeps, donc imprimée, c'était même un incunable, c'est 1484.
La dernière édition, 1993.
On imprime toujours le "Quadripartitum".
C'est vous dire à quel point il est important pour les astrologues.
On ne parle pas d'horoscopes dans "La Tétrabible", mais des doctrines astrologiques.
C'est un texte très sombre.
On le sait, pendant la période médiévale, il y a un mouvement extrêmement important de traduction de textes scientifiques.
À partir du XIIe, XIIIe siècles, l'Occident va redécouvrir les connaissances grecques, principalement par deux voies : les traductions arabo-latines et je laisse de côté les traductions gréco-latines.
Ça s'est principalement fait dans le sud de l'Espagne, à Tolède, et en Italie.
Des textes très importants ont été traduits tout de suite de l'arabe en latin.
Al-Khwarizmi, auteur de tables astronomiques, est aussi l'inventeur de l'algèbre.
Aristote, Apollonius de Perge, Ptolémée, Autolycos de Pitane, Geminos, Archimède, "La Tétrabible", Al-Zarqali, les tables de Tolède, tout ça, le Moyen Âge le découvre grâce aux traductions arabo-latines.
Mais parmi tout ça, ne perdez pas de vue une chose.
Près de 40 % des traductions de cette époque-là concernent de l'astrologie ou de la divination.
C'est vous dire l'importance et l'attente des médiévaux face à l'astrologie.
On a 70 traités astrologiques qui sont traduits de l'arabe en latin.
Inutile de vous dire que, lorsque les Arabes et les Perses vont, lors de leur expansion, entrer en contact avec la science grecque, ils vont découvrir l'"Almageste", les Tables faciles, "La Tétrabible".
L'astrologie à la cour des rois arabes et perses est au premier plan.
L'astrologie est une aide à la prise de décision politique.
Bagdad est fondée par un astrologue, qui détermine le jour et l'heure de sa fondation.
Donc, on a quantité de textes astrologiques qui circulent dans le monde arabo-perse et que les Occidentaux découvrent.
Parmi tous ces textes arabes, il y en a un qui va avoir une influence extrêmement profonde au Moyen Âge en Occident.
Ce sont les textes d'Abu Ma'shar, qui va être latinisé sous le nom d'Albumasar.
C'est un astrologue du VIIIe, IXe siècle.
Il va produire plusieurs textes, dont deux très importants : "La grande introduction à l'astrologie" et "Indications données par les personnes supérieures", traduit en latin par : "De magnis conjunctionibus", qui va être traduit par Jean de Séville et connaître plusieurs éditions.
Ce texte d'Albumasar va introduire une conséquence extrêmement importante dans la conception médiévale de l'astrologie.
D'abord, c'est par le truchement de la littérature astrologique que le Moyen Âge va redécouvrir la philosophie aristotélicienne.
C'est une découverte qui a été faite par le grand savant Richard Lemay qui a montré qu'on redécouvre Aristote et les anciens par la littérature astrologique, principalement par Albumasar, qui commente Aristote.
Mais surtout, Albumasar est l'auteur d'une révolution astrologique : la théorie des grandes conjonctions.
Une conjonction, c'est le fait que deux planètes, notamment deux planètes lentes, Jupiter et Saturne, sont périodiquement très proches l'une de l'autre.
Si elles sont très proches et qu'en plus, Mars est dans le coin et que la conjonction se produit dans certains signes zodiacaux, cela influence le monde.
On sort donc de la sphère du souverain ou du noble pour s'intéresser à une astrologie globale.
En quoi le ciel va influencer l'avenir des hommes ?
Albumasar et les médiévaux vont montrer que la naissance du Messie, la naissance de l'islam...
La peste noire de 1348, est due, pour les médiévaux, à la conjonction Jupiter-Saturne de 1345.
Le grand schisme qui fait qu'il y a un pape en Avignon et un pape à Rome en 1378, c'est une conséquence de la conjonction Jupiter-Saturne.
Au XVIe siècle, la naissance du protestantisme avec Mélanchthon et Luther, c'est une conséquence de ces conjonctions.
Cette image que j'ai prise pour illustrer la théorie d'Albumasa est extraite d'un texte de Kepler.
Kepler, qui découvre les lois elliptiques des planètes en 1604, explique à l'empereur Rodolphe II que des conjonctions ont lieu régulièrement entre les deux planètes parce que Rodolphe II demande à Kepler en 1603 si, à cause d'une conjonction prévue, les Turcs vont envahir l'Allemagne.
Cette théorie des grandes conjonctions, introduite dans l'astrologie médiévale, a de fortes répercussions et nous permet aujourd'hui de suivre, par exemple, le développement des théories cosmologiques coperniciennes.
Tous ces horoscopes, les astrologues de l'Antiquité et du Moyen Âge, comment font-ils pour calculer tout ça, quels sont leurs moyens techniques ?
L'instrument par excellence de l'astrologue, c'est l'astrolabe.
L'astrolabe, qui est une invention grecque, on pense qu'Hipparque, au IIe siècle avant Jésus-Christ, connaît le principe.
Ptolémée, au IIe siècle après Jésus-Christ, l'utilise.
L'astrolabe utilise une propriété mathématique, la projection stéréographique, c'est-à-dire que les cercles de la sphère céleste, peuvent se projeter sur un plan selon des cercles, ce qui est facile à dessiner et est une projection conforme.
Si vous mesurez 30 degrés dans le ciel et que vous le projetez sur un plan, vous les retrouverez, ce qui n'est pas toujours le cas.
L'astrolabe, qui va surtout être mis à l'honneur par les Arabes et les Perses, est indispensable pour faire un horoscope.
Comment ça marche ?
On parle beaucoup des astrolabes, mais peu de gens savent comment ça fonctionne.
Si vous munissez votre astrolabe d'un tympan, vous verrez ce que c'est, avec des maisons célestes, c'est le Graal.
Vous pouvez, de chez vous, traiter le problème.
Je vais vous montrer une vidéo qui vous explique le principe.
Ce sont des problèmes concrets.
Vous êtes astrologue, quelqu'un naît là, à 19h40, s'il fait nuit ou s'il pleut, comment savoir quel signe se lève ou bien où est le descendant ?
C'est un vrai problème.
Vous pouvez être au Caire, à Byzance ou à Constantinople, ce qui est la même chose.
Petite vidéo sur l'astrolabe.
C'est un instrument qui fait 15 à 20 centimètres de diamètre.
Il y a deux faces.
Là, on voit le dos de l'astrolabe.
Je vais vous faire une présentation peu orthodoxe.
Et voilà la partie mobile, l'araignée.
Comment ça marche ?
L'astrolabe, c'est un planétarium projeté sur un plan.
Ça montre la position du Soleil au-dessus ou en dessous de l'horizon et la position des étoiles au-dessus ou en dessous de l'horizon, uniquement Soleil et étoiles.
On va faire un petit cours d'astronomie.
C'est un instrument de calcul essentiellement.
Ce n'est quasiment pas un instrument d'observation.
Voilà de quoi il se compose.
Vous avez le réceptacle, qu'on appelle la mère, dans lequel on enfiche les deux tympans, les matrices qui permettent de représenter les sphères célestes, et l'araignée, superbement ajourée, qui matérialise les étoiles, et l'ostensor qui sert à faire des mesures.
Vous mettez tout ça dans la mère.
On va donner plus de précisions.
Sur l'araignée, magnifique, chaque pointe est une étoile.
Ça matérialise la position d'une étoile.
Le grand cercle matérialise la position du Soleil au cours de l'année.
On va du solstice d'été au solstice d'hiver.
Ça matérialise la date.
On lit la date sur cette partie-là.
Et on lit la position des étoiles ici, avec les pointes.
On sort les tympans.
Ils dépendent de la latitude du lieu.
Si vous êtes à Constantinople, au Caire ou à Ispahan, ce n'est pas la même chose.
Ils vous permettent de lire la position du Soleil et des étoiles sur la sphère céleste, à quelle hauteur se trouve un astre, 30 degrés, 40 degrés, sa direction par rapport au sud, sa position dans une maison céleste.
On lit ces données astronomiques sur les tympans.
Le dos est muni d'une alidade qui permet, en théorie, de faire des visées.
Application pratique.
On va déterminer l'heure à partir de l'astrolabe.
Regardez comment ça marche.
On va déterminer l'heure au sud de l'Iran, à Yazd, le jour du solstice d'été, le 21 juin.
Vous tenez verticalement votre astrolabe comme ça, c'est dur à viser parce que ça fait 20 cm et que ce n'est pas stable.
Vous allez viser l'étoile Spica de la Vierge.
Vous êtes là, vous visez l'étoile avec l'alidade et vous relevez ici, sur le dos de l'astrolabe avec la gradation, un angle de 30 degrés.
Ça veut dire que Spica est à 30 degrés au-dessus de l'horizon.
Elle est là, cette petite pointe.
Vous allez faire tourner l'araignée en l'amenant sur le cercle de hauteur 30 degrés.
Il est là, sur le tympan.
Tout ça s'utilise à la main, vous faites tourner l'araignée, vous amenez l'étoile Spica à 30 degrés.
Nous sommes le 21 juin, vous avez bien positionné le Soleil.
Vous faites tourner l'ostensor et vous lisez quoi sur le limbe ?
22h20.
C'est tout simple.
En plus, si vous êtes astrologue, vous allez lire quel est le signe astrologique qui se lève.
Voilà comment les astrologues procèdent au Moyen Âge et dans l'Antiquité, et même jusqu'à la Renaissance.
Ils utilisent un astrolabe pour déterminer le signe zodiacal, l'ascendant, le descendant et le milieu du ciel.
Reprenons nos explications.
L'astrolabe vous permet de positionner le Soleil et les étoiles, mais pas les planètes, parce que c'est un autre cas de figure.
Les planètes, c'est plus difficile.
N'oubliez jamais une chose, que je répète à l'envi et à satiété, l'essentiel de la finalité de l'astronomie, de l'Antiquité à la Renaissance, c'est de faire des horoscopes et de prévoir la position des planètes.
Pour prévoir leur position, il faut établir des modèles planétaires et donc, des tables.
Voici les tables en usage au Moyen Âge, les tables de Tolède qui datent du XIe siècle.
Elles ont comme noyau dur les Tables faciles de Ptolémée.
On les a mélangées avec des tables d'Al-Khwarizmi.
Ce sont des tables très peu précises et difficiles à utiliser, qui sont calées sur le méridien de Tolède, en Espagne.
Une table porte le nom du méridien pour lequel elle est calculée.
Les premiers horoscopes au Moyen Âge, à partir du XIIe siècle, sont faits avec ces tables de Tolède.
Je ne l'ai pas précisé, mais quantité d'ouvrages aux XIIe et XIIIe siècles sont traduits de l'arabe en latin et concernent les astrolabes et l'usage de ces tables.
Gérard de Crémone, grand traducteur de l'école de Tolède, va traduire tout de suite en latin ces tables, qui vont petit à petit être supplantées, au début du XIVe siècle, par les tables alphonsines.
C'est une révolution dans l'astronomie.
Les tables alphonsines sont dues à Alphonse VI de Castille, grand roi, qui est aux tables ce que je suis à la danse classique.
Il n'y peut rien, on a mis son nom sur ces tables.
On sait que les tables alphonsines qui vont dominer toute l'astronomie et l'astrologie jusqu'au XVIe siècle, non seulement sont plus précises parce qu'elles ont été recalées avec le ciel.
Elles sont calées sur le méridien de Tolède, mais surtout, quand vous avez ces tables, je crois que je vous ai mis les tables de Mars, oui, c'est l'équation du centre de Mars, et pour calculer la position de la planète Mars avec ces tables, il faut être un expert.
À la main, c'est 20 minutes pour calculer une seule position.
D'accord ?
En plus, il faut être féru d'astronomie, et le succès de ces tables est dû au fait qu'avant elles, on avait des canons, qui sont des explications sur comment les utiliser.
Elles supplantent les autres tables rapidement, dès 1320.
Et jusqu'à la fin du XVIe siècle, ces tables dominent toute l'astrologie.
Le problème, c'est que les tables sont le noyau dur de la théorie de Ptolémée, car les tables alphonsines donnent toujours du Ptolémée.
On se dit que ce serait plus pratique de prévoir à l'avance les positions des planètes.
Donc, à la fin du Moyen Âge, on commence à faire des éphémérides.
Ce sont des positions, calculées des mois et des années à l'avance, de toutes les planètes, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, la Lune et le Soleil.
Les premières publiées en Europe sont celle de Regiomontanus, qui sont posthumes et concernent les années 1473 à 1490.
Jour par jour, on donne la position des planètes dans les signes du zodiaque.
C'est l'instrument de base pour les astrologues.
On ne peut pas vivre sans éphéméride.
Lorsque Christophe Colomb part pour les Amériques, sans ces éphémérides, il aurait eu de graves problèmes lors de son voyage vers ce qu'il pensait être les Indes en 1504.
Ça lui a sauvé la vie.
C'est l'instrument de travail des astrologues.
Avec l'heure et le lieu, on calcule facilement la position des planètes.
Mais il faut être féru d'astronomie.
Si vous n'êtes pas doué en calcul, vous avez les équatoires.
Les équatoires sont des instruments qui ont certainement été inventés par les Arabes.
Ce sont des instruments en papier.
Là, c'est un livre.
On a quelques équatoires en laiton, moins d'une dizaine nous sont parvenus.
C'est le summum, on va le voir avec ce qui vient, de la technique.
Ce sont des livres animés, comme les livres pour les enfants.
On ouvre ces livres et, en faisant tourner ces petites volvelles, vous pouvez lire directement la position d'une planète.
Il faut utiliser une table, mais c'est simple.
J'ai pris un équatoire qui illustre l'ouvrage d'Apianus, "L'astronomie des Césars", qui est considéré comme un des plus beaux livres de sciences jamais publiés dans l'histoire.
"L'astronomie des Césars".
On a quantité d'équatoires, ce sont des engrenages en papier, on les fait tourner, mais c'est en deux dimensions.
Pour les astrologues, nous avons quelque chose d'ultime : mettre ces équatoires en trois dimensions.
Ça aboutit à ce qu'on considère comme une merveille du monde à l'époque, l'Astrarium de Giovanni Dondi.
À Padoue, pendant 16 ans, cet astronome horloger met au point la première horloge planétaire de l'Occident, un chef-d'œuvre absolu.
Elle comporte sept faces.
C'est la théorie de Ptolémée aves les déférents, les épicycles, et mécanisée.
C'est le fruit de la tradition horlogère, qui naît au Moyen Âge, les premières horloges à échappement à foliot datent du XIVe siècle, et en même temps, de toute la théorie de Ptolémée développée par Campanus de Novare ou Schöner.
Que fait l'astrologue ?
Il se place devant l'Astrarium, vous avez sept faces, les sept astres errants, et vous lisez la position de la planète dans le signe astrologique.
Charles Quint se déplace même pour le voir au XVIe siècle, tellement il est réputé.
Malheureusement, il n'a jamais vraiment bien marché.
Voici une reconstitution qui a été faite dans les années 1990 à l'Observatoire de Paris par Emmanuel Poulle, et Jean-Pierre Verdet.
On a le manuscrit de Giovanni Dondi dans lequel il explique la fabrication de cette horloge qu'on appelle un astrarium.
Si l'on regarde quel usage vont faire les historiens, les médiévistes, des horoscopes.
Je vous l'ai dit tout à l'heure.
Si l'on connaît la plupart des dates de naissance des rois, depuis Philippe Auguste jusqu'à Louis XIV, c'est parce qu'on a leur horoscope de naissance.
On connaît l'essentiel des dates de naissance de la noblesse grâce aux horoscopes.
Là, j'ai pris Louis X, Charles V et Charles VI.
Charles V, notamment, a une passion folle pour l'astrologie.
Il faut attendre Louis XI pour que le terme d'"astrologien" soit effectif dans les comptes du roi.
Il y a vraiment un personnage qui est attaché au roi, qui n'est plus qualifié de médecin mais d'astrologien et qui aide le roi à la prise de décision politique.
Sous Louis XI, l'astrologie fait sa pleine entrée aux côtés de la royauté.
Exemple concret de quelqu'un qui m'est cher, Nicolas Copernic.
Si l'on sait quand Copernic est né, c'est grâce à cet horoscope.
Cet horoscope manuscrit nous dit que Copernic est né le 19 février 1473 à 4h48.
Ça, c'est tout à fait arrangé.
On est incapables, à cette époque, de donner une telle précision, je vais vous expliquer pourquoi.
C'est grâce à cet horoscope qu'on connaît sa date de naissance.
Imaginez, il a fallu attendre il y a une vingtaine d'années pour qu'Emmanuel Poulle tranche enfin sur la date de naissance d'Érasme.
Vous connaissez Érasme de Rotterdam ?
Il y a 20 ans, on ne connaissait pas son année de naissance parce que les médiévistes lisaient la littérature érasmienne, faisaient des hypothèses sur son année de naissance, et Emmanuel Poulle a suggéré d'utiliser les horoscopes.
Tout de suite, on a vu qu'Érasme était né à la bonne date grâce à un horoscope.
Cette littérature longtemps négligée est importante pour la chronologie de l'histoire.
À partir du XVIe siècle, des collections d'horoscopes sont publiées.
La plus connue est celle de Garcaeus, l'"Astrologia Methodus", qui paraît à Bale en 1576.
Elle donne des dizaines, voire des centaines d'horoscopes, de génitures, comme on les appelle, ça demande un calcul inimaginable.
Des fois, on a des problèmes.
Là, on dit que Copernic est né le 10 février 1473, à 4h38, à 55 de latitude.
C'est à l'historien de peser le pour du contre.
Un astronome est capable de dire si l'horoscope que vous voyez est correct ou faux en faisant le calcul à l'envers grâce aux tables alphonsines.
Un horoscope très célèbre, celui de Louis XIV.
Voltaire dit, dans un passage du "Siècle de Louis XIV", qu'au moment où Anne d'Autriche accouche à Saint-Germain-en-Laye, on a dépêché un astronome pour relever l'heure de la date de naissance du roi.
On vous dit que Louis XIV est né le 5 septembre 1638 à 11h15.
Bien souvent, je vous l'ai dit, l'heure est arrangée.
Pourquoi ?
En quoi ça change, l'heure ?
L'heure influe sur l'ascendant, le signe qui se lève, plein de signes se lèvent dans la journée, sur le milieu du ciel et sur le descendant.
Comme cet horoscope a été publié à la majorité de Louis XIV, il est certain que l'astrologue qui l'a publié a refait un calcul a posteriori pour que l'ascendant de Louis XIV soit favorable au roi, qu'on trouve dans la lecture des astres son grand destin.
Il ne faut pas se fier à l'heure.
Tous les ouvrages disent qu'il est né à 11h15, ça vient de cet horoscope.
Je vais maintenant vous montrer combien les horoscopes peuvent être utiles pour les astronomes et historiens des sciences.
Revenons à la théorie d'Albumasar.
En plein XVIe siècle, l'Europe est haletante parce qu'une conjonction Jupiter-Saturne va avoir lieu en 1563.
Les tables alphonsines la prévoient le 27 septembre.
Et les éphémérides coperniciennes, Copernic a publié en 1543 "De Revolutionibus" dans lequel il affirme avec conviction que les planètes tournent autour du Soleil.
Tout de suite après la publication de cet ouvrage majeur de la pensée humaine, de la physique et de l'astronomie, les astronomes réalisent des éphémérides et des tables issues de ses calculs.
D'après les calculs coperniciens, la conjonction est prévue le 24 août.
Il y a un mois d'écart entre les théories alphonsines et coperniciennes.
C'est Copernic qui a raison, c'est bien, au jour près, le 24 août 1563 qu'a lieu la conjonction Jupiter-Saturne.
Conséquence, immédiatement, les tables médiévales, qui dominaient l'astronomie et l'astrologie depuis le XIVe siècle, tombent en disgrâce.
Si l'on établit un palmarès des éphémérides européennes du début XVIe jusqu'au XVIIe, regardez ce qui se passe.
En pointillés, ce sont les éphémérides alphonsines qui dominent.
À partir de 1543, on a les premières éphémérides coperniciennes, et petit à petit, ce sont les éphémérides coperniciennes, en rouge, qui vont dominer l'astronomie et l'astrologie.
Donc, un phénomène comme une conjonction Jupiter-Saturne, avec les conséquences que ça a, nous permet de mesurer la pénétration des théories cosmologiques de Copernic.
Ne croyez pas qu'on a adopté l'héliocentrisme par béatitude, en disant : "Quelle révolution, les planètes tournent autour du Soleil."
Pas du tout.
Ce qui a fait le succès des théories coperniciennes, ce sont les éphémérides et leur usage astrologique qui a bien prédit une conjonction Jupiter-Saturne.
Pour terminer, je vais parler d'un observatoire qui se trouve en Inde, au Rajasthan : l'observatoire de Jaipur.
Au début du XVIIIe siècle, un maharadjah, Jai Singh II, va munir l'Inde de cinq grands observatoires magnifiques.
Le plus beau est à Jaipur, vous pouvez aller le voir, il est extraordinaire.
Il date des années 1730.
Il est uniquement composé d'instruments solaires.
La vocation de cet observatoire est purement astrologique.
On construit en plein XVIIIe siècle en Inde des observatoires pour faire des horoscopes.
Si en 2017, vous prenez l'avion, vous allez à Jaipur, vous allez à l'entrée, vous allez voir plein de familles qui ne prennent pas une décision concernant un mariage, des fiançailles, une vente, sans aller consulter l'éphéméride qui est en vente dans l'observatoire.
C'est vous montrer à quel point cette croyance en l'influence des astres sur les hommes est encore prégnante dans certaines sociétés, même si en Occident, l'UNESCO a déclaré que l'astrologie était un fléau mondial.
Pour terminer, une bibliographie sommaire, la littérature est immense dans le domaine.
Je vous recommande à tous la lecture d'Auguste Bouché-Leclercq, "L'astrologie grecque" qui, bien que publiée en 1899, a connu de nombreuses rééditions.
Elle est disponible chez des libraires en ligne.
Remarquable, c'est une bible, vous saurez tout sur le sujet.
Si vous vous intéressez aux horoscopes antiques, l'ouvrage fondamental est celui de Neugebauer et van Hoesen, "Greek Horoscopes", qui se trouve aussi chez des éditeurs en ligne.
Il fait le point et il est toujours d'actualité.
Si vous voulez lire un ouvrage d'astrologie, la bible des astrologues, le "Manuel d'astrologie" de Ptolémée, publié aux Belles lettres en 1993 avec une préface de la sociologue susnommée.
Si vous vous intéressez plus particulièrement à l'astrologie médiévale, lisez impérativement un maître, un grand médiéviste spécialiste de ce domaine, Jean-Patrice Boudet, qui a écrit "Entre science et nigromancie, astrologie, divination et magie dans l'Occident médiéval".
C'est un incontournable de l'astrologie médiévale.
Pour comprendre toutes les interactions entre l'astronomie et l'astrologie, je vous conseille, aux Belles lettres, l'excellent James Evans et "Histoire et pratique de l'astronomie ancienne".
L'astronomie étant une science exacte, je finis, à quelques secondes près, à 20h pile.
Je vous remercie pour votre attention.
Modératrice.
-Il y a un micro à votre disposition pour poser les questions.
Participante 1.
-Je voulais savoir quand le terme "thème astral" est apparu.
Quand on dit "horoscope", pour moi, c'est plus la prédiction de ce qui se passe aujourd'hui, donc ce serait superposer la position des planètes sur un thème astral.
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-"Horoscope" ou "thème astral", on fait une petite différence.
L'horoscope, c'est un document, c'est l'état du ciel à un moment donné.
L'astrologie vous dit, c'est le dogme, qu'au moment de votre naissance, il y a une configuration céleste au-dessus de vous, des étoiles, des planètes, et cette position des planètes dans le ciel va être déterminante pour votre vie.
On établit l'horoscope.
C'est un document qui peut être fait de façon très précise avec des tables modernes.
Ce qui relève de l'astrologie et du thème, c'est interpréter ce qui va vous arriver en croyant que les planètes et l'horoscope influencent votre avenir.
L'horoscope, c'est l'outil, qui est très utile pour les astronomes, les historiens des sciences et les chronologistes.
Le thème, c'est ce qu'on va en tirer en vous disant que vous aurez des problèmes d'amour, etc.
C'est toujours la même chose avec les astrologues.
Participant 2.
-Merci pour cet exposé très intéressant et conclu à la seconde près, vous avez parlé, comme on le fait souvent, d'une influence des astres sur la destinée humaine.
Cette influence n'existe pas, seuls le Soleil et la Lune nous influencent par les marées, mais des astrologues qui ont réfléchi un peu à leur discipline parleront plutôt de la théorie des signatures de Jacob Böhme et du fait qu'il existe non pas une influence des astres sur les destinées humaines, mais une correspondance, une correspondance également avec tous les aspects du cosmos, pas seulement les astres.
Mais ce qui caractérise les astres, c'est que, leur cours étant prévisible, on peut y lire ce qui correspond à ce que sera le devenir de telle personne.
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Exactement.
C'est repris dans la théorie plus globale de l'hermétisme.
Elle a eu beaucoup de succès au Moyen Âge et Isaac Casaubon, au XVIIe siècle, en montrera la fausseté.
L'hermétisme est la croyance comme quoi il y a une relation entre microcosme et macrocosme, que ce qu'il y a sur Terre ressemble à ce qu'il y a sous Terre et dans le ciel.
L'astrologie s'inscrit dans ce grand mouvement hermétique.
Il voit un lien, on appelle même ça la sympathie en botanique, entre une plante qui s'appelle la chélidoine et qui soigne les verrues parce qu'elle a un suc jaune, donc qui attaque les verrues.
Elle soigne aussi le foie parce qu'il est jaune.
L'intoxication au plomb s'appelle le saturnisme parce que Saturne est une planète lente et blafarde, comme le plomb.
On parle donc de saturnisme.
L'astrologie, comme l'alchimie, rentre dans cette croyance, comme vous l'avez dit, qu'il y a un lien entre le cosmos et l'homme.
Je me permets de ne pas être tout à fait d'accord avec vous sur l'influence des planètes, il n'y en a aucune.
Le Soleil et la Lune font les marées, mais pourquoi il n'y a pas de marée au lac Léman ?
La seule influence que le Soleil et la Lune ont sur la Terre, elle est gravitationnelle et la voici.
C'est la force de gravitation.
Je peux facilement vous montrer par un simple calcul physique qu'une voiture qui passe à côté de moi...
Je vais vous faire un développement simple.
La force qui soulève les marées océaniques, la croûte terrestre et l'atmosphère terrestre, c'est cette force de gravitation que Newton publie en 1687 dans ses "Principia".
C'est une force physique quantifiable.
Les forces de marée sont inversement proportionnelles au cube de la distance.
Je pourrai vous montrer facilement qu'une voiture qui passe à côté de moi, elle a une masse infiniment moindre que la Lune, qui est à 384 000 kilomètres de moi et qui est massive.
Mais cette voiture est très près.
Si elle ne pèse qu'une tonne ou deux, je peux montrer que la voiture va exercer un effet de marée sur moi infiniment supérieur à celui de la Lune.
Nous exerçons tous les uns sur les autres, en raison de nos masses et de nos distances, des effets de marée considérables.
Les sentez-vous ?
Non.
Si vous voulez dire que la Lune et le Soleil font les marées, donc ils ont une influence sur nous, non, ils n'ont absolument aucune influence, si ce n'est gravitationnelle, sur l'humain.
Il ne faut pas croire que les planètes, a fortiori Jupiter, Saturne ou Mercure aient une influence.
Il y a une attraction gravitationnelle, mais il suffit de prendre le bâtiment de la Cité des sciences pour montrer que son attraction gravitationnelle est supérieure à celle que pourraient exercer le Soleil ou Jupiter.
Donc, les planètes n'ont aucune influence sur nous.
Je parle d'une influence physique.
Participant 3.
-Bonsoir.
Vous nous avez dit que l'astrologie était très importante durant l'Antiquité pour l'empire romain, puis à partir du XIIe siècle, que s'est-il passé entre les deux ?
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Je l'ai un peu esquissé.
Lorsqu'il y a l'émergence du monde arabo-perse, les Arabes et les Perses entrent tout de suite en contact avec les théories de Ptolémée.
C'est eux qui vont traduire en arabe la "Megale Syntaxis" de Ptolémée en "Almageste".
Ils vont s'approprier les théories de l'"Almageste", la "Tétrabible", et ils vont se lancer à corps perdu dans un vase mouvement de traduction de ces textes grecs en arabe, puis d'assimilation.
Ils vont comprendre que ces théories ne sont pas parfaites, ils vont essayer de les modifier toujours dans un cadre géocentrique.
Et ils vont développer quantité d'ouvrages astrologiques et se lancer dans les premières tables dont je vous ai parlé, celles d'Al-Khwarizmi, d'Al-Battani, d'Al-Bitruji, etc.
Ces tables astronomiques sont issues des travaux de Ptolémée pour prévoir à l'avance la position des planètes dans le ciel et aider le souverain ou le calife à faire des choix politiques.
L'astrologie connaît, dans la société civile mais également dans la société qui domine, chez les Arabes et les Perses, une explosion considérable.
On le retrouve dans le mouvement de traduction arabo-latin aux XIIe et XIIIe siècles.
L'astrologie est présente, même si elle entre en contradiction avec l'islam.
Il y a un déterminisme avec l'astrologie qui dit que la configuration à la naissance détermine votre destin.
Ça rompt avec le libre-arbitre.
Ce n'est pas audible pour quelqu'un de stricte observance sur l'islam ou la chrétienté.
Mais à l'époque, on s'arrange avec tout ça.
Mais l'astrologie est présente dans le monde arabo-perse.
Participant 3.
-Et dans les États successeurs de l'empire romain d'Occident, ces pratiques disparaissent ?
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Dans la société romaine, elle est très présente.
Comme vous le dites, après, ça décline beaucoup.
Je ne suis pas compétent pour vous dire s'il y a des horoscopes mérovingiens et capétiens.
Il en existe peut-être.
Par contre, il y a une survivance dans l'empire byzantin.
L'empire byzantin conserve une tradition importante...
On a beaucoup d'horoscopes et de traités grecs byzantins qui survivent à la chute de l'empire romain occidental.
Participant 4.
-Est-ce que l'astrologie indienne a quelque chose à voir avec celle de Mésopotamie ?
Je répète ?
Est-ce que l'astrologie indienne, voire chinoise, a quelque chose à voir avec celle élaborée en Mésopotamie ?
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-L'astrologie chinoise, je suis incompétent pour vous en parler.
L'astrologie indienne subit des influences de l'astrologie grecque.
On sait, par exemple, qu'il y a des liens forts, dès Alexandre le Grand, entre l'astronomie indienne et grecque.
On va le voir dans les théories astronomiques indiennes après Jésus-Christ.
Le grand texte indien de l'astronomie, le "Surya Siddhanta", qui veut dire "la solution du Soleil" et est un "Almageste" indien, quand on l'examine de près, on voit une influence de l'"Almageste".
Le "Surya Siddhanta" date du IVe siècle de notre ère.
Il y a des liens très forts entre l'astrologie indienne et l'astrologie grecque.
On le retrouve dans cette astrologie horoscopique qui perdure à Jaipur.
Je ne peux pas en parler en détails, mais c'est certain qu'il y a de fortes interactions entre les Babyloniens, les Grecs et les Indiens.
On le voit aussi dans la survivance de certains concepts, comme les décans astrologiques.
C'est le seul critère indien qu'on retrouve dans certains horoscopes.
Il y a une influence très forte.
Il faudrait être un astrologue indien pour vous parler de ce que doit l'astrologie indienne ou chinoise à l'astrologie grecque.
Participant 5.
-Est-ce que les gens du peuple avaient des horoscopes et, s'ils en avaient, est-ce que l'heure de naissance était falsifiée comme les seigneurs ?
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Bonne question.
Les gens du peuple, non.
On ne connaît que très tardivement les dates d'anniversaire.
Quelqu'un au XVe siècle ignore sa date d'anniversaire.
Ça a été montré par Emmanuel Poulle qui a pris l'exemple de Jean Fusoris, un constructeur d'instruments du XVe siècle.
Jean Fusoris fait partie de la noblesse et c'est un bon astronome et mathématicien, un lettré, mais il ignore pratiquement sa date de naissance.
Si déjà la haute noblesse ou les gens qui ont fait des études ignorent leur horoscope, le peuple qui sait à peine lire, absolument pas.
Il n'y a que les nobles.
C'est surtout le roi, on l'a vu, Charles V, Louis XI et d'autres rois de France, qui ont un médecin attaché à leur service qui fait des horoscopes.
Ça concerne un nombre extrêmement limité de gens au Moyen Âge, à la Renaissance et même après.
En ce qui concerne l'heure, elle est falsifiée.
Pour te donner un exemple, Copernic en 1543, quand il publie "De Revolutionibus", lui qui est un astronome, qui a passé 30 ans de sa vie à observer des phénomènes célestes, des éclipses, des occultations, des conjonctions, etc., on n'a aucune idée de la façon dont il notait l'heure de ses observations.
On ne sait pas comment, au Moyen Âge, on détermine l'heure.
On a quasiment aucune information.
On fait des suppositions.
Avec l'astrolabe, que j'ai montré, on détermine l'heure en mesurant la hauteur d'un astre, mais ce n'est réservé qu'à une petite minorité de gens qui maîtrisent parfaitement les notions mathématiques et astronomiques.
Le reste du temps, on "falsifie" l'heure de naissance ou on ne l'indique pas, parce que ton horoscope te montre l'état du ciel, mais tu peux t'arranger en modifiant l'heure.
Ça bouge ton ascendant et selon l'interprétation que tu veux donner, tu t'arranges pour avoir un bon ou un mauvais ascendant.
C'est là qu'on voit la contradiction de cette astrologie.
Ptolémée dit qu'il faut mesurer l'heure à la minute près, mais il en est incapable.
Les cadrans solaires et clepsydres ne peuvent pas donner la précision requise pour un horoscope, donc c'est pipeauté.
Participant 6.
-Un peu plus terre à terre, en quoi était fait l'astrolabe ?
Avait-il un matériau spécifique ou on le faisait dans ce qu'on trouvait ?
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Les plus anciens astrolabes qu'on possède sont arabes, qui remontent au Xe siècle.
La plupart des astrolabes qu'on possède, on en connaît aux alentours de 500 aujourd'hui, sont essentiellement en laiton, donc en métal.
Certains ont survécu, je vous en ai montré un qui était un vrai.
Vous en avez de belles collections à l'Institut du monde arabe, au Musée des arts et métiers et au Louvre, vous en avez de très beaux.
Ce que je ne vous ai pas dit, j'ai terminé sur Jaipur, mais Emmanuel Poulle, ce grand médiéviste, qui était un grand maître des équatoires, a trouvé un équatoire à Jaipur.
À Jaipur, au XVIIIe siècle, il y a un équatoire, qu'on ne montre jamais au public, en métal et grand comme ça.
Équatoire comme astrolabe sont réalisés dans des matériaux comme le laiton, le bronze, c'est métallique.
En général, si vous en voyez dans des collections, ils sont dessinés magnifiquement.
Ce sont des chefs-d'œuvre d'esthétisme.
Ils sont gravés divinement, très esthétiques, ils ont un style, un astrolabe perse est différent d'un astrolabe marocain ou andalou.
Ils ont chacun leur style et ils sont magnifiques.
Dans certains souks, vous pouvez en trouver des copies, ne vous faites pas avoir.
Vous avez dans la salle une dame férue de la fabrication des astrolabes, je vais la citer, Brigitte Alix, qui est une des meilleures fabricantes d'astrolabes en France.
Elle pourra vous en parler mieux que moi.
Participant 7.
-S'il vous plaît.
Sur quoi étaient fondées les interprétations faites à partir des horoscopes ?
Pourquoi un astrologue disait : "Vous vivrez ça" en fonction de tel horoscope et pas tel autre ?
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Les configurations sont quasiment infinies, vous avez la position du Soleil dans un signe, l'ascendant, le descendant et les maisons célestes plus les planètes, sept astres errants.
Donc, les possibilités sont énormes.
À partir de cette configuration, l'astrologue se réfère à des livres comme "La Tétrabible" qui dit : "Si vous êtes du signe du taureau, vous aurez tel caractère.
Si vous avez la Lune en gémeaux, Jupiter en maison 12, et Vénus en ascendant, vous aurez tel caractère qui vous inclinera à avoir tel comportement."
Vous avez des livres qui traitent de la fabrication de l'horoscope et d'autres qui traitent de son interprétation astrologique.
Ce sont deux littératures différentes.
Il y a une part de subjectivité totale.
Pourquoi un taureau serait plus doué en littérature ou dans la médecine qu'un scorpion ou un sagittaire ?
C'est totalement subjectif.
Ça ne repose sur rien.
Je crois que c'est le grand spécialiste André Festugière qui disait que l'astrologie était un fatras de méthodes scientifiques et de méthodes et d'interprétations délirantes, on peut dire n'importe quoi.
Les astrologues, auprès des souverains, interprétaient à leur façon, en fonction du caractère et de leur intérêt propre, l'horoscope du roi.
Il fallait toujours être en cour, donc il fallait être assez optimiste.
Si on vous dit : "D'après votre horoscope, il vous reste 3 mois"...
Je pense que l'astrologue est habile.
Suétone montre, dans "La vie des douze Césars", à quel point les empereurs romains étaient tributaires des astrologues.
Des gens ont combattu l'astrologie, comme Pic de la Mirandole.
Beaucoup de personnes dans l'Antiquité ont combattu ces croyances car on aboutit à un asservissement des intellectuels en leur faisant croire que leur destin dépend du ciel.
Voilà en quoi l'astrologie est nuisible à l'humanité.
Participant 7.
-C'est un jugement qu'on a maintenant.
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-C'est un jugement qu'on a maintenant, mais pas que.
Dans la société romaine et médiévale, on conteste les interprétations astrologiques.
On comprend déjà que c'est n'importe quoi et qu'on abuse de la crédulité des gens.
Ce n'est pas qu'une vision moderne.
Aujourd'hui, on pourrait dire que ce sont des pseudosciences, comme l'alchimie.
Il faut recontextualiser.
À l'époque, il y a des gens convaincus que l'astrologie est une escroquerie.
Ils n'y croient pas du tout.
Ils ont pu le vérifier et de façon assez simple, avec la théorie des jumeaux, par exemple.
Plus de questions ?
Participant 8.
-Que pensez-vous des prédictions d'un homme comme Nostradamus ?
À votre avis, est-ce que c'est un voyant ou alors quelqu'un qui est un astrologue et qui a fait ses prédictions à partir des données astrologiques ?
De l'astrologie mondiale.
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Oui, oui.
Je suis un peu embêté parce que Nostradamus ne fait pas vraiment d'horoscopes.
Il a écrit ces vers et on peut les interpréter comme on veut, c'est ça le problème.
On a, par contre, des horoscopes avec des interprétations littérales, mais Nostradamus écrit des vers et à vous de voir ce que ça veut dire.
Vous avez des écrits plus clairs où l'astrologue donne l'horoscope et ce qu'il en déduit, ce qui va vous arriver et quel est votre caractère.
C'est plus clair.
Nostradamus, non, c'est une escroquerie.
C'est une escroquerie, bien sûr.
Ça me fait penser à quelque chose.
Dans la société antique, on consulte facilement un astrologue.
On a des exemples donnés par Neugebauer dans "Greek Horoscopes", où on voit un armateur grec qui s'inquiète que son chargement qui est parti d'Alexandrie en bateau et doit amener des chameaux ait du retard.
Donc, il consulte l'astrologue, qui sort son astrolabe, il fait l'horoscope du voyage et il annonce à l'armateur, moyennant finances, car il y a toujours de l'argent derrière, ce qui va arriver à son chargement.
On a plein d'exemples d'horoscopes nautiques, par exemple.
C'était très usuel d'aller consulter un astrologue pour savoir ce qui allait se passer lors d'un mariage ou lors de problèmes financiers.
Donc, on fait l'horoscope de la question.
J'ai failli faire celui de la Cité des sciences et de l'industrie.
J'aurais pu me faire plus d'argent en faisant des horoscopes qu'en étant directeur de la médiation scientifique.
Participant 9.
-Il y a un siècle, des plongeurs grecs ont remonté une machine mécanique en mauvais état, la machine d'Anticythère, qui donnait la position des planètes en fonction de l'heure.
Est-ce que ça avait un rôle astrologique ?
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Anticythère est une île grecque au pied de laquelle a coulé un bateau.
Et des plongeurs ont remonté de cette cargaison, qu'on a datée du IIe siècle avant Jésus-Christ, un mécanisme qui a été reconnu comme étant tel par un historien des sciences, Derek Price.
Il était pris dans la gangue.
Ce mécanisme d'Anticythère se trouve au Musée des sciences d'Athènes.
Les Américains, il y a quelques années, ont dépêché un appareil à tomographie, pour le passer aux rayons X de façon très précise, et on n'a pas trouvé de mécanisme planétaire.
On a simplement trouvé que ce mécanisme à engrenages permettait de prédire la position du Soleil et de la Lune.
Certains ont supposé qu'un autre mécanisme pouvait s'enclencher et permettre de prédire la position des planètes, mais c'est de la supposition.
Est-ce qu'il y a une possibilité que cet appareil ait fait de l'astrologie ?
Peut-être.
Sa vocation semble être la prévision des éclipses de Lune et de Soleil.
Voilà.
C'est un mécanisme qui a bouleversé les conceptions qu'on avait de la métallurgie et des sciences de l'ingénieur dans l'Antiquité, parce qu'on ne pensait pas que c'était possible qu'à l'époque, on puisse faire un mécanisme aussi sophistiqué.
Participant 9, puis Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Avec des engrenages.
-Exactement.
Participant 9.
-Je crois qu'ils ont essayé de le reconstruire, mais que vu la forme des dents, il devait marcher difficilement.
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Oui, c'est comme l'Astrarium de Dondi qui n'a jamais vraiment fonctionné.
Là, pourtant, on est au XIVe siècle.
Mais ça montre bien que la découverte d'un objet comme ça remet en cause toutes les idées qu'on s'était faites sur les connaissances techniques.
On pensait que le seul ingénieur antique était Héron d'Alexandrie, mais au IIe siècle avant Jésus-Christ, on a un haut niveau de sophistication, on a un mécanisme avec une manivelle et des inscriptions en grec qui permettait de prévoir les phases de Lune, et donc, les éclipses.
Participant 10.
-Dans quelle proportion pensez-vous que les astrologues, que ce soit ceux de l'Antiquité ou d'aujourd'hui, même si on peut s'en douter, qu'ils étaient des usurpateurs ?
À votre avis, quelle est la proportion d'astrologues qui croyaient véritablement à ce qu'ils faisaient ?
C'est difficile à dire, bien sûr.
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-C'est difficile à dire.
Je vais prendre le cas de Kepler.
On n'est pas au Moyen Âge, mais Kepler est un grand astronome.
Il est habile.
Il sait que l'astronomie ne paie pas, il est mathématicien impérial, et pour soutirer de l'argent au roi, il faut lui faire des horoscopes.
Il lui dit habilement : "Majesté, si tu veux que je te prédise ce qui va t'arriver, je dois faire des horoscopes très précis, ce qui demande des calculs et des tables astronomiques, et donc, des instruments d'observation précis.
Pour faire de bonnes prévisions, il faut que tu me donnes de l'argent."
En ça, ils sont particulièrement habiles.
Ils ont su se sortir de maintes situations financières.
L'argent est toujours présent derrière, il faut bien vivre.
Aujourd'hui, c'est le cas.
J'espère qu'il n'y a plus d'astrologues qui pensent sérieusement que les planètes ont une influence.
Il ne faut pas confondre signes zodiacaux et constellations.
Si vous naissez en avril, on vous dit que vous êtes taureau, mais astronomiquement, le Soleil se trouve dans le signe d'avant, celui du bélier.
Ça ne dérange pas les astrologues.
Vous êtes tous dans le signe d'avant.
J'espère que ça ne va pas vous troubler, mais si on vous dit que vous êtes gémeaux, c'est de l'astrologie babylonienne.
Quelqu'un qui naissait en juin ou en mai, à l'époque, le Soleil se projetait dans la constellation des Gémeaux.
En raison de la précession des équinoxes, tout ceci a glissé et quelqu'un qui naît en juin n'est pas gémeaux, il est taureau.
Quelqu'un qui naît un 23 avril comme moi n'est pas taureau, mais bélier, ce qui ne change rien à mes prédictions, bien sûr.
Un des nombreux arguments sur lesquels on peut attaquer les astrologues, sans compter qu'ils ne tenaient pas compte des planètes qui n'avaient pas été découvertes, comme Uranus, Neptune et des milliers de petites planètes de notre système solaire.
Participante 11.
-Dans les textes, est-ce qu'on a trace de souverains qui l'utilisaient plus spécifiquement que d'autres ou éventuellement de faits historiques, de lancements de batailles ou de redditions, ce genre d'événements, qu'on aurait faits à partir d'horoscopes ?
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Rodolphe II, dont j'ai parlé.
Au Moyen Âge, Charles V, qui croit vraiment en la divination et à l'astrologie.
La plupart des rois de France ont un astrologue à leur cour, qu'ils consultent plus ou moins discrètement.
Sans aller jusqu'au Moyen Âge, on a d'anciens Présidents de la République qui consultaient une astrologue, voire des Présidents des États-Unis qui organisaient des rencontres avec les Russes en fonction des conjonctions astrologiques, au XXe siècle, je parle.
Je pense que l'astrologie a toujours été proche du pouvoir parce que c'est une aide à la prise de décision politique.
Et gouverner, c'est prévoir, donc il faut toujours avoir un astrologue à ses côtés pour savoir ce qui va se passer, même si on a pu prouver que les prévisions astrologiques étaient fausses, on ne peut rien prédire.
Ça rassure.
Modératrice.
-D'autres questions ?
Ça marche.
Non ?
On va s'arrêter là.
Merci infiniment.
Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l'éducation, Universcience.
-Merci beaucoup.
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Médecine et remèdes au Moyen Âge

De quelles maladies souffrait-on au Moyen Âge ? Quelle médecine pratiquait-on ? Quels étaient les remèdes utilisés ? Les recherches en histoire et en archéo-anthropologie nous renseignent sur l’état de santé des populations d’alors.

Avec Danielle Jacquart, historienne médiéviste, directrice d’études à l’EPHE ; Cyrille Leforestier, archéo-anthropologue, Inrap.

"Médecine et remèdes au Moyen Âge"

La Cité des sciences et de l’industrie : Les conférences
« Dans la tête de l’homme médiéval » : Cycle de conférences
« Médecine et remèdes au Moyen Âge »
Avec Danielle Jacquart, historienne médiéviste, directrice d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE).
Et Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
En partenariat avec l’Inrap, Institut national de recherches archéologiques préventives.
Avec le soutien de Pour la Science.

Danielle Jacquart, historienne médiéviste, directrice d'études à l'École pratique des hautes études (EPHE).
-Bien.
Donc, je vais commencer.
Je vais donc essentiellement parler, comme il a été dit, de la médecine à partir du XIIIe siècle.
Mais je vois que Cyrille Le Forestier va surtout, est surtout spécialisé, si j'ose dire, dans les nécropoles mérovingiennes et du haut Moyen Âge, donc nous serons un peu en décalage temporel.
Au risque de vous décevoir, je ne parlerai pas d'Hildegarde de Bingen.
Ou plutôt, parlons-en un instant pour faire le tri entre les aspects légendaires et les résultats de la recherche historique.
Laissons de côté les bienfaits des médecines douces qu'elle est censée, selon certains, avoir inventées.
Il reste que cette bénédictine allemande née en 1098 et morte en 1179 fut avant tout une femme habitée par une spiritualité chrétienne et une conception originale du monde, de l'homme et de la femme, une conception qu'elle traduisit à travers des visions exprimées en une langue très personnelle, parfois obscure, et avec un indéniable talent poétique.
Elle s'est intéressée à tout ce qui constitue la création divine, à toutes les créatures, au corps de l'homme et de la femme, aux animaux, aux végétaux, aux minéraux.
Dans les écrits conservés sous son nom, des parties furent ajoutées par d'autres auteurs anonymes après sa mort, et on sait qu'elle recourut de son vivant à des secrétaires.
Les études sérieuses qui ont été menées sur ce qui semble lui revenir en propre, en particulier les publications de Laurence Moulinier, laissent entrevoir, pour le sujet qui nous occupe aujourd'hui, une connaissance des plantes issue d'un savoir empirique et d'une observation de la nature du Pays Rhénan, auxquelles se mêle l'écho de lectures très diverses que la sainte femme interprétait de manière toute personnelle.
En ce qui concerne la botanique, son intérêt n'était pas seulement d'ordre médical, mais s'ouvrait aux pratiques agronomiques.
Hildegarde de Bingen fut sans aucun doute une femme d'exception, curieuse des choses de la nature, mais il est inutile de lui attribuer des compétences qu'elle n'eut pas.
Arrêtons-nous un instant sur l'époque à laquelle elle vécut, le XIIe siècle, une période capitale pour le développement de la médecine occidentale, une période de transition.
Aux siècles qui précèdent ce XIIe siècle est souvent associée l'image des jardins monastiques où de savants moines cultivaient des plantes médicinales dont ils connaissaient les vertus grâce aux manuscrits, vestiges de la culture antique, qu'au titre de rares lettrés, ils conservaient et recopiaient.
Cette image est grosso modo fidèle à ce que la recherche historique peut mettre en évidence.
À côté de ces moines savants, durant le haut Moyen Âge, la pratique médicale était sans doute aux mains d'hommes et de femmes sans véritable formation, mêlant à quelques potions des incantations de toutes sortes d'inspiration tout autant païenne que chrétienne.
Parmi les savoirs scientifiques, la médecine fut la première à connaître un renouveau.
Son utilité sociale, l'essor des villes, comme une probable volonté des autorités ecclésiastiques de freiner le recours à des pratiques entretenant un certain paganisme, expliquent en grande partie la précocité du renouveau du savoir médical.
Des traductions en latin de textes arabes et grecs à partir de la fin du XIe siècle et tout au long du XIIe permirent la refondation d'une théorie médicale apte à guider rationnellement les actes de la pratique.
S'imposa alors l'idée selon laquelle un médecin digne de ce nom devait être lettré, connaître l'anatomie, la physiologie du corps humain, rechercher les causes des maladies pour être en mesure d'appliquer un traitement.
Et là, c'est fondamental, si la médecine prétend être une science au Moyen Âge, c'est qu'elle recherche les causes des maladies.
Ce modèle du médecin autant théoricien que praticien avait existé dans l'Antiquité grecque et romaine, il existait dans certaines parties du monde musulman, mais il s'était estompé dans l'Occident chrétien.
Même si nous savons aujourd'hui que ces connaissances anatomiques étaient imparfaites, que la théorie médicale était peu apte à justifier des traitements efficaces pour les maladies les plus sévères, ce choix d'une médecine savante fondée rationnellement fut capital.
Au nombre des premiers à développer cette médecine savante figurent les maîtres de Salerne, une ville de l'Italie méridionale.
Les médecins de Salerne de la seconde moitié du XIIe siècle ont fait l'objet tout autant d'exagérations légendaires que leur contemporaine Hildegarde de Bingen, qui, d'ailleurs, eut quelque écho de leurs écrits.
Malgré les excès légendaires, les réalisations des médecins qui enseignèrent et pratiquèrent à Salerne exercèrent une influence déterminante sur le développement de la médecine occidentale.
À ces lecteurs des récentes traductions de l'arabe et du grec on doit des écrits théoriques, des manuels de pratique décrivant les maladies, ainsi que des ouvrages donnant des listes d'ingrédients pharmaceutiques simples et composés, qui furent utilisés au prix de maintes adaptations au-delà même du Moyen Âge.
La reconstruction d'un savoir cohérent et structuré au cours du XIIe siècle rendit possible l'entrée de la médecine dans les universités qui commencèrent à être créées au début du XIIIe siècle.
Les premiers enseignements universitaires médicaux furent fondés à Bologne, Paris et Montpellier, puis se multiplièrent dans divers pays d'Europe tout au long du Moyen Âge.
S'il fallut des siècles, notamment dans les campagnes, pour que tout patient ait la possibilité d'être soigné par un médecin formé à l'université, le pli était pris et l'évolution fut continue.
Significatives à cet égard sont les critiques qui furent adressées aux médecins universitaires lors des grandes épidémies qu'inaugura la peste noire de 1348.
Si les médecins étaient tant critiqués pour leur inefficacité, eux qui pourtant s'efforçaient par de multiples écrits de donner des conseils préventifs, c'est qu'ils étaient bien présents dans la cité.
Devant leur propre constat d'impuissance à guérir la maladie, ils se concentrèrent sur la prévention.
Des centaines de traités sur la peste conçus en cet esprit nous sont conservés, au nombre desquels un long conseil rédigé collectivement par les maîtres de la faculté de médecine de Paris et adressé au roi de France Philippe VI à un moment où l'épidémie n'avait pas encore atteint la ville mais dont on savait, par les nouvelles venues de tout le pays, qu'elle y arrivait.
Lors de la précédente grande épidémie de peste que connut l'Occident, du temps de l'empereur Justinien, au VIe siècle, nul auteur ne critiqua les médecins car il n'y en avait pas, du moins en tant que représentants d'une profession organisée et revendiquant un savoir.
L'histoire de la médecine universitaire médiévale n'est pas un long fleuve tranquille.
Elle fut traversée par des controverses, des divergences d'opinions sur des sujets importants concernant le fonctionnement du corps humain.
Il y eut aussi, entre les XIIIe et XVe siècles, des évolutions.
Mon ambition n'est pas de vous donner l'écho ici, dans le court temps de cette conférence, de ces controverses, de ces divergences d'opinions.
Je me contenterai d'indiquer les principes généraux, consensuels, sur lesquels se fondait la pratique quotidienne.
Et cela, d'ailleurs, bien au-delà du Moyen Âge.
Il est habituel de dire que la médecine médiévale se fondait sur la théorie humorale héritée de l'Antiquité grecque.
Cela est vrai, mais trop réducteur.
L'ensemble de la théorie était beaucoup plus sophistiqué et permettait d'envisager chaque patient dans son individualité, selon sa nature particulière, et dans son environnement.
Certes, la physiologie médiévale fait état de quatre humeurs, le sang, le phlegme, la bile, la mélancolie, chacune étant en correspondance avec l'un des quatre éléments qu'elle représente, en quelque sorte, dans le corps humain.
Constitutives de la matière corporelle, ces humeurs se renouvellent constamment par l'apport de l'alimentation au cours de la digestion de celle-ci dans le foie, une digestion conçue comme une coction, une sorte de pot-au-feu dirions-nous, du produit de la première digestion, ou chile, effectuée dans l'estomac.
La plupart de ces humeurs, après leur élaboration dans le foie, passent dans les veines et dans les artères, un surplus de bile allant dans la vésicule biliaire, un surplus de mélancolie dans la rate, prêts à être utilisés en cas de besoin.
Il y a aussi un résidu aqueux à l'origine de l'urine, qui passe ensuite dans les reins, puis dans la vessie.
Si l'observation des urines est si importante pour l'établissement du diagnostic au Moyen Âge, la raison principale en est que cette origine supposée dans le foie, en même temps que la coction des humeurs, donnent à l'urine une valeur de signe sur l'état du corps toute particulière.
Passées dans les veines et les artères, les quatre humeurs subissent une autre élaboration.
Ce qui est appelé au Moyen Âge la "troisième digestion".
Et elles vont ensuite, par les plus petits vaisseaux et des pores, s'assimiler aux différentes parties du corps qu'elles vont régénérer.
En l'absence d'une connaissance de la circulation sanguine, le sang, auquel sont mêlées les autres humeurs, au stade ultime de son raffinement, se transforme en matières corporelles, en os, en chair, etc.
D'où l'importance de la diététique dans les prescriptions médicales, qui permet de donner à chacune de ces parties du corps, en fonction de sa substance, ce dont elle a besoin pour se régénérer.
Comme je l'ai dit, les quatre humeurs ne suffisent pas à définir la théorie médicale médiévale.
Plus fondamentale est la notion de complexion, ou tempérament.
Ce qui définit une complexion, c'est la dominante de l'une, ou plus souvent de deux des qualités dites "premières", à savoir le chaud, le froid, le sec et l'humide.
Le corps de chaque individu est caractérisé par une complexion qui lui est propre, congénitale.
Les femmes, de manière générale, étant considérées comme plus froides et humides que les hommes, avec d'ailleurs les conséquences négatives que cela implique, les vieillards plus secs et plus froids que les jeunes, etc.
L'idéal, en ce contexte, qui ne peut qu'être approché et non atteint absolument, est la complexion dite "tempérée", au sein de laquelle les quatre qualités sont représentées de manière égale.
En outre, à côté de cette complexion générale qui caractérise un individu, chaque organe ou partie du corps est doté d'une complexion commune à tout être humain, avec des variations en plus et en moins selon les individus et leur état de santé.
Le cœur est chaud et sec, par exemple, le cerveau froid et humide.
Mais la théorie des complexions ne s'étend pas qu'à l'être humain.
Tous les constituants de l'univers sont dotés d'une complexion, ce qui a évidemment une incidence sur la manière dont sont choisis les remèdes.
Qu'ils soient d'origine végétale, animale ou minérale, les ingrédients entrant dans la pharmacopée sont censés avoir une complexion qui leur permet de corriger une complexion défaillante ou en excès du corps humain dans son ensemble ou de l'une de ses parties.
Pour les astrologues, la théorie des complexions a aussi son importance, car si les astres incorruptibles sont censés être faits d'une autre matière que les corps terrestres, d'un cinquième élément ou éther, on leur attribue le pouvoir d'agir sur telle ou telle complexion, de même, d'ailleurs, que sur telle ou telle humeur ou sur telle ou telle partie du corps.
Il reste à déterminer ce qui donne la vie au corps humain.
Ce qui lui permet d'assurer ses fonctions et ses activités.
Au Moyen Âge, personne ne doute que c'est l'âme qui donne la vie au corps, qui l'anime.
L'âme est tout entière dans toutes les parties du corps, indivisible qu'elle est, mais elle a des instruments particuliers.
Elle délègue en quelque sorte des fonctions à des facultés appelées "vertus", des forces, qui règlent la nutrition, la croissance, la génération, mais aussi une partie de la vie psychique, les émotions, apanages de la faculté siégeant dans le cœur, responsable aussi de la pulsation cardiaque et artérielle, la perception, les sensations, l'imagination, la mémoire et le mouvement volontaire, apanages de la faculté siégeant dans le cerveau.
Seul le niveau le plus élevé de l'âme humaine, la faculté de raisonnement, propre à l'être humain, n'a pas de siège corporel.
Ce qui pose un problème parfois quand il s'agit d'expliquer certains dérèglements du raisonnement chez les malades mentaux.
Les facultés physiologiques et psychiques issues de l'âme qui animent le corps, immatérielles, sont véhiculées à travers les veines, les artères et les nerfs, par des souffles appelés "esprits", qui eux, bien que très subtils, sont matériels.
Ils sont formés, suivant les théories, à partir d'une vapeur du sang, soit dans le foie, soit dans le cœur, et avec l'apport de l'air inspiré.
Ce sont donc des souffles, des matières très subtiles, mais des matières, qui donc, vont servir à véhiculer, à faire circuler dans le corps, les facultés de l'âme qui vont assurer les fonctions du corps.
C'est par l'intermédiaire de ces souffles, de ces esprits, on pense aux esprits animaux de Descartes...
C'est par leur intermédiaire et grâce au jeu des complexions et des qualités de froid, de chaud, de sec et d'humide qu'elles représentent, que se fait l'interaction entre le physique et le psychologique.
Certaines émotions, par exemple, ayant un effet échauffant ou refroidissant, ou dans le sens inverse, un excès de froid et de sec dans la partie du cerveau concernée fixant des sensations perçues ou imaginées jusqu'à l'obsession.
La médecine médiévale a, par essence, du fait de la théorie sur laquelle elle se fonde, une forte composante psychosomatique.
Le médecin en tient compte dans le maintien du bien-être de la personne saine, mais il détient aussi une explication des déviances mentales.
Contrairement à une idée reçue, on ne croyait pas au Moyen Âge que tous les fous étaient des possédés.
Une large gamme de dysfonctionnements psychiques était décrite par les médecins, au nombre desquels la mélancolie, dans toutes ses déclinaisons, jusqu'à son évolution vers la manie, figurait en bonne place.
Et les théologiens étaient bien au courant de ces théories médicales.
Envisagé non seulement dans sa composante matérielle mais dans son psychisme, le patient d'un médecin médiéval est situé aussi dans son environnement.
L'air qu'il respire, la situation géographique de l'endroit où il vit, montagne, plaine, bord de mer, orientation des vents, etc., la zone climatique, la saison, l'alimentation, l'âge, le type d'activités, tout cela est pris en considération et a une incidence sur les prescriptions, qu'il s'agisse de conserver la santé ou de traiter une maladie.
Les régimes de santé qui fleurissent à partir du XIIIe siècle prennent en compte tous ces facteurs dans leurs conseils sans se limiter à ce que nous appelons aujourd'hui la diététique.
Même si, évidemment, l'alimentation tient une large part.
Quant aux remèdes prescrits en cas de maladie, ils sont aussi d'une grande complexité, s'adaptant à chaque patient en particulier, et ils se déploient au fur et à mesure de l'évolution du mal.
On est donc loin des quelques simples cultivés dans le cadre d'un jardin monastique.
Je ne peux entrer ici dans le détail de la classification des maladies au Moyen Âge, très touffue, qui est le résultat d'une accumulation d'informations tentant d'ordonner des maladies déjà dotées de noms depuis le temps d'Hippocrate comme la pleurésie ou la phtisie, et une multitude d'autres caractérisées par un symptôme principal ou un ensemble de symptômes, le dysfonctionnement d'une faculté, la déformation ou le gonflement d'une partie du corps, une éruption cutanée, une purulence, etc.
Disons que de manière générale, une distinction est établie entre des maladies considérées comme affectant une partie du corps en particulier, l'angine par exemple, le calcul rénal, etc., et des maladies qualifiées de "fièvres".
Les fièvres ont pour caractéristique première d'induire un état fébrile.
Mais des maladies propres à une partie du corps en induisent aussi.
La distinction entre les différentes maladies appelées "fièvres" se fait suivant l'intensité de l'état fébrile et son caractère continu ou périodique.
Périodique comme dans la fièvre tierce ou quarte, qui recouvre des maladies que l'on sait aujourd'hui d'origine parasitaire ou infectieuse.
Les fièvres peuvent aussi être épidémiques.
Outre l'état fébrile qu'elles induisent, les fièvres ont pour caractéristique d'affecter le corps dans son ensemble.
Le décalage existant dans la manière de classer les maladies et de les décrire entre le Moyen Âge et aujourd'hui fait que leur identification est assez délicate.
Le diagnostic rétrospectif doit être mené avec prudence.
De ce point de vue, l'alliance d'une étude des textes et des résultats d'analyse de vestiges archéologiques, ossements ou autres, s'impose lorsqu'elle est possible.
Nous pourrons revenir sur ce sujet dans le débat si vous le souhaitez, et surtout parce que nous allons entendre, après le mien, un exposé, justement, sur ce que peuvent nous dire les ossements, les restes trouvés dans les nécropoles.
J'en viens aux remèdes.
Supposons donc que le médecin a identifié la maladie dont souffre le patient.
Ce n'est pas toujours le cas à la première visite, et nombre d'écrits, notamment du célèbre Arnaud de Villeneuve, qui enseigna à Montpellier à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe, insistent sur les précautions à prendre en cas d'hésitations.
Avant d'être en mesure d'établir un diagnostic qu'il croit fiable, le médecin, pour ne pas montrer ses hésitations, doit prescrire des médicaments à l'effet neutre.
Qu'est-ce que cela veut dire ?
On en revient à la théorie des complexions.
Chaque ingrédient pharmaceutique est caractérisé par une ou deux qualités dominantes de chaud, de froid, de sec et d'humide.
Il peut avoir cette qualité ou ces qualités à des degrés d'intensité variable selon une échelle qui va de 1, pour le plus faible degré, jusqu'à 4, pour le plus fort.
Dans les composés, où sont mélangés des simples de qualités diverses et à des degrés divers, il convient de pouvoir évaluer la complexion finale.
La tâche n'est pas simple et Arnaud de Villeneuve, en suivant le modèle de source arabe, s'est employé à trouver une formule mathématiquement fiable.
Pour obtenir un effet neutre, il faut donc user d'un médicament de complexion tempérée au sein de laquelle aucune qualité n'est dominante.
Cela, donc, quand on ne sait pas de quelle maladie souffre le patient.
Une fois la maladie identifiée, le médecin sait quelle complexion il doit corriger en fonction de la partie du corps touchée en priorité.
Mais les ingrédients ne sont pas actifs seulement en fonction de leur complexion, de leur qualité première.
Sous l'influence notamment de l'œuvre médicale du médecin et philosophe persan Avicenne, traduite de l'arabe au XIIe siècle, se développe la notion de forme ou propriété spécifique.
Certains ingrédients pharmaceutiques agissent non dans leur complexion mais par une propriété qui se surajoute à celle-ci.
Parmi les simples, l'exemple toujours cité est celui de la scammonée, qui attire la bile, qui la purge donc.
Parmi les ingrédients composés, le plus célèbre est la thériaque, dont le composant principal est la chair de vipère, mais qui comporte un nombre impressionnant d'ingrédients, parfois eux-mêmes des composés, pouvant aller jusqu'à 80.
La thériaque a pour propriété spécifique de combattre les venins, les poisons, et de proche en proche, elle est devenue un remède universel pour toute maladie.
Elle contient aussi de l'opium.
On distingue une thériaque récente et une thériaque ancienne, laquelle peut avoir été fabriquée des années avant son administration.
La thériaque récente a pour avantage de garder, du moins à ce qui est cru, les vertus analgésiques et narcotiques de l'opium.
L'opium est en effet souvent prescrit, avec précaution, et en ultime recours, en application externe ou par voie interne dans le cas de douleurs intenses.
Les indications les plus courantes portent sur les douleurs dentaires et sur ce qui est appelé "colica passio" et regroupe des maladies intestinales, plus spécialement du colon, donnant de violentes douleurs.
Toute prescription considérée comme appropriée au traitement, en fonction soit de la complexion de ses ingrédients principaux, soit de leurs propriétés spécifiques, s'accompagne d'une série d'autres, comme c'est encore le cas d'ailleurs plus ou moins dans nos médicaments, d'autres ingrédients, fluidifiants, agglutinants, astringents, etc., destinés à faciliter l'acheminement des principes actifs et leur pénétration à l'endroit où est supposée se trouver la cause du mal.
En outre, comme je l'ai dit, tout traitement s'accompagne de substances choisies en fonction de la nature du patient et de son environnement.
Il n'y a pas vraiment de prescription type pour telle ou telle maladie, même si tout s'organise autour d'un noyau central adapté à la maladie à traiter.
La forme d'administration est aussi soumise à adaptation, pilules, sachets contenant des poudres qu'on met dans un bain ou qu'on place sur le corps, électuaires, sirops, suppositoires, sternutatoires, potions, emplâtres, onguents...
La gamme est longue.
Mais lorsqu'il s'agit d'expulser une humeur en excès ou jugée nocive, le clystère est utilisé en priorité et sans ménagement.
Des récits de cas réels, y compris dans des entourages princiers, nous donnent une idée de l'usage répété de ces clystères, où l'on voit des patients, souvent en fin de vie, aller à la selle 15 fois dans la même nuit à la suite d'administrations répétées de clystères ou de laxatifs pris sous une autre forme.
On ne saurait oublier la saignée, confiée au barbier sous le contrôle du médecin, pratiquée semble-t-il avec moins de violence que la purge.
Administrés sous diverses formes, les remèdes sont la plupart du temps des composés.
Les ingrédients simples qui les composent sont en majorité d'origine végétale, mais des parties d'animaux, des graisses en particulier, entrent aussi dans la composition pharmaceutique.
Dans ce cadre, outre la chair de vipère déjà mentionnée pour la thériaque, on peut citer l'huile de scorpion, et on sait par des inventaires de boutiques d'apothicaire qu'effectivement, ils avaient de l'huile de scorpion, ou le sang de bouc.
Il y a une belle page très ironique de Montaigne dans ses "Essais", lui qui a tellement souffert de calcul rénal, qui raconte comment il a fait élever un bouc pour le tuer ensuite et en extraire le sang.
Et, ô ironie, ce bouc lui-même souffrait de calculs urinaires.
Imaginez la page splendide de Montaigne.
Donc, le sang de bouc.
L'huile de scorpion, comme le sang de bouc, sont des réalités indiquées dans le cas de calculs urinaires, ou bien aussi ce qui est appelé "os de cœur de cerf", c'est-à-dire le cartilage aortique de cet animal, qui est considéré comme un cordial.
La symbolique, évidemment, entre largement dans la pharmacopée.
Les substances minérales tendent à être de plus en plus utilisées à la fin du Moyen Âge.
Le développement de l'alchimie n'y est pas étranger, en particulier pour la fabrication de collyres ou d'onguents utilisés en chirurgie.
L'or, censé être en correspondance avec le Soleil, et donc avec le cœur, est préconisé en tant que revivifiant, comme une sorte de remède universel.
Des pilules que l'on dore, des pièces d'or, placées dans d'improbables bouillons de volaille passés à l'alambic, de la poudre d'or, entrent dans les prescriptions des médecins universitaires les plus sérieux à la fin du Moyen Âge.
De leur côté, les alchimistes s'efforcent de fabriquer artificiellement de l'or potable, considéré comme élixir de longue vie.
Un autre remède, qui fait timidement son entrée dans la médecine universitaire, est aussi venu des pratiques alchimiques de distillation, l'eau-de-vie, ou eau ardente.
Comme l'or ou la thériaque, d'une action cordiale, l'eau-de-vie est passée au statut de remède universel contre tous les maux.
Mais elle n'est que très discrètement mentionnée dans les ouvrages universitaires car son action ne peut s'expliquer dans le cadre de la théorie médicale ordinaire.
Peut-être aussi les médecins perçoivent-ils les dangers d'une absorption excessive d'alcool.
Par exemple, au XVe siècle, le grand-père de Jérôme Savonarole, qui terrorisa Florence, ce grand-père prénommé Michel, professeur à l'université de Padoue et médecin à la cour de Ferrare, a écrit un traité sur l'eau-de-vie dont il vante les mérites, mais dont il indique aussi les dangers lorsqu'elle est prescrite à de jeunes enfants.
On voit qu'on prescrivait de l'eau-de-vie très fortement titrée à des enfants, à des bébés.
Il remarque aussi le phénomène d'accoutumance.
S'il a écrit ce traité dans le cadre de son activité de médecin de cour, on remarque qu'il ne fait aucune allusion à l'eau-de-vie dans ses écrits de médecine universitaire.
En ce rapide panorama, je me suis efforcée de vous donner une idée de la contribution médiévale à l'histoire de la médecine en dehors des clichés dont on l'affuble trop souvent.
Certes, la médecine universitaire n'était pas la seule pratiquée, mais on sait peu des autres.
À la fin du Moyen Âge, les médecins universitaires étaient bien implantés dans les villes, grandes ou moyennes, avec pour auxiliaires nécessaires les barbiers et les apothicaires, ces professionnels de santé aussi en plein essor, et qui parfois, ne se privaient pas d'exercer illégalement la médecine.
Critiqués par certains de leurs contemporains, mais pas plus qu'aujourd'hui, impuissants, comme ce sera le cas encore jusqu'au XXe siècle, à soigner les maladies les plus sévères, notamment infectieuses, les médecins universitaires surent établir des liens de confiance avec leurs patients.
Une confiance qui, selon leur théorie, était nécessaire à la réussite d'un traitement.
Comme je l'ai dit, la composante psychosomatique est très installée dans la théorie médicale.
Par leur rôle au sein des cours princières ou au service de municipalités comme ce fut le cas au nord de l'Italie, ils semèrent les germes d'une politique de santé publique, notamment sous l'effet des épidémies de peste récurrentes.
Autrement dit, quoi de neuf au Moyen Âge ?
Eh bien, il y a notamment la médecine, qui mit en avant son utilité sociale et qui, pour l'historien d'aujourd'hui, offre une réflexion sur la personne humaine, complétant la vision qu'il a de ce long Moyen Âge, si décrié mais si fécond.
Je vous remercie.
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-Bonsoir.
Donc, je vais vous présenter maintenant des cas d'archéologie, donc de sépultures qu'on a fouillées depuis pas mal de temps en Seine-Saint-Denis.
On ne sait pas si ces individus ont pris du sang de bouc ou de l'eau-de-vie, mais ils sont arrivés jusqu'à nous pour pouvoir nous parler un peu.
On va parler d'archéo-anthropologie, une discipline qui va s'atteler à comprendre les populations anciennes à partir des vestiges osseux humains.
Ça part du terrain, où on va fouiller les sépultures minutieusement une à une, dégager les ossements un à un, pour d'abord, sur le terrain, comprendre si les individus ont été enterrés dans des cercueils, des linceuls, s'ils avaient des chaussures, des chemises, des coussins sous la tête.
C'est d'abord une opération qui passe par le terrain.
Ensuite, les os sont démontés un à un et enfin, en laboratoire, ils sont lavés, triés, rangés, inventoriés.
À partir de là, l'anthropologue reprend tout le mobilier osseux pour déterminer le sexe, l'âge, les maladies, les carences alimentaires et les troubles qu'on voit sur un squelette.
On va également utiliser la biométrie, mesurer des centaines de squelettes, pour voir si on a une évolution générale des individus dans l'Histoire, ou si on a quelque chose d'assez uniforme.
Là, des images de la fouille de Noisy-le-Grand en Seine-Saint-Denis.
Je vais beaucoup parler de la Seine-Saint-Denis, car on est tout près de ce département où il y a une activité importante en archéologie avec l'Inrap et le département de la Seine-Saint-Denis, et où on trouve la basilique royale de Saint-Denis.
Ça a attiré beaucoup de monde pendant très longtemps dans le coin.
Donc, on va rentrer dans le vif du sujet de la démographie.
On ne peut pas aborder les maladies, les problèmes de santé, sans aborder la mortalité.
J'ai fait un diagramme sur la population de Bondy, en Seine-Saint-Denis, à une dizaine de kilomètres d'ici en passant par la N3.
On a pu fouiller depuis 50 ans, pas moi mais des collègues ont pu fouiller la nécropole située auprès de l'église de Bondy.
On a fouillé 1 000 sépultures qui vont du IIIe siècle jusqu'à 1500-1600.
Ça embrasse à la fois les périodes antique, médiévale et moderne.
On s'est rendu compte en étudiant la mortalité des gens de l'époque qu'il y avait une forte mortalité à l'époque carolingienne, beaucoup moins importante à l'époque antique, gallo-romaine.
Donc, sur l'histogramme de gauche, vous avez la répartition démographique de la population gallo-romaine du IIIe au Ve siècle.
On voit que beaucoup d'individus meurent vers la fin des classes d'âge, les périodes comprises entre 60 et 80 ans, alors que les populations carolingiennes ont des mortalités beaucoup plus grandes chez les plus petites classes d'âge, les gens qui ont entre 20, 30, 40 ans.
Donc, on voit réellement avec ce genre de présentation qu'on a une population beaucoup moins bien lotie à l'époque carolingienne que gallo-romaine.
Donc, l'anthropologie passe par une étude du squelette humain.
C'est à la fois l'estimation du sexe à partir des os coxaux, donc on va analyser chaque os coxal pour déterminer dessus l'appartenance au sexe féminin, masculin ou indéterminé.
Et on va également essayer d'estimer l'âge au décès de l'individu, pour les enfants à partir de la poussée des dents de lait, et pour les adultes à partir de l'ossification des cartilages de conjugaison jusqu'à 30 ans, car après on a du mal à estimer l'âge.
Après, on va juste...
Un peu moins vite, oui.
Après on va se servir du crâne surtout pour estimer la part des adultes jeunes, moyens ou âgés.
Donc en fait, l'intérêt de vous parler de tout ça, c'est qu'on va également essayer de comprendre les maladies des gens de l'époque, de voir les carences alimentaires et si on a une part importante de malades en fonction des populations des régions étudiées.
Depuis quelque temps, la paléopathologie a un regain d'intérêt en France.
Des colloques se sont déroulés ou vont se dérouler sur la maladie au Moyen Âge, sur les différentes crises d'épidémies et sur le handicap.
Valérie Delattre a collaboré à plusieurs livres sur le handicap qui présentent plusieurs cas en archéologie de sujets atteints de maladies invalidantes.
Donc, c'est l'occasion avec ce corpus énorme de squelettes de présenter différentes maladies.
On va présenter tout ça ce soir selon trois axes.
Les maladies liées à des carences alimentaires, les maladies de la vie quotidienne et les maladies plus exceptionnelles, comme la peste ou les supplices.
Donc, concrètement, dès que l'os arrive en laboratoire, on va le regarder directement, donc une approche macroscopique du vestige osseux.
Là par exemple, en haut à gauche, vous avez les restes osseux d'un bout de tibia, de talus et de métatarse.
On voit que sur le talus, l'os du milieu, on a des pics osseux, comme des becs de perroquet, qui vont symboliser de l'ostéophyte, de la création osseuse, et tout ça est lié à une entorse de la cheville.
Assez rapidement, l'anthropologue, à force de voir beaucoup d'os normaux, reconnaît vite les os pas normaux.
Même sans être très fort en pathologie, on sait ce qui n'est pas normal.
Dès qu'on a un doute sur une pathologie, sur le diagnostic d'une atteinte, d'une lésion, on fait une radiographie de l'ossement.
Elle permet de voir plus loin dans la matière osseuse.
Dans le cas d'une fracture, on pourra voir comment elle se répare, comment on va avoir un cal osseux qui va être bien fait ou mal fait, en fonction du traitement de l'individu.
Et si on veut pousser plus loin les études d'épidémie, on peut faire de l'ADN sur les squelettes humains.
On extrait de l'ADN, en général à partir des os du crâne, donc de l'os pétreux, l'os mastoïde qu'on a derrière le crâne.
L'ADN dedans est bien conservé, donc on va amplifier cet ADN pour essayer de voir les maladies du vivant de l'individu.
On peut également par l'ADN estimer le sexe de l'individu.
Donc, pour les carences alimentaires, on a des grandes familles d'observation.
En haut à gauche, vous avez les hypoplasies linéaires de l'émail dentaire, des stries horizontales qui vont se former sur la dent dès que l'individu va croître.
Et donc, plus l'individu va être carencé en vitamines A et D surtout, plus les stries sont marquées.
C'est aussi le symptôme d'une mauvaise alimentation et d'une maladie grave pendant l'enfance.
Donc outre les carences alimentaires, ça peut être un grave épisode de maladie pendant la croissance.
Sur la photo du bas, on a un frontal d'immature, donc d'enfant.
On voit en haut de la voûte orbitaire une partie un peu criblée, la "cribra orbitalia".
Là, on a affaire à une carence en vitamines B et C, et comme pour les hypoplasies, à une maladie durant l'enfance.
Ensuite, trouble très connu pendant toutes les périodes...
Ce que je dis là peut s'appliquer aux époques gauloise, antique et médiévale, avec à l'époque médiévale beaucoup plus de maladies qu'avant.
J'ai étudié pas mal de populations en Île-de-France, et du Xe au XVe siècle, les populations sont beaucoup plus atteintes que les autres, qui sont beaucoup plus saines.
Il y a plein de raisons à ça : l'alimentation, la religion, les périodes de disette...
Il y a plein de possibilités à ces différents troubles.
Donc, le rachitisme va se présenter avec une incurvation des os longs.
Ça va surtout concerner les os des membres inférieurs, fémur, tibia et péroné.
Il va y avoir une courbure assez facile à voir pendant la fouille et en post-fouille.
On pourrait aussi citer le scorbut, qui va se développer surtout au niveau des dents avec une perte des dents.
Mais beaucoup de maladies peuvent entraîner des pertes dentaires, donc on ne peut pas à chaque fois définir le diagnostic du scorbut.
On va entrer encore plus dans l'intimité des gens du Moyen Âge.
On a ce que beaucoup de monde a encore aujourd'hui, de l'arthrose.
C'est la photo du milieu en haut : on a deux vertèbres côte à côte, avec sur le côté des becs de perroquet, des poussées osseuses sur les os.
Une fois le cartilage de conjugaison bien usé par le travail, parfois par l'obésité également ou en raison d'une origine génétique, on va avoir la création d'ostéophytes sur les pourtours des os qui vont entraîner au fur et à mesure l'immobilisation entière du rachis, du coude ou du genou.
Il est fréquent de retrouver ce genre de lésion chez les squelettes humains qu'on peut fouiller partout en France.
Ensuite, le plus gros lot de pathologies qu'on retrouve, ce sont les fractures.
Souvent, c'est tibia et fibula, ça peut être également une fracture de la clavicule ou de l'avant-bras, des fractures de parade.
Par exemple, pendant un combat, pour se protéger, on met ses mains devant son visage et les premiers membres qui vont pâtir vont être les avant-bras, donc le radius et l'ulna.
Donc, on va retrouver souvent des fractures de cette partie-là.
Également, quand on va tomber, on va se rattraper sur les mains et se fracturer fréquemment les os des avant-bras.
Sur la petite photo du bas, il y a une bonne réparation de la fracture.
On a un tout petit cal osseux, donc ça a bien été réduit, l'individu a pu rester immobilisé assez longtemps pour que l'os se répare.
Par contre, pour la fracture qui est en haut, sur un fémur droit, une fracture dite "en baïonnette", les os ne se sont pas ressoudés l'un en regard de l'autre, il y a eu un décalage des deux os de l'os sectionné, et donc en se remodelant, ça a créé un énorme cal osseux qui n'a pas permis à l'individu de remarcher comme avant.
C'est une fracture assez rare malgré tout en archéologie.
Ce cas vient de Villemomble en Seine-Saint-Denis, lors de la fouille de la nécropole mérovingienne en 87.
On a également, maladie plus rare et qu'on retrouve à toutes les périodes, la maladie de Forestier et Rotès-Querol, qui va créer une coulée osseuse le long des vertèbres, comme sur la photo en haut à gauche.
Les corps vertébraux vont rester intacts, on n'aura pas d'arthrose sur les vertèbres, mais on va avoir une coulée osseuse assez importante.
Ça concerne surtout les vertèbres lombaires et les individus après 60 ans.
Donc, dès qu'on retrouve cette pathologie, on sait que l'individu a eu la chance de vivre assez longtemps.
Donc, c'est plutôt bon signe pour lui d'avoir cette maladie-là.
Sur les deux photos du bas à droite et à gauche, deux cas de fractures visibles sur le terrain.
Sur l'image en bas à gauche, une fracture chez un sujet carolingien vers 800 ou 900 après Jésus-Christ sur le site de Bondy, face à l'église Saint-Pierre-Saint-Paul de Bondy.
Cette sépulture va recouper une autre sépulture mérovingienne.
On voit le sarcophage en plâtre, la partie blanche sous l'individu.
On voit bien là un tout petit membre gauche et un plus grand membre droit qui n'a pas été fracturé.
Ça, c'est une fouille de 2007.
De l'autre côté de l'image, la photo représente une fouille de 2015, donc assez récente, sur une nécropole gallo-romaine.
Là, on voit bien sur la photo que le membre droit, qui est un tibia fibula, donc les os des jambes, sont beaucoup plus petits que ceux de gauche.
Il y a une fracture assez importante, donc l'individu ne s'est pas immobilisé ou la fracture n'a pas été réparée par les contemporains et elle a mal tourné, d'où une fracture en baïonnette où les os se sont chevauchés.
On va continuer dans le musée des horreurs.
Maladie qu'on retrouve encore aujourd'hui un peu partout, la polyarthrite rhumatoïde.
C'est une destruction des os du carpe.
En haut à gauche, on a un exemple de polyarthrite rhumatoïde sur un poignet gauche.
On voit bien que les huit os du carpe sont soudés entre eux, ce qui rend impossible la mobilisation de la main de l'individu.
La photo du bas montre une polyarthrite ankylosante, maladie assez rare qu'on retrouve à toutes les périodes, qui va ossifier complètement les vertèbres lombaires et le sacrum.
Et on va avoir, comme pour la polyarthrite rhumatoïde, une immobilisation complète de la colonne vertébrale de l'individu.
Ensuite, pour ne pas parler uniquement des individus plus pauvres des nécropoles, là c'est le syndrome de la goutte, le "podagre" comme on l'a appelé, qui était observé déjà par Avicenne au Xe siècle.
On voit cette maladie dans plusieurs nécropoles, donc l'hyperuricémie, qui est une surcharge en acide urique.
Et donc, on va avoir le premier métatarse qui va être rongé, avec un développement osseux sur l'avant.
On retrouve cette maladie dans plusieurs nécropoles.
Charlemagne était atteint de ce mal-là, ainsi qu'Henri VIII d'Angleterre.
D'autres rois avaient ça : Henri IV, Louis XIV et Louis XVIII ont développé la maladie de la monoarthrite du gros orteil.
Donc, un cas de poliomyélite, une maladie qu'on retrouve aussi souvent dans les nécropoles.
C'est un trouble qu'on va retrouver surtout au niveau des pieds.
Là, c'est le squelette de la reine Arégonde, qui a vécu au VIe siècle.
C'était l'une des sept épouses de Clotaire.
Elle était atteinte de poliomyélite qu'on voit bien au niveau des 3e, 4e et 5e métatarses.
Elle a été immobilisée pendant un bout de temps et on a retrouvé dans sa sépulture sa chaussure droite, usée d'une manière différente.
Donc là, on s'est basé à la fois sur l'observation des vestiges osseux et sur l'observation du mobilier présent dans la tombe et déformé comme le pied.
Également, quand on parle de douleur, de médecine, on pense aussi aux dents.
Les mandibules et les maxillaires sont des os très importants pour nous, parce qu'on peut voir dessus l'âge des plus petits.
On peut également dater de plus en plus l'âge des adultes avec la cémentochronologie, une technique de découpe de la dent qui permet de compter les cernes de la dent et d'estimer l'âge au décès.
C'est une méthode assez récente et porteuse.
Du coup, les dents sont une région assez importante pour l'anthropologue lors de l'étude des populations anciennes.
Les caries ne sont pas très fréquentes dans les populations du 1er Moyen Âge, donc, l'époque située entre 500 et 1 000.
On ne va pas avoir une grande masse de dents cariées.
Mais on va voir apparaître des sphères bucco-dentaires très abîmées à la fin du Moyen Âge lorsque le sucre de canne arrive réellement en Europe.
Les populations les plus touchées par les caries s'étendent du XVe siècle au XXe siècle, jusqu'à aujourd'hui, en fait.
Alors que les populations gauloises ont très peu de caries.
Donc, les caries ne sont pas le seul foyer de problèmes dans la sphère bucco-dentaire.
On a également des parodontites, des infections sous-jacentes au niveau de l'os.
L'os va être un peu détruit, des alvéoles vont se créer.
Sur la photo en bas à droite, on a des perforations causées par des infections qui ont mal tourné.
Également la présence de tartre, comme sur la photo en haut à gauche, où on a un dépôt de plaque dentaire assez important.
Il est possible également que le tartre soit sous-gingival, qu'il décolle un peu la gencive et que des bactéries entrent, créant des parodontites liées à la présence du tartre et à l'infection qui s'est développée dans la même région.
On trouve également des "caractères discrets" sur la photo en bas à gauche, des caractères propres à des familles ou à des individus, comme des os ou des dents surnuméraires.
Là, ce n'est pas forcément douloureux.
Il n'y a pas forcément de lien entre souffrance et os surnuméraires ou dents surnuméraires.
L'amputation est également quelque chose qu'on retrouve dans les nécropoles, pas forcément en grand nombre.
Ce sont en fait des soins ultimes.
Dès que la gangrène se développe, que des malformations entraînent des infections ou que des accidents entraînent une gangrène ou une infection du membre, l'amputation est une des solutions.
Là, c'est une nécropole à Serris, en Seine-et-Marne, une fouille menée il y a près de 25 ans sur une sépulture.
Vous voyez sur la photo l'absence des pieds, une section des membres au niveau de la cheville, à la partie distale du tibia et de l'ulna.
On a sectionné les membres de l'individu dont les pieds ont dû être déposés ailleurs ou qui est peut-être mort bien après l'amputation.
Également pour vous montrer que les cas d'amputation sont parfois assez ténus et durs à retrouver, sur un scanner en bas à droite, une amputation assez connue maintenant du cas de Buthiers-Boulancourt, en Seine-et-Marne, une amputation néolithique.
Donc déjà à l'époque, on pratiquait l'amputation.
On avait compris que la section d'un membre pouvait arrêter le développement d'une maladie.
Autre pratique, comme l'amputation qui est une pratique un peu ultime de la réparation de l'individu, on a donc la trépanation.
Ça consiste à enlever une petite pièce osseuse du crâne de l'individu pour éviter les céphalées, l'hypertension dans la boîte crânienne, les méningites ou les tumeurs importantes.
On va perforer le crâne de l'individu et chatouiller dedans pour enlever le mal.
On voit que c'est mal réossifié autour de l'os, donc l'individu meurt généralement peu de temps après la trépanation.
Sur le cas qui est en bas au milieu, on a une perforation de 22 mm sur 11 mm qui n'est pas du tout réossifiée.
Sur le cas de droite, en Espagne, on a une perforation avec un décollement de la table externe.
Avec un outil circulaire, ils ont dû curer au maximum l'os pour atteindre le crâne.
Celui-là non plus n'a pas de réossification autour.
Il a dû mourir assez rapidement après l'intervention.
Donc, la souffrance ultime, dernière, qu'on va avoir juste avant de mourir, comme pour la trépanation, en fin de compte : les châtiments, les crimes.
Là, on a des cas de fourches patibulaires, des lieux de jugement ou gibets, où on va torturer des individus et ensuite les tuer.
On retrouve généralement près de ces lieux, surtout dans l'est de l'Europe à l'époque médiévale, on va retrouver la construction de la fourche patibulaire et autour, plein de sépultures qui sont le résultat des supplices qu'on a pu exercer sur les condamnés à mort.
On voit bien sur la photo en bas à droite...
Je ne sais pas si c'est assez visible, mais on a le crâne de l'individu qui repose entre ses cuisses, donc on imagine une décapitation.
Le personnage un peu plus à droite repose sur le ventre les mains en l'air et les deux autres personnages à gauche n'ont plus leur crâne.
Donc, on imagine bien les décapitations et les supplices faits sur les individus juste avant leur mort.
Là, on parle de souffrances exceptionnelles, donc de coups portés, mais on n'a pas tant que ça de squelettes qui ont été maltraités ou blessés pendant les guerres.
On trouve peu de cimetières militaires à l'époque mérovingienne ou carolingienne.
On trouve parfois des coups portés, mais pas tant que ça.
Là, c'est un cas à Noisy-le-Grand où l'individu a reçu un coup à l'arcade sourcilière, une partie de l'os frontal est un peu décollée.
Ce sujet avait également un coup sur l'humérus et un coup sur le fémur.
Mais apparemment, ce n'est pas la cause de sa mort, car c'est assez bien réossifié au niveau de la voûte orbitaire.
Donc, on ne sait pas si c'est la cause de la mort ni si la cause est guerrière.
On associe souvent au Moyen Âge la violence extrême, mais il y a assez peu de cas squelettiques de maltraitances guerrières.
Dans la souffrance exceptionnelle, on trouve aussi les épidémies.
La plus grande est la peste de 1348, 25 millions de morts en Europe.
On a eu la chance, la malchance pour eux, de tomber sur une sépulture multiple de pestiférés à Bondy, au pied de l'église Saint-Pierre-Saint-Paul.
En dégageant d'une petite tranchée des sépultures mérovingiennes, on est tombé sur cet amas d'individus.
Or on sait que les sépultures multiples ne sont pas le signe d'une cause normale d'inhumation.
Normalement, le bon chrétien enterre son sujet tout seul dans une fosse.
Or là, on a plusieurs personnes qui, d'après la céramique datant des XIIIe, XIVe ou XVe siècles, ont été enterrées ensemble.
Ce n'est pas normal.
On trouve dedans hommes, femmes, enfants.
Voir sur le terrain à quels sexes on a affaire est assez facile.
On a fait une étude au carbone 14 pour avérer qu'on avait quelque chose de la fin du Moyen Âge, et ça n'a pas raté.
On a pu dater l'ensemble du XIVe siècle.
Ensuite, on a envoyé les ossements, enfin des dents des sujets pour une expertise ADN, et on a pu mettre en évidence le virus Yersinia pestis, du Dr Yersin qui avait découvert le virus de la peste.
On n'a pas trouvé que ça dans l'ADN.
Il y avait également la présence de Bartonella quintana, une bactérie qu'on retrouve aussi pendant la guerre de 14-18, la guerre des tranchées, puisque c'est une bactérie qui se développe en cas de manque d'hygiène important.
Sur les sépultures de Bondy, les squelettes de pestiférés qu'on a retrouvés avaient auparavant également une mauvaise hygiène générale et ils sont morts de la peste.
C'est un peu la double peine pour ces individus.
Bartonella quintana entraîne plus de douleurs, de souffrances, que la peste, qui est assez rapide.
On a deux-trois jours d'incubation et on meurt en autant de temps après.
Donc, c'est assez rapide de mourir de l'infection.
Ensuite, ce qu'on trouve rarement aussi, en bas, à gauche, un cas de lèpre, qui déforme un peu le squelette, et peut conduire à l'invalidité complète des membres.
C'est souvent les extrémités qui vont se déformer, mains et pieds.
Ensuite, maladie médiévale qu'on trouve beaucoup plus à l'époque moderne, Treponema pallidum, la syphilis, qui s'attaque au crâne et au tibia.
Le tibia est appelé "le chéri de la syphilis" car ça commence souvent à gonfler dans cette partie-là.
Schubert est mort de la syphilis.
Al Capone également.
C'est une maladie qu'on retrouve surtout dans les cinq derniers siècles.
Ensuite, si on prend un peu plus d'envol sur les maladies et la souffrance, pendant l'époque médiévale, il faut aussi prendre en compte la prise en charge de ces gens qui sont souvent handicapés.
Que ce soit lié à une fracture, à une maladie, à un problème de dos ou alors à une amputation, il faut prendre ces gens en charge.
En archéo-anthropologie, on peut mettre en évidence...
Si on regarde minutieusement les ossements, on peut voir les traces de béquillage.
Sur la photo en bas, à gauche, sur les différences d'ossements, on a pu voir sous la scapula, sous l'omoplate, une partie un peu déformée de la scapula, qui implique qu'il y avait un bâton sous le bras.
Donc, en regardant minutieusement tout le squelette, on a pu mettre en évidence des problèmes au niveau des pieds et donc, mettre en relation le problème de la scapula avec un possible outil qui a permis la mobilité de l'individu, et mettre en évidence la maladie au niveau des pieds.
Donc, là, on a un regard double sur différents os du squelette humain, pour arriver à une conclusion générale du sujet.
Maladie de Paget, très vieille, datant du néolithique, en haut à droite.
Une maladie qu'on retrouve rarement dans les fouilles, assez impressionnante, une maladie plutôt physique, qu'on retrouve sur tous les os, qui provoque une disgrâce, comme on le voit, assez prononcée.
Outre une souffrance physique, c'est une souffrance morale importante.
Encore une fois à Serris, en Seine-et-Marne, en bas, à droite, un cas d'achondroplasie, de personne de petite taille.
Ces personnes-là ont été inhumées dans la nécropole communautaire, sans être exclues du cimetière.
En général, les gens handicapés, infirmes, invalides, sont intégrés au cimetière communautaire.
Que ce soit pour l'époque médiévale ou gauloise, on retrouve toujours les gens qui ont des handicaps liés au squelette dans la nécropole communautaire, ce qui est rassurant pour l'Histoire.
Pour finir, la souffrance des individus au Moyen Âge est peut-être la souffrance qu'ils endureront quand ils iront en enfer purger tous leurs péchés.
Je vous remercie.
Modératrice.
-On a un micro à votre disposition, si vous souhaitez poser des questions à nos intervenants.
Auditrice 1.
-Bonsoir.
Merci pour votre intervention à tous les deux.
Je voulais vous demander, au cours de la seconde intervention, pour la détermination des maladies, par quel biais vous déterminiez l'origine parasitaire ou virale ?
Est-ce des bactéries, virus fossiles ou des prélèvements d'ADN ?
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-En général, des prélèvements ADN permettent de comprendre l'origine des maladies.
On passe ça à des médecins spécialisés, des paléopathologues, qui bossent en hôpital, qui ont des méthodes de travail permettant de nous dire si on a affaire à des virus, à des épidémies, par rapport aux pathologies.
On est archéologues uniquement, souvent, et on n'a pas accès à tout ça, après.
Auditrice 1.
-Merci.
Auditrice 2.
-Je voudrais savoir ce qui était préconisé contre la peste, au Moyen Âge.
Vous avez dit, me semble-t-il, qu'il y avait des prescriptions, de la prévention, à ce moment-là.
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-Tout à fait.
Oui.
Il a été assez vite établi que le médecin pouvait difficilement guérir les patients.
Quoiqu'il y ait aussi des personnes qui ont survécu à une peste.
Un chirurgien célèbre, Guy de Chauliac, raconte lui-même qu'il a eu la peste, à Avignon, et qu'il a survécu.
Mais après des semaines pénibles.
Alors, il y a énormément de précautions qui prennent en compte tout ce que je vous ai dit.
L'alimentation, l'air qu'on respire, les activités, etc.
Ça replace toujours la personne dans son environnement et dans sa personnalité.
Déjà, on essaie de voir s'il y a des prédispositions, suivant l'âge, suivant le lieu.
Les précautions, c'est un fourre-tout souvent.
Comme on pense que, puisque la maladie est épidémique...
Ça, on le remarque, et je l'ai dit, pour la peste de 1348, les nouvelles arrivaient.
À Paris, on savait qu'elle arrivait.
Elle était tout près.
La maladie épidémique est expliquée par une contamination de l'air.
C'est parce que tout le monde respire le même air, etc.
Donc, il faut essayer de purifier l'air.
On essaie de le purifier avec des plantes aromatiques.
Il y a des conseils d'hygiène qui n'ont peut-être pas fait de mal, à ce moment-là.
Des conseils d'hygiène interviennent.
Il y a des conseils alimentaires.
Et puis on conseille de se réjouir, de ne pas être triste.
Il y a tout un mélange de conseils.
Vous allez me dire : "Et la contagion ?"
On sait que la transmission de la peste, c'est un peu complexe.
Sauf dans le cas de la peste qu'on appelle "pulmonaire", qui a sévi, au début, à Avignon, et qui se transmet d'homme à homme par la respiration.
Sinon, c'est par l'intermédiaire d'une puce.
On discute pour savoir si c'est la puce du rat, de l'homme...
Mais c'est une contagion par l'intermédiaire de la puce.
Donc c'est plus difficile à mettre en relation.
Ceci dit, il n'y a pas de contradiction, au Moyen Âge, entre la reconnaissance d'une contagion et l'explication par l'air contaminé, parce qu'on dit : "La personne qui est malade va contaminer l'air et la personne à côté va respirer..."
Finalement, il y a, petit à petit, une reconnaissance de la contagion.
Dans ce cas-là, le conseil, c'est...
Parfois, on a des cas dramatiques.
Le conseil, c'est de s'éloigner, de s'éloigner des personnes malades, y compris de les abandonner.
Je mentionnais le chirurgien Guy de Chauliac, qui a écrit en 1363 sa "Grande Chirurgie", et qui décrit très bien le début de la peste noire à Avignon, qui a commencé, justement, par un épisode pulmonaire, donc extrêmement contagieux.
Il a des phrases absolument pathétiques, en disant que le père abandonnait son fils, son fils, le père...
Donc, la contagion était reconnue.
Les traités dont je vous ai parlé, qui sont très nombreux, préventifs, c'est un peu un fourre-tout, ils accumulent toutes les précautions, dont certaines pouvaient être utiles, d'hygiène : passer au vinaigre certaines choses.
On pouvait chasser les puces aussi.
Et d'autres étaient liées à leurs théories.
Auditrice 2.
-Pars vite et reviens tard.
Danielle Jacquart, puis auditrice 2.
-Comment ?
-Pars vite et reviens tard.
-J'ai pas compris.
-Pars vite et reviens tard.
Pars vite et reviens tard.
C'était préconisé pour la peste.
Pars vite et reviens tard.
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-Ah oui ?
"Pars vite et reviens tard."
D'accord.
J'avais pas compris, excusez-moi.
Il y a eu, effectivement, dans certaines villes, notamment à Milan...
Le duc de Milan a pris des précautions pour interdire la ville aux gens qui venaient.
La célèbre quarantaine de Dubrovnik.
Mais enfin...
C'est le XIVe siècle, la quarantaine de Dubrovnik.
Parce qu'il y a la peste noire, mais ce qu'il faut retenir surtout, c'est que, périodiquement, jusqu'au XVIe siècle compris, et il y aura la peste de Marseille en 1720...
Ça revient périodiquement.
Donc, tout médecin qui exerçait à partir du milieu du XIVe siècle jusqu'au XVIe siècle, a eu l'occasion dans sa vie de rencontrer la peste.
C'est presque inévitable.
Ça revient de manière récurrente.
Auditeur 1.
-Je voudrais savoir, comment dire, à quel moment apparaît l'alchimie, dans l'époque médiévale ?
Et était-ce utilisé aussi au niveau médical ?
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-L'alchimie...
Je vais répondre.
L'alchimie, c'est un peu...
Il y a des sources antiques, grecques, hermétiques, etc.
L'alchimie arabe a une grande influence aussi.
Disons qu'on date le début de l'alchimie occidentale du milieu du XIIe siècle, siècle très important pour tout.
Donc, avec la traduction d'un texte célèbre de l'arabe.
Dans les pratiques, ça émerge petit à petit.
Il y a des textes, mais dans les pratiques, ça devient assez courant, quand même.
À partir du XIIIème, XIVème, il y a des alchimistes.
Les textes conservés sont de différentes natures car, souvent, il y a une interprétation spirituelle.
Ils sont codés, on n'y comprend rien.
C'est très difficile.
Parfois, ce n'est pas sûr qu'ils décrivent de réelles manipulations.
Mais on sait qu'il y eut un savoir et des pratiques alchimiques.
Là aussi, l'archéologie peut nous renseigner.
On a conservé des restes de laboratoire alchimique.
On a conservé aussi tout ce qui concerne les pigments, le travail des métaux.
Pour en revenir à l'alchimie médicale, il y a une alchimie médicale qui se développe.
Des alchimistes écrivent des traités sur la médecine qui sont fondés sur la notion d'élixir.
Le but est de trouver un élixir qui va guérir toutes les maladies.
Et c'est mis en rapport avec la pierre philosophale qui va permettre la transmutation des métaux vils en or.
Donc c'est une réflexion qui est tout à fait liée.
Il faut trouver ce qui va permettre de régénérer complètement la matière, l'élixir ou la pierre philosophale, ça revient un peu au même.
Mais là où il y a eu aussi un apport, c'est dans la distillation.
C'est quand même sous l'influence des pratiques alchimiques que s'est développée la distillation à l'alambic, etc.
Donc, on a fait plein de choses avec l'alambic, notamment l'eau de vie, à partir du raisin, du vin.
Mais on s'est mis à distiller plein de choses.
Je vous parlais des bouillons de viande, des bouillons de volaille, passés à l'alambic avec des pièces d'or.
Ça nous paraît étrange, mais c'est préconisé justement par ce Michel Savonarole, le grand-père de Jérôme, un médecin très sérieux.
Donc, l'alchimie médicale existe.
L'histoire de l'alchimie est très complexe car il y a des côtés ésotériques, spirituels et complètement abstraits.
Et il y a des pratiques alchimiques qui relèvent de la chimie, d'une certaine manière, ou de la distillation, et dont on peut voir les effets dans les réalisations.
Donc, c'est très compliqué.
Mais on n'a pas attendu Paracelse, qui avait un système très différent et très imaginatif...
On n'a pas attendu Paracelse pour se servir de substances chimiques ou minérales.
C'est clair.
Auditeur 2.
-J'ai une question pour chacun de vous.
D'abord vous, Madame.
Vous avez parlé très peu de la thérapie par les plantes, or la phytothérapie existait.
Il y avait de nombreux jardins de simples, au Moyen Âge.
Danielle Jacquart, puis auditeur 2.
-J'en ai parlé...
-Très peu.
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-Oui, écoutez, justement, j'ai voulu montrer qu'il y avait autre chose.
Comme je l'ai dit, les jardins de simples, c'est l'image qu'on a, bien sûr, ça a existé, et ça existe toujours, d'une certaine manière, mais ce que j'ai voulu dire...
De toute manière, il est vrai que les ingrédients pharmaceutiques sont en grande majorité d'origine végétale, y compris à la fin du Moyen Âge.
Mais ils ne sortent pas tous du jardin d'un monastère.
C'est ce que je voulais dire.
Il y a un commerce qui se fait.
On importe.
Il y a des boutiques, des herbiers des apothicaires.
Tout n'est pas fait sur place.
On ne va pas seulement cueillir l'herbe dans son jardin monastique ou autre.
C'est ce que je voulais dire.
Bien sûr, les plantes sont là.
Elles sont traitées.
Il y a des règles pour les herboristes, les apothicaires, pour qu'ils ne les gardent pas trop longtemps, la manière de les sécher, de les conditionner.
Tout cela est très règlementé.
Mais ce que j'ai voulu dire, c'est que, justement, il n'y a pas que le jardin de plantes médicinales au Moyen Âge.
Ça existe dans les monastères, en grande partie, avant le développement de cette médecine.
Après, ils existent toujours, mais ce n'est pas là-dessus, désolée, qu'est fondée la médecine occidentale.
Auditeur 2.
-Oui, vous avez parlé de la datation des individus, à partir de coupe des racines dentaires, avec des cernes de croissance.
Je suppose qu'elles sont horizontales.
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-Oui, c'est horizontal.
Auditeur 2.
-Est-ce que ça s'apparente à la dendrochronologie, chez les plantes, dans les arbres ?
Des cernes de croissance.
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-C'est quasiment pareil.
Il faut enlever des dents monoradiculées aux individus, en général, des incisives canines.
On les met après dans une petite coque en résine.
Ensuite, on découpe la dent à la meuleuse pour ne pas que la dent s'éclate.
Ensuite, on va regarder à la binoculaire, on va compter plusieurs fois, comme pour les arbres, les cernes qu'il y a au niveau de la dent, à l'horizontale.
On va avoir un écart type d'environ 3, 4, 5 ans, ça dépend des individus et des sites.
On va avoir une marge d'erreur d'environ 5, 10 ans, pour estimer l'âge de décès de l'individu.
Ça marche uniquement sur les dents monoradiculées.
On travaille, avec des équipes de Nice et de Marseille, sur l'étude des coupes dentaires des dents bifides, donc des molaires et des prémolaires, pour avoir une corrélation entre les dents du fond et de devant, pour estimer l'âge le plus sérieusement possible.
Auditeur 2.
-Très bien.
Merci.
Auditeur 3.
-Bonsoir.
Merci pour votre exposé.
J'avais une question relative à la cautérisation.
Il me semble qu'on pratiquait ça au Moyen Âge.
Je pense notamment à certaines blessures par flèche, épée ou autre, sur lesquelles on la pratiquait.
Avez-vous un moyen de savoir si des cautérisations ont été effectuées ?
Deuxième point : était-ce une méthode utilisée...
Je pense au carreau d'arbalète qui a tué Richard Cœur de Lion.
Je crois que c'est la gangrène qui l'a tué.
Pratiquait-on ce type de "solution" pour des blessures de guerre ?
Le cas échéant, avez-vous retrouvé des cas de figure de blessures par arme, un coup d'épée ou des flèches retrouvées sur des individus ?
Merci.
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-Je n'ai pas de traces de squelette avec une cautérisation avérée.
On imagine bien qu'après une amputation, on a quand même cautérisé pour que ça arrête de saigner, pour arrêter l'infection, en fait.
Mais on n'a pas de preuves par l'archéologie pour ça.
Enfin, moi, non.
Mais ça existe sûrement.
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-On ne cautérisait pas toujours au feu, d'ailleurs.
On cautérisait avec ce qu'on appelait "les cautères potentiels", qui étaient des substances chimiques.
Auditeur 3.
-Surtout, pour stopper la gangrène, il n'y avait pas de moyen, à part amputer, comme vous le disiez.
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-Il n'y avait que ça.
Auditeur 4.
-Bonsoir.
Je voulais vous demander comment s'effectue le passage de savoirs entre une discipline et l'autre ?
Comment historiens et archéologues peuvent-ils travailler ensemble ?
Comment ça se passe ?
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-Le problème, souvent, c'est qu'on n'a pas beaucoup de passerelles.
Après, c'est une question de personnes.
Parfois, on rencontre des médecins ou des historiens.
Cyrille Le Forestier, puis Danielle Jacquart.
Des démographes aussi...
-Ça s'est fait.
Pas beaucoup pour le Moyen Âge, mais ça devrait se faire.
Ça s'est fait notamment pour l'Antiquité grecque.
Et, comme je l'ai suggéré, pour avoir une bonne vision des maladies qui ont existé à chaque période du Moyen Âge...
On a vu les Mérovingiens, les Carolingiens, la peste apparaît au XIVe siècle, les caries, au XVe...
Il faut distinguer les périodes, les groupes sociaux, etc.
Mais pour l'histoire des maladies, effectivement, l'alliance du travail de l'historien, qui lit les textes, et de l'archéologue et du scientifique, qui analyse les ossements, cette alliance est capitale.
Pour l'instant, elle s'est peu développée parce qu'on a des textes, des historiens pour les lire, des latinistes, etc., qui peuvent les comprendre.
Mais ce qui manquait jusqu'à présent, c'est un nombre suffisant de résultats de fouilles archéologiques.
Parce que si on a quelques exemples épars...
On a le cas de la peste, c'est intéressant car, pendant longtemps, il y a eu des controverses pour savoir si c'était vraiment la peste.
D'après les textes, on se disait que c'était la peste.
Mais il y a toujours des sceptiques.
Là, on a vu que c'était vraiment la peste.
La lèpre, c'est intéressant parce que, là aussi, l'historien a l'impression qu'à la fin du Moyen Âge, elle a tendance à disparaître.
C'est vrai que si on a des séries bien datées d'ossements, on peut avoir des idées.
Puis vous avez montré la syphilis.
Là aussi, il y a une controverse qui dure encore aujourd'hui, pour savoir si la syphilis vient du Nouveau Monde, donc si elle est apparue en Europe après la découverte de l'Amérique ou bien si elle était déjà là au Moyen Âge.
Personne n'est d'accord...
Il y a vraiment des théories diverses.
Et là, c'est vrai que les témoignages archéologiques peuvent nous renseigner.
Parce que dans les descriptions de maladies qui sont données avant les descriptions de ce qu'on appelait "le mal de Naples" ou "le mal français", donc la syphilis, à la fin du XVe siècle, on a des descriptions qui, finalement, pourraient convenir à la syphilis.
Mais aussi à toute autre maladie.
Donc, c'est vraiment le témoignage osseux, correctement daté, qui peut...
C'est capital, mais, comme je vous l'ai dit, il faut qu'on ait du matériel archéologique en suffisance, convenablement daté et interprété.
C'est en train de se faire.
-Il y a aussi un passif de l'archéologie française et de l'anthropologie : on s'est plus attachés à travailler sur la population ancienne, le néolithique, la préhistoire.
Il n'y avait pas d'intérêt pour les populations médiévales avant 50 ans.
Les grosses études ont été faites sur les populations de l'âge de pierre et presque pas de l'âge du fer.
Donc, c'est récent, ce regain d'intérêt pour les sépultures médiévales, même modernes.
Et même de la Guerre de 14-18.
Ce n'est que récemment que l'Inrap est amené à fouiller sur les chantiers de la Grande Guerre.
Donc, on dégage au fur et à mesure des sépultures de soldats.
Et on s'attèle de plus en plus à comprendre les rouages démographiques des populations médiévales modernes.
Avant, c'était limité au squelette de Néandertal, de Combe-Capelle, de Chancelade, on prenait uniquement le squelette bon à mettre au musée, et pas le squelette populaire, qui nous permettrait de retricoter l'histoire.
Maintenant qu'on en est là, il y a 20-30 ans qu'on s'intéresse aux cimetières médiévaux, on va pouvoir collaborer.
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-Exactement.
Auditrice 3.
-Bonjour.
Je voulais juste vous remercier pour vos interventions passionnantes et signaler que sur ces problématiques d'échange transdisciplinaire, il y a de plus en plus de collaboration entre le monde de la médecine, de la paléopathologie et des archéologues, et il y a eu, très récemment, en novembre dernier, un colloque international intitulé "Archéologie de la santé, anthropologie du soin", produit par l'Inrap et par le muséum national d'Histoire naturelle, qui se tenait au musée de l'Homme.
Il abordait toutes ces problématiques.
Il y avait un directeur scientifique, qui était anthropologue, archéologue, et un directeur scientifique médecin, spécialiste des pathologies anciennes.
La collaboration et la transversalité a vraiment pu se créer.
Ça va nourrir des projets de recherche, à la fois côté médecine et archéologie.
Et si ces problématiques-là vous intéressent, les actes de ce colloque seront publiés aux éditions "La Découverte" dans un an.
D'ores et déjà, les deux jours d'intervention du colloque sont disponibles, vous pouvez les visionner gratuitement en ligne sur le site de l'Inrap, "inrap.fr".
Toutes les interventions, y compris celles concernant la période médiévale.
C'est diachronique, donc ça concerne toutes les périodes, mais il y a également des interventions sur le Moyen Âge.
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-Si je peux me permettre, j'évoquerai la mémoire d'un de mes maîtres, au nom un peu compliqué à prononcer puisqu'il était d'origine croate, Mirko Grmek, qui a écrit un livre admirable sur les maladies à l'aube de la civilisation occidentale.
Il a étudié ce qui se passait en Grèce, au temps d'Hippocrate.
Lui-même était médecin.
En même temps, il connaissait les textes grecs et il était historien.
Et, justement, en appliquant cette méthode de paléopathologie, de lecture des textes...
C'est un exemple admirable car certains textes d'histoire d'Hippocrate ou de ses successeurs donnent des descriptions très succinctes des maladies.
Donc, en mettant cela en rapport avec ce qu'on a pu trouver au niveau de l'archéologie, et aussi, tout ce que les biologistes savent de l'évolution des virus, etc., on pouvait mettre tout cela en harmonie.
Le problème, c'est que pour certaines périodes, on n'arrive pas toujours à mettre tout en harmonie.
Je vous parlais de Mirko Grmek, qui était assez connu au moment de l'arrivée du sida, puisqu'il a écrit "Histoire du sida", traduit en plein de langues.
Il a fait des interventions télévisées, en disant, justement...
Pour un historien et médecin, en même temps, c'était un cas intéressant d'une maladie, qui n'était pas nouvelle, qui s'est développée à un moment où on venait de découvrir le type de virus qui pouvait donner lieu à cette maladie, et, en même temps, à un moment où elle a pris cette ampleur pandémique, à cause des moyens modernes de circulation, de communication, etc.
Donc, ce souhait, ce rêve, de mettre en liaison médecine, anthropologie, archéologie et histoire, c'est un rêve déjà ancien, si j'ose dire, de 20 ou 30 ans, et qui est possible dans certains cas.
Et quand c'est possible, il faut s'y engouffrer.
Auditrice 4.
-Bonjour.
Je me posais une question par rapport aux images de fractures que vous avez montrées, surtout celles qui ne sont pas consolidées et celles qui le sont mieux, avez-vous pu repérer, au cours de l'évolution du Moyen Âge, une période pendant laquelle il y a plus de fractures consolidées, qui représenteraient une meilleure prise en charge médicale, en tout cas chirurgicale, par rapport à avant ?
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-C'est l'inverse, souvent, qui se passe.
Danielle Jacquart, puis Cyrille Le Forestier.
-Mérovingiens, Carolingiens, attention.
-J'ai vu en Seine-Saint-Denis, en comparant des gens qui vivaient sur le même territoire, de l'époque gauloise, du IIIe siècle avant JC jusqu'au XVe, et on se rend compte que les populations gauloise ou gallo-romaine ont peu de fractures.
Et quand ils en ont, c'est assez bien réduit.
Moi, je suis purement terre à terre et archéologue, donc j'ignore pourquoi ça se passe comme ça.
Sont-ils immobilisés ?
Prend-on soin d'eux ?
Ont-ils des attèles ?
À l'époque mérovingienne, ça va encore à peu près.
Par contre, à l'époque carolingienne, les vrais problèmes commencent pour les gens de Seine-Saint-Denis par rapport à l'état sanitaire général.
On a plus de maladies et les fractures sont moins réduites.
Donc, faut-il toujours travailler, que la personne qui s'est fracturé le membre aille encore besogner au champ ou à la carrière ?
Alors qu'avant, on avait peut-être le choix de s'arrêter, de déléguer.
En tout cas, on voit qu'il n'y a pas de prise en compte des factures en Seine-Saint-Denis, à ces époques-là.
Ça arrive un peu après peut-être, XVIe, XVIIe, XVIIIe...
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-Non, avant.
Cyrille Le Forestier, puis Danielle Jacquart.
-Pas en Seine-Saint-Denis.
-Moi, je suis partie du XIIIe siècle.
Durant la période carolingienne, il y a des chirurgiens, mais bon...
-C'est une classe différente.
-Dans les cours.
Je ne dis pas que c'était miraculeux.
Mais enfin, il faut vraiment distinguer l'époque mérovingienne, l'époque carolingienne, de ce qui se passe à partir du XIIIe siècle.
Et puis, aussi, il faut voir le type de population.
À Bondy, à l'époque gallo-romaine, était-ce le même type de population qu'à l'époque carolingienne ?
-Non, sûrement pas.
-Au niveau social, je veux dire.
Bon, voilà.
Il y a tout ça.
Pour les fractures, c'est vrai que ça dépendait du milieu où on vivait, même au XIVe siècle.
Il y avait des chirurgiens capables de réduire, comme on le faisait dans l'Antiquité, de façon convenable, mais il fallait encore que les gens fussent pris en charge.
C'est ça, la question.
Voilà.
Auditrice 5.
-Bonsoir.
Merci pour vos présentations.
J'avais une question pour M. Le Forestier.
Je me demandais, les squelettes que vous déterriez, qu'en faisiez-vous après ?
Je voyais que vous coupiez des dents...
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-Voilà.
Oui, oui.
C'est un problème, justement.
Auditrice 5.
-J'ai l'impression qu'on perd un peu de matériel très ancien.
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-Vous avez raison.
Auditrice 5.
-J'aimerais savoir ce que vous en faites.
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-Une fois que le squelette est fouillé intégralement, on essaie de ne rien rater sur le terrain, on fouille même minutieusement les remblais dessus, puisque beaucoup de cimetières se mettent sur les autres.
Parfois, on a des cimetières qui vont du IIIe au XVe siècle, donc les tombes les plus récentes vont couper celles qui sont antérieures, et on va avoir les os des Mérovingiens dans le comblement des tombes du XVe.
Donc, on fouille très minutieusement, ce qu'on ne faisait pas avant, même les remblais des tombes récentes pour avoir des informations sur les gens les plus anciens.
Du coup, on va inventorier ça correctement, mettre des numéros à chaque individu, de 1 à N, ainsi qu'aux remblais.
Après, quand ça arrive au laboratoire, on fait un choix car on a des impératifs de rendus de rapports, de recherches scientifiques, de publication d'articles pour comparer avec des collègues pour que la science avance encore.
Donc, forcément, ça va passer par une destruction du mobilier osseux, pour l'ADN, pour la cémentochronologie, pour une étude en laboratoire sur une coupe d'un os, pour voir comment s'est réparée la fracture, pour du prélèvement de carbone 14...
Il y a plein d'études qui vont détruire l'os, mais on essaie de documenter au maximum l'os qu'on va détruire.
Par exemple, si on a une canine pour la cémentochronologie, on va la décrire complètement, la photographier et décrire les différents aspects, l'hypoplasie dessus, les maladies, puis on se dit qu'on a assez documenté.
Mais dans un siècle, on nous reprochera de ne pas avoir assez documenté, comme on le reproche aux fouilleurs d'il y a un siècle.
Donc, on essaie de détruire l'os au minimum, pour le conserver.
Après, c'est mis dans des boîtes en carton ou en plastique et conservé dans des grands dépôts, de l'État, en général, sinon des dépôts de l'Inrap.
Donc, on stocke des milliers de squelettes humains, pour y revenir dans 30, 40, 50 ans, dès qu'il y aura de nouvelles études, reprendre ces os, pour encore les perturber un peu plus.
Auditeur 5.
-Bonsoir.
Vous avez pointé, tout à l'heure, la différence très nette de l'espérance de vie, aux époques gallo-romaine et mérovingienne.
À l'époque mérovingienne, le climat était très rude et froid, alors qu'à l'époque gallo-romaine, il était au moins aussi chaud qu'aujourd'hui.
Certains pensent qu'il était largement aussi chaud qu'aujourd'hui.
Cela suffit-il à donner une explication...
Évidemment, ce n'est pas suffisant, mais ce climat qui évolue peut-il être responsable...
Il y avait autant de guerres, d'épidémies, à l'époque gallo-romaine qu'à l'époque mérovingienne.
Donc ce n'est pas ça qui explique la mortalité des jeunes.
À l'époque gallo-romaine, la mortalité était comparable à la nôtre.
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-C'est une question très vaste, les causes réelles de la mortalité archaïque.
On n'a pas de billes pour comprendre.
On s'appuie sur beaucoup de populations pré-jennériennes, avant le vaccin contre la variole, avant 1800.
On n'a pas de référentiels pour dire si c'est une population défavorisée ou bien ou mal.
Il nous faut plus de référentiels, de tables de mortalité des populations modernes à appliquer aux populations archéologiques.
Je ne crois pas que la différence de climat soit assez notable pour qu'on puisse en déduire des mortalités plus ou moins fortes, à différentes époques.
On travaille en ce moment sur un programme avec l'Ined, sur des études démographiques, on monte un partenariat Inrap-Ined.
On essaie de mettre en évidence une crise de mortalité qui a dû avoir lieu entre les Ve et VIe siècles.
On a pris plein de chantiers du Nord de la France, au-dessus de la Loire et des sites de Normandie.
On réunit des milliers d'estimations d'âge et de sexe au décès, pour mettre en évidence ces crises de mortalité-là.
Donc c'est plutôt du côté de l'histoire qu'il faut trouver les vraies raisons d'une mortalité plus ou moins forte.
Mais c'est souvent difficile de savoir de quoi sont morts les gens.
Ce n'est pas parce que le squelette a une maladie pouvant entraîner la mort, qu'il en est mort.
On peut avoir la peste et recevoir une flèche.
Comment ?
L'alimentation aussi, oui.
La variété de l'alimentation.
C'est aussi une question de population : plus on a de monde, plus c'est difficile d'acquérir les besoins élémentaires à la survie.
On le voit à l'époque gauloise, pour en revenir aux Gaulois de Bobigny.
On a pu fouiller une partie de l'habitat des gens morts.
Donc, on a l'habitat et la nécropole qui va avec.
C'est rare d'avoir le village et la nécropole à côté.
On a, en général, des bribes de villages et de nécropoles.
Sur Bobigny, on a la chance d'avoir l'habitat et la nécropole.
On voit que les fossés d'enceinte des grandes fermes sont remplis d'os animaux variés.
Porc, mouton, chien, cheval...
On a tout ce qu'il faut pour une alimentation variée.
Il y a une opulence alimentaire assez importante.
Et quand on fait la démographie de ces gens-là, par rapport à d'autres populations, on voit que c'est une population favorisée, dans le secteur.
Nanterre aussi.
C'est lié, sûrement, l'alimentation et les espérances de vie à la naissance des individus.
Auditeur 6.
-Vous avez parlé de la formation des médecins dans trois universités, puis après, ailleurs, je voulais savoir...
les médecins devaient être rares.
Il y en avait peu, je suppose ?
Et ils s'occupaient peut-être plutôt des gens favorisés, des gens riches.
En ce qui concerne la différence de mortalité, il faut se rendre compte que les Romains pratiquaient les bains.
Donc, au point de vue hygiène, ils étaient peut-être mieux que les gens venus après.
Et les règles d'urbanisme étaient différentes.
Il y avait des égouts, de l'eau, des choses qui se sont perdues après.
Est-ce que ça pourrait expliquer la différence de mortalité ?
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-C'est plutôt pour toi...
Je peux répondre sur la première partie.
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-Les villes médiévales, c'est vraiment le Moyen Âge tardif.
Sous les Mérovingiens et Carolingiens, on n'a pas de villes insalubres et de déchets partout.
Même si les Romains se lavaient, on voit aussi qu'à l'époque médiévale, beaucoup de bains sont encore présents, il n'y a pas une disparition complète de l'hygiène à l'époque médiévale.
Encore une fois, c'est un peu une idée reçue de croire qu'à l'époque gallo-romaine, on a des thermes et on vit très bien...
On fouille des thermes, donc on peut les voir.
Mais c'est un système romain dont on a hérité, à l'époque gallo-romaine.
Par contre, à l'époque médiévale, il y a des étuves pour se laver.
Donc c'est plutôt un biais de l'archéologie qui a fait dire à la science que, à l'époque médiévale, on était beaucoup moins propres qu'à l'époque gallo-romaine ou romaine.
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-Sur le nombre de médecins universitaires, quelques études ont été faites.
Petit à petit, au XIVe, XVe siècle, ils commencent à occuper les villes.
Et pas seulement au service des plus aisés.
Pas seulement.
Quand on calcule, je l'ai fait jadis, dans un livre, pour la France...
Quand on a des sources, on voit que, finalement, le nombre de médecins n'est pas si dérisoire, dans les villes.
Ça croît au fur et à mesure qu'on avance dans la période.
Et ils ne sont pas tous au service des rois, des princes et des riches.
Les municipalités embauchent des médecins pour soigner les pauvres.
Je ne vais pas vous décrire un paysage idyllique non plus.
Mais je veux montrer qu'il y a une évolution.
Dans les campagnes...
Si Balzac a écrit un roman sur un médecin de campagne, c'est que le médecin de campagne n'arrive qu'au XIXe siècle.
Donc on voit l'évolution qui part de la création des universités, au XIIIe siècle, et qui s'amplifie, pour arriver jusqu'à nous.
C'est vrai que ça a été parfois un processus lent, notamment dans les campagnes.
Et, maintenant, les médecins ne veulent plus non plus s'installer à la campagne.
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-C'est un retour aux sources.
Auditeur 7.
-J'avais une question toute simple.
Vous avez dit tout à l'heure que, pour la peste noire, en 1348, il y avait eu 25 millions de morts.
Enfin, il m'a semblé.
Je voulais savoir comment on a pu déterminer un chiffre aussi précis, sachant qu'il devait y avoir tout un tas de maladies, la tuberculose ou je ne sais quoi.
Comment a-t-on déterminé ça ?
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-C'est par rapport à ce qu'on connaissait de la population complète d'un village, en comptant le nombre de pestiférés morts dans les sépultures.
Malgré tout, on n'a pas des masses de cimetières de pestiférés, en France.
C'est juste un nombre par rapport à ce qu'on estimait de la population du village.
C'est un prorata.
Si on a tant de pestiférés, on imagine qu'il y a tant de monde dans le village, donc qu'il y a tant de morts.
Mais c'est une estimation très large, entre 20 et 40 millions de morts.
C'est très fluctuant.
Pour revenir sur les registres de l'Hôtel-Dieu de Paris, par exemple.
On a conservé beaucoup de registres.
C'est un vrai travail de statisticien historien, de dépouiller les registres de mortalité, surtout dès qu'il y a plus de traces, vers le XIVe, plus XVe, XVIe.
La grande peste noire, c'est difficile d'avoir des registres complets de la mortalité.
Cyrille Le Forestier, puis Danielle Jacquart.
Ce sont des estimations.
-Qui sont revues périodiquement par les historiens.
Mais il est vrai que la peste de 1348 a été terrible.
On le voit, d'ailleurs, quand on suit des personnages connus, même parmi les médecins, un certain nombre sont morts en 1348.
Mais, en plus, on a des registres, on a des sources...
Bon, ce n'est pas une science exacte.
On a des estimations qui sont revues périodiquement, mais on sait que ça a été un terrible fléau.
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-Il y a un biais entre ce qu'on retrouve en archéologie en pestiférés et ce qui existe dans l'histoire.
C'est un mystère qu'on retrouve si peu de squelettes atteints de la peste, à l'époque médiévale.
Et on arrive à voir les sépultures de pestiférés.
Ce sont de grosses fosses où sont mis hommes, femmes, enfants, dans les phases dernières de la peste, dans l'urgence.
Quand on fouille des sépultures, on voit bien les contours de la fosse.
On sait si un corps est seul ou pas.
On voit bien les gens enterrés à plusieurs.
On devrait avoir des tonnes de pestiférés, mais pas du tout.
Où sont-ils ?
C'est après, la chaux.
En 1348, on ne l'utilise pas du tout.
Et puis la chaux ne détruit pas...
On verrait quand même les grosses fosses.
Maintenant, on arrive à voir les différents lots funéraires, donc on pourrait voir s'il y a une poudre blanche, un truc qui détruirait les os et on arriverait à l'hypothèse de la peste.
Mais là, pas du tout.
On a plein de cimetières où on a des gens inhumés séparément, et, parmi ces gens-là, pas beaucoup de pestiférés, en fin de compte.
Auditrice 6, puis Cyrille Le Forestier.
-J'aimerais vous demander...
-On verrait des crémations, puisque ce n'était pas comme maintenant où on arrive à réduire un corps en cendres.
Là, c'était de la crémation de corps, il n'était pas complètement en cendres.
Donc il reste beaucoup d'ossements.
À l'époque gauloise ou à l'âge du bronze, ils brûlent des corps, mais il reste beaucoup d'ossements, bleus, blancs, gris.
S'ils étaient brûlés dans l'urgence, on ne pourrait pas avoir une combustion très longue et forte, donc ce serait rapide.
Donc on aurait des traces d'ossements brûlés.
Auditrice 6.
-On observe un grand retour des médecines, qu'on qualifie peut-être abusivement de "naturelles", des médecines du Moyen Âge, qui se basent sur les tempéraments, les constitutions...
Je voulais savoir quel regard vous portiez sur ce retour et comment vous l'expliquiez.
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-C'est à moi que ça s'adresse ?
Auditrice 6.
-Oui, effectivement.
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-Bon...
comment dire ?
Je pense que, même s'il y a un retour aujourd'hui sur des théories et des pratiques médiévales, il se fait avec toutes les connaissances que nous avons aujourd'hui.
Je vais répondre un peu autrement à la question.
C'est la grande question qu'on se pose : tous ces remèdes qui étaient conseillés, abondamment décrits, qui ont été utilisés durant des siècles, quelle efficacité avaient-ils ?
C'est très difficile de le dire.
Parce que même si on sait...
Les scientifiques peuvent déterminer que telle plante a une vertu pour guérir telle ou telle chose.
Ce qui est difficile...
Cette plante est incluse dans tout un procédé pharmaceutique, avec des doses, etc.
Déjà, les doses sont très mal indiquées.
On a du mal à reconstituer un ingrédient pharmaceutique médiéval et à en mesurer l'efficacité, même si on démontre aujourd'hui que telle plante a une vertu spécifique.
Donc, même s'il y a un retour, aujourd'hui...
Pourquoi ?
Je n'en sais rien.
Défiance à l'égard de la médecine contemporaine.
Ce sont des choix personnels.
Je crois que ce n'est jamais un véritable retour car, je le répète, c'est un retour remis dans les conditions actuelles, avec tout ce que nous savons aujourd'hui, y compris sur les vertus de certaines plantes.
Qui ont dû être découvertes aux premiers temps de la médecine par observation, mais qui, après, ont tellement été incluses dans un système interprétatif et des procédés, que c'est difficile de mettre en évidence l'efficacité qu'elles ont pu avoir.
Il a bien dû y avoir une efficacité, quand même, de tous ces traitements médicaux pour certaines maladies, sinon...
Mais bon...
Mais pas pour la peste, pas pour la tuberculose, pas pour la variole, etc., etc.
Le choléra n'est pas médiéval, donc on est tranquille !
Et même la coqueluche...
Ce sont des maladies très graves, les maladies infectieuses, infantiles.
Certains enfants survivaient.
Elles ne sont pas nécessairement mortelles.
Mais enfin, c'était des maladies qu'on ne savait pas guérir rapidement.
Modératrice.
-La dernière question.
Auditeur 8, puis Danielle Jacquart.
-Je voudrais que vous reveniez sur la chirurgie à l'époque médiévale.
En fait, avant l'époque médiévale, il y avait déjà des instruments...
À l'époque romaine, on pratiquait déjà la chirurgie.
Des instruments sont passés à la postérité.
Pouvez-vous en parler ?
-Je n'ai pas parlé de chirurgie.
En une demi-heure, c'est difficile de parler de tout.
Donc, la chirurgie...
Effectivement, depuis l'Antiquité, depuis Hippocrate, il y a de magnifiques traités sur les fractures, avec des dessins hérités, d'ailleurs, de représentations antiques et que les humanistes vont amplifier.
Donc on savait réduire des fractures, des luxations, depuis l'Antiquité.
Au Moyen Âge, que se passe-t-il ?
Pour la période du haut Moyen Âge, on ne sait pas très bien car on n'a pas de sources.
On sait qu'il y avait des chirurgiens qui faisaient des amputations, mais on ignore quelle formation ils avaient.
Comme on le sait, en France notamment, en Italie, c'est un peu différent, mais les chirurgiens, au Moyen Âge, n'ont pas eu la même formation que les médecins.
En général, ceux qui pratiquaient de manière courante acquéraient leur métier par apprentissage auprès de maîtres, de leurs pairs, etc.
L'entrée à l'université de la chirurgie, c'est à l'époque moderne, après un long combat.
Donc il y a une pratique de la chirurgie.
Dans les périodes anciennes et au Moyen Âge, on n'ouvrait pas le corps pour opérer de l'appendicite.
On traitait essentiellement les blessures, tout ce qui apparaissait à l'extérieur du corps.
Et même, les plaies profondes, en cas de guerre, les chirurgiens qui ont écrit nous disent : "Si c'est dans l'abdomen, laissez tomber".
Pour les risques d'infection.
Le grand problème, c'est l'infection.
Donc, il y a une chirurgie, bien sûr, qui se développe parallèlement à la médecine ou même, en harmonie, parfois, et des chirurgiens praticiens.
On a vu la trépanation, là, de quelle époque ça date ?
Cyrille Le Forestier, puis Danielle Jacquart.
-C'est médiéval.
-De quand ?
-Du XIIIe, le cas du milieu, et l'autre, du XVe, je crois.
Le dernier.
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-Donc, la trépanation c'est quand même une aventure, qui n'était pas pratiquée...
Dans des civilisations autres que les nôtres, il y avait des trépanations rituelles.
Mais là, ce n'est pas le cas.
Là, ça devait être dans le cas de tumeurs...
Cyrille Le Forestier, puis Danielle Jacquart.
-C'est rare.
-C'est extrêmement rare.
C'est décrit, mais peut-être pour des personnages importants, non ?
Cyrille Le Forestier, archéo-anthropologue, Inrap.
-Peut-être, oui.
Danielle Jacquart, historienne médiéviste.
-Donc il y avait de la chirurgie, oui.
Mais, comme je l'ai dit, on n'ouvrait pas le corps pour soigner une maladie.
Ou bien le corps était ouvert de lui-même par blessure, ou bien on soignait les blessures et tout ce qui était apparent.
Sans anesthésie, sans asepsie, il ne valait mieux pas.
Les calculs, déjà...
Les chirurgiens sérieux se contentaient des calculs vésicaux et encore, on essayait d'autres moyens, dont le sang de bouc et l'huile de scorpion.
Pour les extraire, on recourait à la chirurgie vraiment très exceptionnellement.
Et les calculs rénaux, certainement pas.
C'était pour les charlatans.
Parce qu'on savait bien que ce n'était pas possible.
Modératrice.
-Merci infiniment, on va s'arrêter là pour ce soir.
A écouter (1:51:03)
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