Ouvert du mardi au samedi de 9h30 à 18het jusqu'à 19h le dimanche.
Grotte Chauvet, l'aventure scientifique
La grotte Chauvet, dans la peau des scientifiques. Livre jeunesse
L’imaginaire collectif retient du Moyen Âge la chevalerie, les châteaux forts et les cathédrales. La réalité de ces mille ans d’histoire (Ve - XVIe siècle) est plus riche et plus contrastée comme en attestent les recherches récentes en archéologie et en histoire. Comment l’homme médiéval se représente le monde ? Quelles sont ses connaissances en astronomie, en médecine ? Quels sont ses croyances et ses rites ?
Quelles relations l’homme médiéval entretenait-il avec les animaux, les végétaux ? Quels sens donnait-il aux couleurs ? Quel monde sensible était le sien ?
Michel Pastoureau, historien médiéviste, directeur d'études à l’École pratique des hautes études (EPHE).
Les émotions des femmes et des hommes au Moyen Âge, vécues et exprimées de façon intense, possédaient leur rationalité propre, entre usages sociaux quotidiens et manifestations extraordinaires. Pour soulager leur chagrin, les parents éprouvés par la perte d’un enfant s’adonnaient à la pratique du répit.
Avec Damien Boquet, historien, maître de conférences à l'université d'Aix- Marseille ; Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap.
"Cité des sciences et de l'industrie" Les conférences "Dans la tête de l'homme médiéval" mardi 25 avril 2017 à 19h "L'expression des émotions au Moyen Âge" "Avec Damien Boquet, historien, maître de conférences à l'université d'Aix-Marseille, et Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap." En partenariat avec Inrap Avec le soutien de Pour la science, Cerveau & Psycho. Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille. -Merci infiniment à la Cité des sciences pour cette invitation, en particulier à Sabine Hug, qui nous a parfaitement guidés jusqu'aujourd'hui. C'est vrai que c'était un peu difficile de venir du sud de la France, mais voilà, j'y suis. Je ne dis pas "j'y suis, j'y reste", mais pour l'instant, j'y suis en tout cas. Quand nous parlons d'émotions aujourd'hui, voire quand nous les vivons, il est très tentant de les considérer comme des réalités universelles. Qui douterait, en effet, que les femmes, les hommes de la Chine ancienne, de la Grèce au temps de Périclès ou de l'Occident médiéval ressentaient, comme nous, de la peur devant le danger, de la tristesse face au malheur ou de la joie, lorsque arrive un évènement heureux. Mais alors, si les émotions sont universelles, si elles sont identiques en tout temps et en tout lieu, il faut bien admettre qu'elles n'ont pas d'histoire, ou qu'elles relèvent de l'histoire naturelle, comme le pensait Darwin, de l'histoire de l'espèce, et très peu finalement de l'histoire culturelle et sociale, qui ne serait que le décor changeant dans lequel s'animent des émotions qui, elles, ne changent pas. Et pourtant, les textes ou les images qui nous sont parvenus du Moyen Âge nomment et montrent des émotions qui semblent avoir été primordiales pour les femmes et les hommes de cette époque et qui résonnent étrangement à nos oreilles. Qui pourrait témoigner avoir déjà ressenti de l'acédie, de la componction, ou de la dilection ? Et pourtant, ces émotions ne sont pas seulement des mots étranges pour dire des émotions banales auxquelles nous donnerions un autre nom, elles qualifient bien des ressentis spécifiques qui échappent largement aux sensibilités modernes. Ainsi par exemple, la componction n'est pas seulement la douleur du remords, elle renvoie à une forme très précise de repentir qui mêle la tristesse face au péché et la consolation dans l'espérance du pardon. Aussi, la componction peut être délicieuse à celui ou à celle qui la ressent, et rendre douces les larmes qu'il ou elle verse. Un autre exemple d'émotion qui s'est un peu perdue dans les couloirs du temps, et qui ne touche pas cette fois seulement la vie religieuse : la vergogne. La vergogne est l'une des émotions principales au Moyen Âge, et aussi dans l'Antiquité, associée à l'honneur, donc, une valeur centrale pour les médiévaux, et ce dans toutes les couches de la société. Elle donne même naissance à une catégorie sociale protégée par l'Église, que les sources appellent "les pauvres vergogneux", à savoir des nobles ou des bourgeois qui sont tombés dans la pauvreté, et qui sont, pour cette raison-là, protégés par l'Église de façon à ce qu'ils ne soient pas contraints à la mendicité. Que savons-nous aujourd'hui de cette fameuse vergogne ? Nous savons certes reconnaître ceux qui n'en ont pas, ceux qui sont "sans vergogne". Mais n'est-ce pas étrange finalement que ne nous ne disions jamais : "elle, ou il, a de la vergogne !". La raison en est peut-être que, si nous avons conservé dans le langage des traces de cette émotion propre aux "sociétés à honneur", comme disent les anthropologues, nous ne vivons plus selon ces mêmes valeurs ; du moins, pas avec la même intensité. Au Moyen Âge, la vergogne, "verecundia" en latin, désigne une forme très particulière de honte, à savoir une honte par crainte de l'infamie. La vergogne peut être une expression du remords mais le plus souvent, c'est une honte par anticipation, c'est le fait de se sentir honteux à l'idée, seulement à l'idée, de subir le déshonneur. À ce titre, la vergogne est une émotion de régulation sociale très importante, parce que c'est une émotion morale qui nous avertit que nous sommes sur le chemin, sur le point de déchoir au regard de la société. Comme l'illustre l'exemple antique de Lucrèce, abondamment repris par la peinture, en particulier à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, celui, ou celle, qui a de la vergogne préfère la mort au déshonneur. Cette très rapide revue de quelques fossiles d'émotions peut nous convaincre que les émotions ne sont pas seulement dans l'histoire, mais qu'elles ont une histoire étroitement déterminée par les contextes culturels et sociaux. Comme tout ce qui est culturellement construit, les émotions naissent, vivent, et parfois disparaissent du corps social, et donc, on peut le supposer, également des corps individuels. Mais alors, si l'historien reconnaît que l'émotion est un objet digne d'histoire, pourquoi cela fait-il 20 ans à peine qu'on parle et qu'on tente de faire une histoire des émotions ? Cette impression est en partie faussée par la nouveauté du vocabulaire. En réalité, cela fait bien longtemps que les historiens reconnaissent une place aux passions, voire aux sensibilités. On pourrait remonter, pour le démontrer, jusqu'à l'Antiquité, jusqu'à Thucydide ou à Tite-Live, mais je n'irai pas aussi loin. Je me contenterai de convoquer le génie de Michelet qui, dans son histoire de France, accorde une place centrale aux émotions. Non seulement, pour Michelet, les passions motivent les actions des puissants, mais c'est même par la passion que les peuples entrent dans l'histoire. Qu'est-ce qu'un peuple en acte sinon une somme disparate d'individus qui sont mus par une même joie, une même colère, un même désir ? C'est si vrai pour Michelet qu'il confère à chaque période de l'histoire de France une sorte de personnalité émotionnelle, un tempérament pourrait-on dire. Ainsi, comme vous le voyez sur cette citation, Michelet voit le Moyen Âge comme "un âge d'angoisses et de souffrances" qui finit, dit-il, par s'épuiser avant qu'adviennent "les joies et les grandeurs" des Temps Modernes. Mais cette citation de Michelet nous apprend également que la fascination de l'historien pour l'émotion est peut-être avant tout une fascination du conteur pour la rhétorique. Michelet ne parle jamais mieux du rôle des émotions dans l'histoire qu'en mettant en scène les siennes propres afin de susciter l'adhésion émotionnelle de son lecteur. En réalité, les historiens de toute époque se sont adressés aux émotions de leur auditoire car, en bon lecteurs d'Aristote et de Cicéron qu'ils étaient, ils savaient que l'émotion est un puissant instrument pour convaincre. Mais Michelet, parlant du Moyen Âge émotif, nous apprend aussi autre chose qui va nettement influencer la façon de prendre en compte les émotions. Pour lui, les hommes et les femmes du Moyen Âge sont émotifs parce que ce sont de grands enfants, des êtres attachants quelque peu immatures, incapables de réfréner leurs pulsions, toujours, en tout cas, dans la spontanéité émotionnelle. C'est cette même perception de l'émotion qui fera dire au grand savant néerlandais Johan Huizinga, au tout début du XXème siècle, que les médiévaux sont des "géants à tête d'enfant qui oscillent entre la peur de l'enfer et des plaisirs naïfs, entre la cruauté et la tendresse". Et lorsque Lucien Febvre, l'un des fondateurs de la fameuse école des Annales, Lucien Febvre, à la fin des années 1930, lorsqu'il lance le premier appel à écrire ce qu'il appelle une "histoire de la vie affective du passé", il partage les mêmes convictions que Johan Huizinga : "les émotions renvoient aux profondeurs de l'humanité, aux pulsions primitives et inconscientes." C'est pour cela que, pour Lucien Febvre, elles sont particulièrement précieuses à l'historien. Cela implique que plus on remonte le cours du temps vers les origines du monde moderne, et donc vers la civilisation du christianisme médiéval, plus le chemin de l'histoire sera parsemé d'émotions. Et tout au long du XXème siècle, les historiens, souvent d'ailleurs peu nombreux encore à s'intéresser aux émotions, reprendront ce schéma qui compare l'histoire des sociétés à l'évolution psychologique des individus, dans une sorte de parallèle de psycho-histoire, et associent le processus de civilisation valable pour les sociétés dans l'histoire au processus de rationalisation du petit enfant qui acquiert progressivement la raison, le langage articulé, une forme de logique. C'est cette vision biaisée qui a été remise en cause assez récemment. Là se trouve la nouveauté de l'histoire des émotions, qui est née du dialogue avec les sciences humaines, essentiellement avec des courants de la psychologie, par exemple la psychologie cognitive ou l'anthropologie sociale. Des sciences humaines qui dans différents secteurs, depuis une trentaine d'années, contestent l'idée selon laquelle les émotions seraient par nature irrationnelles, primitives, agissant comme des forces effervescentes qui renverraient à notre nature animale, et qui attendraient d'être domptées, civilisées par la raison. Aujourd'hui, certains historiens, à la suite de ce dialogue, pensent qu'il faut reconsidérer la place des émotions dans l'histoire en s'appuyant sur cet état actuel de la science des émotions, laquelle souligne au contraire leur rationalité, montre le rôle plein qu'elles jouent dans l'apprentissage des connaissances, des valeurs, comment elles constituent une autre forme de la rationalité. Et d'autres historiens, parmi lesquels je me compte, pensent qu'il serait maladroit d'écrire l'histoire à partir d'un état contemporain de la science, parce que c'est s'exposer d'être toujours en décalage avec les cultures du passé, et c'est s'exposer aux mêmes types de révisions que Lucien Febvre a connues en son temps. Il était très au fait de l'état de la psychologie des années 1930, et aujourd'hui ce n'est non pas ce qu'on lui reproche, mais l'erreur de perspective par rapport aux sources du passé qu'il a été forcé de construire. C'est pourquoi je me dis, et nous sommes plusieurs à le penser, qu'il est peut-être plus prudent, plus simple aussi, de comprendre la façon dont les femmes et les hommes du Moyen Âge pensaient et vivaient les émotions en se fondant sur leur propre conception, laissant de côté, si ce n'est pour s'en servir comme d'un outil pour entrer dans le passé, laissant de côté, assez largement, les anthropologies contemporaines. Et là, si on abandonne cette position en surplomb de l'historien, qui est toujours provisoire, nécessairement, on s'aperçoit que les médiévaux pensaient et usaient des émotions de façon très cohérente, pour peu qu'on les replace dans leur contexte. On s'aperçoit également que certaines découvertes récentes concernant la rationalité des émotions étaient des évidences pour les gens du Moyen Âge. En réalité, les conceptions médiévales des émotions sont très diverses, parfois contradictoires, selon les époques, les milieux, les types de discours, les personnes même, de façon assez logique et de bon sens. Par exemple, les prêtres n'ont pas le même regard que les médecins, qui considèrent d'abord les émotions comme des phénomènes physiques, un bouillonnement des humeurs qui caractérise chaque tempérament, alors que les hommes d'Église voient les émotions comme des mouvements de l'âme qui trahissent nos penchants vers le vice ou vers la vertu. Il reste que dans ces sociétés qui sont profondément marquées par le christianisme, et qui le sont de plus en plus à mesure qu'on avance dans le temps, l'emprise de la parole des gens d'Église est malgré tout déterminante. Par exemple, la lecture de saint Augustin, ce grand auteur qui va profondément marquer la pensée médiévale, mais qui vivait et écrivait entre la fin du IVème siècle et le premier tiers du Vème siècle, cette lecture de saint Augustin va exercer une grande influence sur toute la période. Or, pour Augustin, les émotions : la joie la colère, la peur, la tristesse, sont des mouvements de la volonté, dit-il. Même si nous avons l'impression que nos émotions nous échappent, que la plupart du temps nous les subissons, en réalité, d'une façon ou d'une autre, même si nous nous le cachons, nous voulons ces ressentis. Pour Augustin, ce qui est brouillé depuis le péché originel, ce n'est pas notre sensibilité, c'est notre raison. C'est pourquoi nos ressentis nous informent en vérité sur nos motivations profondes. C'est pourquoi, pour Augustin et toute une tradition du christianisme, le fait de questionner ses émotions est une chose si importante et conduit à une culture de l'auto-examen quasi permanent. C'est précisément parce que si je connais mes émotions, je connaîtrai mes volontés les plus enterrées, celles qui, en surface, m'échappent. Nos émotions disent nos motivations profondes, nos valeurs morales. Elles sont à la fois, pour Augustin et les auteurs qui le succèdent, une force et une fragilité de la nature humaine, dans la mesure où elles aiguillonnent autant vers la vertu que vers le vice. Cela signifie aussi pour Augustin, et autre trait qui va bien marquer la pensée des intellectuels médiévaux, que les émotions ne sont en rien provoquées par le corps. Le corps reçoit des sensations, mais seule l'âme réagit sous la forme d'un élan émotionnel, sans aucun caractère obligatoire. C'est la raison pour laquelle nous sommes responsables de nos émotions, et que nous devons en rendre compte. Cette idée qui est très structurante va peser sur le discours chrétien, à savoir qu'il y a une responsabilité morale de nos ressentis, même si nous avons le sentiment, l'impression, parfois même la certitude que nous n'y pouvons rien, en réalité, nous y pouvons quelque chose. À partir du XIIème siècle, cette tradition-là qui a marqué le haut Moyen Âge, et notamment le monde monastique, cette conception augustinienne est en partie remise en cause, notamment sous l'influence de la redécouverte d'une partie de l'œuvre d'Aristote, et des commentaires arabes qui l'accompagnent, ou encore de l'influence croissante de la médecine dans les milieux savants. En clair, la question de la spontanéité des émotions est repensée, elle est reconsidérée. On conçoit par exemple, qu'il y a... Parce qu'on s'en rend bien compte, et aussi parce que cet élément de responsabilité très lourd pose problème, on conçoit qu'il y a plusieurs phases dans la survenue de l'émotion. Une première phase totalement involontaire, et donc difficile à contrôler, celle du choc émotionnel que certains contemporains, à partir du XIIème, XIIIème siècle, appellent le "mouvement premier", et une seconde phase où la volonté rationnelle accompagne le mouvement. Par exemple, si quelqu'un lève un bâton sur moi, je vais être saisi par un sursaut de peur et cela de façon irrépressible. Ce sursaut en fait n'est qu'un réflexe, même s'il contient déjà une dimension cognitive, au sens où j'ai appris par l'expérience que lorsque quelqu'un brandissait un bâton au-dessus de ma tête, il y avait des chances qu'après le bâton s'abatte sur moi. Si le sursaut de peur est automatique, je peux, en revanche, soit céder à ce premier mouvement, qui devient dès lors véritablement une émotion de peur, soit si ma volonté est assez forte et assez entraînée, préparée, je peux surmonter ce premier mouvement et donc ne pas laisser la peur s'installer. Cette approche plus complexe va dans le sens d'une naturalisation accrue des émotions que l'on rencontre dans les discours savants à partir des XIème et XIIème siècles, sans que pour autant cela ne remette en cause le principe d'un jugement moral des émotions. On a plutôt une sorte d'imbrication, de superposition de ces deux discours, de ces deux traditions. Abélard par exemple, grand logicien de la montagne Sainte-Geneviève dans la première moitié du XIIème siècle, affirme de façon assez nouvelle et originale, même si des auteurs antiques disaient des choses comparables, qu'être doté d'un tempérament colérique n'est pas un péché, c'est juste un défaut de notre nature, dit-il, un défaut de complexion, diraient les médecins de la même période, qu'Abélard compare au fait de boiter. Je ne suis pas plus responsable d'avoir un tempérament colérique, mélancolique, peureux, que je suis responsable d'une disgrâce ou d'un défaut physique qui fait que je boite. En revanche, dit-il, si le colérique se laisse aller au-delà de la mesure à la colère, alors là, oui, il doit rendre compte de son élan et des actes qu'il aurait commis pour cette raison. Dans le même sens, en tout cas, dans le même élan, à partir du XIIIème siècle, la place dévolue au corps dans la compréhension de l'émotion s'accroît, et la plupart des auteurs dans le courant du XIIIème siècle, de quelque horizon qu'ils viennent, médecine, théologie, philosophie naturelle, finissent par considérer que les émotions sont une sorte de combinaison d'états physiologiques et de mouvements de l'âme. Mais voilà pour la théorie. Au-delà de ces théories, qui sont, vous le voyez, très riches et diverses, qu'en est-il des pratiques émotionnelles elles-mêmes ? Quelles évolutions connaissent-elles au long de ce millénaire médiéval ? Je vais prendre quelques exemples, un premier dans le domaine religieux. Tout le haut Moyen Âge est marqué par une certaine méfiance et de constants appels à la mesure des émotions, un haut Moyen Âge, dans les écrits qui nous sont parvenus, très fortement marqué par la tradition monastique. C'est donc la tonalité qui domine pour cette raison. Les moines se vivent comme des athlètes de haut niveau en matière d'émotions, ils s'en préoccupent constamment. Ils en pratiquent certaines avec assiduité, je parlais en ouverture de la componction, cette forme de repentir qui mêle tristesse et espoir. Selon saint Jérôme, un auteur de la fin de l'Antiquité, contemporain d'Augustin d'Hippone, et l'auteur de la première traduction latine intégrale de la Bible que liront les médiévaux, que l'on appelle la Vulgate, selon saint Jérôme, le moine est par définition "celui qui pleure", c'est l'homme qui pleure, voilà sa définition de l'état monastique. Il pleure en priorité ses péchés, puis ceux de l'humanité, mais par les larmes, il entre aussi en contact avec Dieu, à tel point que certains auteurs font de cette capacité de pleurer pour un motif religieux une forme de don divin. C'est une grâce que Dieu seul peut accorder, presque un signe de sainteté, ce don des larmes que Saint Louis regrettait de ne pas avoir et que Michelet revendique, comme vous avez pu le lire tout à l'heure dans la seconde citation de Michelet. Dans le même temps, le monde monastique du haut Moyen Âge se méfie terriblement des émotions qui trop souvent conduisent à l'excès et sont un risque trop fort par rapport à la communauté monastique et aux risques de dissensions, de conflits que les émotions risquent d'engager, que ce soit la colère ou une affection trop poussée. Tout cela débouche sur des comportements très codifiés et soumis aux principes de la mesure. Cette exigence et cette méfiance ne disparaîtront pas du Moyen Âge, notamment dans les discours religieux. Néanmoins, un véritable tournant affectif est pris dans le courant du XIème siècle sous l'effet de ce que les historiens appellent le christocentrisme de la seconde moitié du Moyen Âge, un mot un petit peu barbare mais qui signifie assez simplement une évolution notamment encouragée et promue par l'Église qui place, à partir du milieu du XIème siècle, plus que jamais la personne même du Christ au centre du dogme et de la foi, faisant de la vie terrestre de Jésus le modèle de vie pour tout chrétien. À cette même époque, du moins entre le XIème et le XIIIème siècle, le dogme de la présence réelle du corps du Christ dans l'eucharistie s'impose définitivement. Et donc, se structure, se fixe, toute la théologie autour de l'incarnation. Tout chrétien, qui est sauvé par le sacrifice du Dieu qui a pris chair et a souffert sur la croix, est invité à conformer sa propre vie aux souffrances du Christ. Un puissant modèle de piété se dessine peu à peu, qui place la Passion du Christ en miroir des passions humaines. Voilà un schéma assez nouveau dans son intensité qui va avoir un impact très important. Dès lors, s'agissant des passions qui sauvent, il n'est plus question de mesure. Si l'étalon, ce sont les passions, les souffrances, les émotions du Christ lui-même, il est beaucoup moins question de se retenir, au contraire. Ce qui fait dire, par exemple, à Bernard de Clairvaux, au XIIème siècle : "La mesure de l'amour de Dieu, c'est de l'aimer sans mesure." Les derniers siècles du Moyen Âge, du coup, seront peuplés de ces figures de mystiques, souvent des femmes, qui s'épuisent dans une dévotion passionnée au Christ souffrant, n'hésitant pas à mettre désormais leur corps à contribution. On est bien loin de la gravité monastique et a fortiori de celle du haut Moyen Âge. Plus largement, c'est l'Église toute entière qui part à la conquête des cœurs en incitant les prêtres à pratiquer ce que les textes parfois appellent "le sermon affectueux", à pratiquer une "prédication émotive". Les effets cette pastorale des émotions ont été, déjà depuis longtemps, magistralement mis en lumière par Jean Delumeau dans son livre sur le péché et la peur. Mais ce sont en réalité toutes les émotions qui sont disséquées par les prêtres, par les prédicateurs, éduquées. Et d'ailleurs même, plus encore que la peur, les prêtres apprennent à leurs ouailles les bienfaits de la honte. Il faut alors imaginer l'ampleur du défi que ça représente par rapport aux éléments structurants de la société du Moyen Âge, qui est une société où l'honneur est la valeur suprême. Dans ce cadre-là, promouvoir la honte représente un véritable affront aux valeurs, voire aux sensibilités et en particulier aux sensibilités des populations laïques. La célèbre fresque de Masaccio, que vous avez ici sous les yeux, en illustre assez merveilleusement les enjeux, en mettant en scène de façon subtile, et extrêmement perceptible pour les contemporains, le double visage de la honte tel qu'il est diffusé par l'Église. Entre la honte corporelle, plus communément appelée la pudeur, incarnée ici par Ève qui, dans le discours des clercs, représente plutôt la part charnelle de l'humanité, et la honte morale, ici, qui est assumée par Adam. Pour l'Église, la honte du péché est plus qu'une prise de conscience, elle est le début de la conversion. La honte est la première émotion que le couple primordial chassé du paradis a ressentie. Ça veut dire que, dans le récit ecclésiastique, la honte est le premier moment de la nouvelle humanité après la chute du péché originel. C'est pourquoi avoir honte de ses fautes passées, c'est déjà craindre le déshonneur des péchés à venir. La honte a cette double dimension : elle permet la rédemption et protège. Elle agit, disent les auteurs, comme un bouclier de vertu face à la rechute. L'Église, en demandant à tout un chacun de transgresser l'une des normes les plus impérieuses de la vie sociale, l'honneur, fonde en réalité un nouveau régime d'honneur, le sien propre. Là, on voit également un rapport de force ou d'influence entre les valeurs notamment de l'aristocratie laïque et celles que l'Église essaye de promouvoir. Cet enjeu montre bien un autre aspect des pratiques émotionnelles au Moyen Âge : leur diversité selon les milieux. Une universitaire américaine, pionnière de l'histoire des émotions, qui s'appelle Barbara Rosenwein, a forgé cette notion assez explicite de communauté émotionnelle pour qualifier des groupes sociaux, que ce soit un ordre monastique, une cour princière, une élite urbaine, etc. Des groupes sociaux qui, selon elle, fondent une partie de leur identité sociale sur la façon dont elles codifient les émotions, le fait d'en promouvoir certaines et d'en rejeter d'autres. Elle montre, un exemple parmi des dizaines d'autres, comment les écrits produits dans l'entourage des rois mérovingiens Clotaire II et Dagobert, au VIIème siècle, dévalorisent pour un temps la légitimité politique de la colère, qui est pourtant le fait du prince. Et même déclasse la figure maternelle afin de mieux s'inscrire en opposition avec la période de la fin du règne de la reine Brunehaut. Un autre exemple du principe de communauté émotionnelle est évoqué dans cette peinture anonyme du tout début du XIVème siècle qui décorait à l'origine le tombeau d'un noble espagnol, Sancho Saiz de Carillo. Le tombeau se trouvait dans un ermitage de la région de Burgos. Les décorations sont aujourd'hui à Barcelone. Il s'agit d'une fresque peinte sur parchemin collé ensuite sur des panneaux de bois. On y voit deux groupes de personnages, il y a quatre panneaux en intégralité, je vous en ai sélectionnés deux, deux groupes de personnages manifestant ostensiblement leur deuil. Concernant l'expression de l'émotion, on observe que si les hommes et les femmes ne se mélangent pas, ils expriment leur douleur de la même façon. D'ailleurs, dans un mimétisme... Le vêtement est identique, les gestes sont identiques, et à part la barbe, il y a très peu d'éléments caractéristiques qui permettent de sexuer l'un et l'autre groupe. On constate même la présence d'un enfant dans le groupe des hommes. Il y a bien une volonté de montrer que le groupe fait corps autour du mort, surtout l'expression du deuil qui montre la cohérence de la communauté autour du mort, l'expression du deuil, on s'en aperçoit d'emblée, est très codifiée. Les participants se tirent les cheveux ou se masquent le visage. Ces gestes renvoient à la culture des romans de chevalerie plutôt qu'à la culture ecclésiastique. Dans la littérature épique, qui se veut un miroir des valeurs de l'aristocratie laïque, la mort du chevalier donne lieu à des manifestations très démonstratives du deuil. Que l'on songe par exemple, et c'est l'extrait proposé en dessous, que l'on songe à ce texte bien connu du désespoir de Charlemagne dans la chanson de Roland, au moment où il découvre le cadavre de son neveu Roland, on a une mise en scène comparable à ce qui est représenté sur ces images. À l'inverse, l'Église voit plutôt d'un mauvais œil ce type de manifestation qu'elle juge excessive, préférant une attitude de recueillement et d'espoir dans la résurrection. Ces démonstrations publiques du deuil, en réalité, étaient un moyen pour la noblesse de manifester son unité et son pouvoir. On le voit également à la même époque dans certaines cités italiennes, comme dans la ville d'Orvieto, où les statuts communaux interdisent les expressions trop ostentatoires lors des funérailles. Ce genre d'interdiction avait une motivation politique. À la fin du XIIIème siècle, la nouvelle classe dirigeante, dans toute une série de cités italiennes, notamment dans la partie septentrionale de l'Italie, une nouvelle classe dirigeante arrive au pouvoir. Elle est en partie issue de l'élite bourgeoise ou de la petit noblesse, et elle essaye de juguler l'influence des vieux clans aristocratiques. Pour cela, elle en interdit, ou en limite au moins, les exhibitions ostentatoires, que ce soit les démonstrations de richesse, par exemple à l'occasion des mariages, ou les manifestations collectives du deuil sur la voie publique. En réponse, les factions, les clans aristocratiques, se servent de ces moments de démonstration émotionnelle ritualisée pour affirmer leur puissance. Ainsi, un exemple précis, en 1288, nous savons que 129 hommes sont verbalisés sur la voie publique pour avoir participé à des lamentations publiques dans les rues d'Orvieto, à l'occasion de la mort d'un jeune noble, Lotto Morichelli. On leur reproche de gémir bruyamment, de se tirer les cheveux, de s'arracher les poils de la barbe. En se livrant à ces actes, disent les textes, ils se sont comportés comme des femmes, comme ces pleureuses publiques qui accompagnent parfois les cortèges funéraires. On voit bien dans cet exemple que l'émotion manifestée n'est pas une sorte de débordement incontrôlé, mais bien précisément tout le contraire. Cela dit, le plus intéressant est sans doute d'admettre que cette ritualisation n'empêche pas que l'émotion soit vraiment ressentie, voire que pour les contemporains, qui n'ont pas une perception seulement psychologique de l'émotion comme nous avons très fortement tendance à l'avoir, c'est précisément parce qu'elle exprime l'unité du groupe et sa solidarité que l'émotion est authentique, au sens où elle dit le vrai des valeurs qui sont ainsi manifestées. La véracité de l'émotion, la qualité de ce qu'on qualifierait de ressenti, portent tout autant dans l'efficacité sociale du geste émotionnel que dans l'intériorité, si qualifiante pour nous au XIXème siècle. On pourrait citer de nombreuses autres situations où l'expression de l'émotion répond à une logique sociale rationnelle et où la sincérité du ressenti est même exigée comme preuve de la légitimité des valeurs revendiquées. On pourrait parler de la confession, par exemple. La confession ne saurait être efficace. Non seulement, il faut que le repenti manifeste sa contrition, mais en plus, que le prêtre s'assure que ce n'est pas un mime de l'émotion, mais qu'il y a une vraie douleur qui l'accompagne. Ainsi, autre exemple dans un autre domaine, les rois, à en croire les chroniqueurs, pleurent souvent et abondamment. Est-ce qu'ils pleurent en larmes ou en signes ? Ce n'est peut-être pas ça le plus important. Ce qui est sûr, c'est qu'ils envoient des codes comme quoi il y a des pleurs, des larmes. Ils pleurent de rage quand l'autorité souveraine est bafouée, ils pleurent de joie quand la paix est rétablie, ils pleurent de tristesse quand les caisses du trésor sont vides. Ils pleurent car, pour les contemporains, les larmes marquent la sincérité et prouvent l'amour que le prince porte à son peuple. De la même façon, la honte est une émotion fréquemment convoquée dans les pratiques judiciaires, par exemple, car elle participe très concrètement, très efficacement, de la réparation de l'offense. Elle peut même être un moyen d'exercer la justice sans verser le sang, comme c'est le cas pour la pratique bien connue de l'amende honorable. On le voit par exemple dans ce célèbre épisode connu de tous, qui fait partie des vignettes de ce qui est enseigné dans les écoles, cet épisode des bourgeois de Calais, en 1347. C'est bien parce que les six bourgeois acceptent de subir l'humiliation, se présentant en habit de pénitent, la corde au cou, que le roi d'Angleterre, Édouard III, finit par ravaler sa colère. Certains chroniqueurs, notamment Froissart qui en a produit le récit qui va le plus marquer la tradition historiographique, offrent un récit particulièrement émotif de l'épisode. Chez Froissart, tout le monde pleure pour cet évènement. Les habitants de Calais pleurent, les hommes d'armes pleurent, la reine Philippa, épouse d'Édouard, pleure, implorant d'épargner les bourgeois et même, dit-il, les chevaliers anglais demandent grâce. C'est dire ! À l'opposé, le roi fulmine, veut faire exécuter les six hommes et ne cède que lorsque sa femme le supplie. Et encore, il cède parce qu'elle est fortement enceinte et que ça l'embêterait qu'il lui arrive quelque chose. Or, nous savons que le récit de Froissart, en réalité, réécrit le texte d'un chroniqueur, contemporain des évènements lui, un chroniqueur belge qui s'appelle Jean le Bel, un récit qui est nettement plus sobre que celui de Froissart. En réalité, tout ce qui se passe dans cette scène répond à une ritualisation bien connue, celle de la reddition d'une ville vaincue. Ce qui est mis en scène, c'est la fin d'un siège, où l'acte de soumission, manifesté par l'humiliation publique des représentants de la cité, est la garantie que les habitants seront épargnés. Froissart, bien sûr, sait cela. Il sait que l'émotion de la honte est ritualisée dans un spectacle politique, mais il sait également que l'efficacité du rite exige une performance publique de l'émotion, et donc que les deux fonctionnent main dans la main et sont tout aussi importants. Même si c'est un rite, il convient que tous les signes de la sincérité de l'émotion soient manifestés. C'est pourquoi il en rajoute, de façon aussi dans son intention, qui est en faveur du camp français, de mettre en défaut le roi d'Angleterre qui cède trop facilement à sa colère d'homme. Alors qu'en bon prince, il devrait au contraire manifester de la mansuétude devant l'amende honorable des Calaisiens. Puisque selon le déroulé classique, bien connu, de ce genre de rituel, c'est précisément parce que la négociation en amont a déjà convenu que la population serait épargnée, que cette mise en scène est orchestrée. Ce n'est pas le moment de la médiation, le moment de l'amende honorable, c'est le moment de la réparation et de la soumission. Donc bien sûr, Froissart, montrant un roi qui est prêt jusqu'au dernier moment à transgresser les règles de la bonne politique et diplomatie internationale, en profite pour critiquer le comportement du roi d'Angleterre. On a donc, une fois de plus dans ce récit, toute la complexité de l'usage médiéval des émotions, qui mêle ritualisation et gage d'authenticité. Tout cela étant de surcroît codifié par la rhétorique des auteurs qui en rendent compte et qui savent eux-mêmes, car ils ont appris la rhétorique, que la passion est un des éléments pour emporter l'adhésion du lecteur ou de l'auditoire. En disant cela, je pose aussi une limite de plus à l'enquête de l'historien. Ces sources, textes et images, ne lui laissent voir le plus souvent que les croyances et pratiques de l'élite. Par définition, les masses illettrées n'écrivent pas et nous n'avons donc aucun accès direct à leur témoignage, en tout cas par les supports classiques de l'histoire. Et c'est là que le dialogue entre l'histoire et l'archéologie est particulièrement précieux, car il permet d'ouvrir d'autres pistes. Malgré tout, pour l'historien, quelques fenêtres peuvent être entrouvertes. C'est le cas, par exemple, dans les sources judiciaires, où sont parfois retranscrites les paroles des gens du commun. On constate alors que le recours à l'émotion, chez les artisans ou les ouvriers, répond aux mêmes critères que parmi l'élite. La valeur de l'honneur, par exemple, y est tout aussi centrale. Défendre son honneur exige qu'on se mette en colère et qu'on déclare sa haine contre son accusateur. Quelqu'un qui est accusé dans un procès au Moyen Âge, et qui reste placide alors que sa réputation est mise en cause, est déjà soupçonné d'être coupable. Donc, il y a presque une nécessité à manifester sa colère, quitte à insulter son entourage et à recueillir des amendes pour cela. C'est au contraire un gage de sa bonne foi. Mais le plus souvent dans les sources, notamment les sources narratives, les émotions de ceux que les auteurs appellent "les simples gens", les gens illettrés, apparaissent largement incarnées par la foule, elles sont rarement individualisées. C'est la liesse à l'occasion de l'entrée d'un prince dans une ville, l'enthousiasme religieux lors des prédications ou des croisades, la peur quand arrive l'armée ennemie ou une épidémie. Qu'elles expriment un moment de communion entre le peuple et ses dirigeants ou qu'elles portent la révolte, les émotions du peuple sont le plus souvent rendues par l'élite comme des manifestations spontanées, infantiles, voire animales lorsqu'il s'agit de révolte. Il y aurait alors beaucoup à dire sur cette façon de concevoir la foule comme un organisme en transe. Et là, on rejoint certains stéréotypes assez récents de l'irrationalité des émotions et on construit à partir du Moyen Âge, quelque chose qui me semble très intéressant : la grande difficulté pour l'élite de penser la foule autrement que comme un vecteur d'émotions. Tout se passe comme si l'identité de la foule passait par l'émotion, et que sans émotion, à savoir avec seulement de la raison, la foule n'existe pas. Évidemment, on est là dans un cercle. Les foules, de ce côté-là, sont nécessairement irrationnelles, spontanées, infantiles, et donc rapidement dangereuses. Parfois, les sources trahissent cependant. Voulant montrer la foule en furie, elles laissent voir combien la colère du peuple pouvait être, elle aussi, maîtrisée, ritualisée. L'historien Vincent Challet, par exemple, s'est intéressé aux révoltes urbaines en Languedoc, à la fin du XIVème siècle, à travers les sources judiciaires qui, pour ce qui est de l'écrit, font partie de ces rares sources, à l'époque, où transparaît un peu plus la parole des gens ordinaires. Il montre bien que ces accès de colère contre le seigneur ou les magistrats, malgré leur apparente spontanéité, suivaient un protocole précis. Il y a une forme de ritualisation de l'émeute qui procède par inversion des cérémonies de liesse, elles aussi codifiées, lors des entrées royales où l'on sonne les cloches, et où le peuple est appelé à acclamer le prince au cri de "Vive le roi" ou encore "Miséricorde". Quand la révolte éclate, ce sont les maîtres des guildes, c'est-à-dire les représentants des corporations de métiers, les maîtres des guildes font sonner le tocsin afin d'appeler les habitants à se rassembler en armes devant les demeures des consuls. Et surtout, constate-t-il, d'une ville à l'autre, ce sont les mêmes slogans, les mêmes cris qui sont proférés, à Toulouse en 1357, à Clermont-L'Hérault en 1379, à Béziers en 1381 : "Mueyron, mueyron los traidors !", "À mort, à mort les traîtres !", avec parfois, constate-t-il, cette petite variante : "À mort les voleurs !" Ici aussi, le cri de colère, la clameur, le mouvement de la foule, ne sont pas des débordements émotionnels incontrôlés, mais une forme de ritualisation de la contestation adaptée à l'espace urbain et aux milieux des corporations de métiers. Ces milieux inversent les codes des scènes de liesse, signifiant par là la rupture d'unité entre le peuple et ses dirigeants, et cherchant également à fonder une nouvelle unité des contestataires. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'une démonstration de force politique. On le voit, Michelet et Huizinga avaient bien raison, entre le XIXème et le début du XXème siècle, d'insister sur la force des émotions au Moyen Âge. On est frappés par leur omniprésence dans la vie quotidienne. Peut-être est-ce cela qui est le plus déroutant pour nous aujourd'hui. On perçoit des lignes de force dans la façon dont elles sont codifiées, quelle valeur on leur attribue, ce qu'elles signifient et comment elles agissent, mais on constate aussi l'infinie diversité de sens et d'usages, et donc aussi les possibles malentendus de la communication émotionnelle. Ne pas croire que tout est parfaitement structuré et qu'il n'y a pas de jeux, bien sûr, au contraire. C'est même à partir de là que ça devient intéressant pour l'historien, c'est lorsque fonctionnent les jeux, lorsqu'on observe des ruptures, lorsque, par différence de classe sociale, de milieu ou de situation, la machine se grippe et que pleinement le langage émotionnel fonctionne. On peut comprendre que cette présence envahissante ait pu dérouter les historiens du XIXème et du début du XXème siècle, qui vivaient dans une société plutôt répressive sur le plan émotionnel, où les émotions n'avaient pas de légitimité dans l'espace public ou, à l'inverse, servaient à galvaniser les masses jusqu'au fanatisme. Aujourd'hui, le détour par le Moyen Âge, cet effort de compréhension pour rendre plus familiers les affects, au premier abord si étranges, des femmes et des hommes du passé, est peut-être aussi une invitation à questionner la place que nous réservons dans nos sociétés à cette part de notre humanité, faite d'ombre et de lumière, qui nous fascine autant qu'elle semble nous effrayer. Je vous remercie. Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap. -Bonsoir, je vous remercie également d'être très nombreux ce soir, et après ce magistral exposé, moi, je vais vous inviter à compulser les archives du sol, puisque je suis archéo-anthropologue à l'Inrap. Ce métier, pour certains, doit évoquer les feuilletons télé : Bones, NCIS... Presque ! Pas complètement, mais presque. C'est une discipline qui permet, à partir de la matière osseuse humaine, de restituer une partie de l'identité des individus trouvés au hasard des fouilles en archéologie préventive. Sabine m'a demandé si à partir de l'approche funéraire que je pouvais avoir, je pouvais traduire des émotions au Moyen Âge. On a pensé à la souffrance physique, qui aurait pu être le sujet d'un exposé en présentant des pathologies osseuses traumatisantes, invalidantes. On a pensé à l'inclusion ou l'exclusion des personnes handicapées. Et en songeant à un site que j'ai récemment fouillé, je me suis dit que j'allais parler du deuil, et d'un deuil spécial qui est celui que les parents éprouvent à la mort injuste et prématurée d'un enfant en bas âge, et notamment à la naissance ou in utero. Je vais donc vous parler d'un rituel particulier, spécifique au Moyen Âge, qu'on a pu traduire grâce à une fouille bien particulière. Je vais vous inviter à m'accompagner dans tout le travail d'archéologie et de consultation des archives du sol fait il y a 10 ans en Seine-et-Marne. Tout d'abord, archéo-anthropologue, c'est un métier passionnant qui fait voyager à travers le temps et rencontrer les gens, puisqu'on est en prise directe avec leur sépulture. On peut avoir une approche biologique, la matière osseuse est très bavarde, approche qui permet de définir le sexe avec les os du bassin, puisque la seule différence entre un squelette de femme et d'homme, c'est que celui de la femme est prédisposé à porter des bébés, sinon, ils sont identiques. On peut estimer l'âge au décès en étudiant les structures crâniennes. On peut étudier tous les caractères morphologiques, stature, robustesse, les pathologies, si elles ont laissé des traces sur la matière osseuse, fractures : oui, migraines, rhumes de cerveau : non. On peut observer des traces de carence alimentaire, des traces lisibles sur le squelette en pleine croissance, des arrêts de croissance liés à des carences alimentaires. Le squelette s'arrête de grandir, et avec des radios, on peut observer un état sanitaire d'adulte. On peut observer des liens de parenté, on a tout sur un squelette, des petits trous, des pics osseux, qui ne sont pas traumatiques ou pathologiques mais qui peuvent être génétiques. Travailler sur un cimetière médiéval nous permet de savoir qu'on a des regroupements familiaux, mais sur la préhistoire ou la protohistoire, on ne connaît pas les règles unissant les gens entre eux. Vivent-ils en famille, en couple ? Était-on polygames à l'âge du bronze ? Regarder dans leurs cimetières pour retrouver ces liens de parenté au-delà des travaux avec l'ADN est tout à fait passionnant. Et au-delà de ces composantes biologiques, on a une approche culturelle puisque toutes les inhumations sont faites par les contemporains de ce défunt. Et donc, avec les gestes déployés, les objets déposés, l'orientation, l'agencement d'un corps, ses membres supérieurs, inférieurs on peut avoir accès à la pensée des contemporains. Dès lors, l'idée de ce soir était de passer à ce travail de la matière osseuse, un peu confiné en laboratoire, avec des instruments pour mesurer des crânes et ossements, et vous montrer comment, du terrain jusqu'au laboratoire, on peut avoir accès à la pensée, donc à ces émotions et à ce deuil périnatal, pour vous montrer que c'est quelque chose d'universel, ici focalisé sur le Moyen Âge, mais qui puise ses sources au plus loin de la protohistoire. De tout temps, et l'archéologie le montre à mesure des fouilles, les tout-petits, ceux qui ne sont pas agrégés à la communauté des vivants, bénéficient d'un traitement très particulier. Lorsqu'ils ne sont pas intégrés au cimetière communautaire, on les retrouve dans la maison. Le rite de passage qui aurait donné une place au sein du groupe fait qu'ils ne vont pas au cimetière et restent près du foyer. À l'époque gallo-romaine, il y a un rituel particulier, les tout-petits ne sont pas incinérés, on les enterre dans une amphore. On veut y voir la représentation du placenta, de l'utérus. Ils ne sont pas enterrés dans les cimetières, mais à des carrefours, à des endroits de passage. Ce sont des rituels qui ne sont pas infamants, qui ne sont pas des injures, mais qui nous montrent, au fil de l'histoire, qu'il y a une ritualisation constante de la mort prématurée. Mort prématurée qui est colossale notamment avant l'invention du vaccin. Pour vous donner un exemple, le vaccin date du XVIIIème siècle à peu près, Jenner l'a inventé, toutes les populations dites "pré-jennériennes" connaissent une surmortalité infantile cataclysmique. On estime qu'environ 1 enfant sur 4 mourrait à la naissance, imaginez les affres des accouchements, des conditions sanitaires, etc. Grosso modo, un peu plus meurent avant 4 ans, pareil, les affres du sevrage. Un enfant allaité est protégé, et dès qu'arrive un frère ou une sœur, il se trouve confronté à des bouillies de céréales de meules remplies de grains de silice, etc. Le choc est rude, et très souvent le sevrage est un âge où les enfants meurent en grand nombre. On estime que du sevrage, avec tous les accidents de la petite enfance, les chutes, les enfants qui s'approchent trop des foyers, etc., on a des textes racontant des morts atroces d'enfants sans surveillance, un autre quart décède avant 10 ans. Donc, même si une femme commence très tôt à enfanter, le taux de mortalité est colossal jusqu'au XVIIIème siècle. Et donc, passer de ces morts qui semblent être le quotidien... Les historiens ont très longtemps dit qu'on s'était habitués, que si on perdait un enfant, on en ferait un autre l'année suivante. On s'aperçoit que c'est toujours un drame, quelles que soient la période et les structures familiales, c'est toujours un drame de perdre un enfant en bas âge, c'est la mort la plus injuste qui soit, la perte d'une espérance. Et je voulais vous montrer comment, avec l'archéologie funéraire, on peut essayer de restituer l'expression de ce chagrin. Je vous invite en Seine-et-Marne, à quelques kilomètres de Vaux-le-Vicomte. C'est un charmant petit château médiéval situé à Blandy-les-Tours, qui appartient au département et qui, de façon classique, alors qu'il devait voir l'intérieur des remparts bénéficier de travaux "Monument historique", a bénéficié d'une fouille préalable à l'emplacement des bâtiments qui avaient un impact sur le sous-sol. On connaissait bien l'histoire de ce château de la fin du XIIème siècle. Vous voyez qu'à gauche on devine une église, l'église paroissiale du petit village, mais très peu d'investigations avaient été faites à l'intérieur du château. Ici, vous avez la fouille qui commence dans la cour castrale. On est strictement limités par le dessin des bâtiments, il est impossible d'outrepasser, on est donc soumis aux aléas des découvertes. Et nous tombons sur un bâtiment bien spécifique que les spécialistes reconnaissent tout de suite, il s'agissait d'une église, préalable à la construction du château. Une église anonyme, inconnue dans les textes, donc pas de titulature, dont on a trouvé la quasi totalité du chevet, bien définie, avec des contreforts dans les angles, une nef qu'on n'a pas dégagée dans sa totalité parce que nous étions contraints par un impact du sous-sol, des traces d'autel, de l'enduit peint... Un schéma classique d'une église avec des arêtes de poisson, typique d'une construction de l'an 1000. Église qui n'a aucun rapport direct avec ce château, une église préalable au château. Elle n'apparaît pas dans les archives, on ne la connaît pas, on est confrontés à la seule connaissance du lieu qu'on peut avoir par l'archéologie. Trouver une église nous a permis de travailler sur le village, de retrouver d'anciennes fouilles faites au XIXème, etc., et de s'apercevoir qu'entre l'église à l'extérieur du château, que j'ai montrée précédemment, et cette église, qui est fictivement à l'intérieure du château, s'était développé un vaste cimetière, classique, avec des sépultures du haut Moyen Âge, orientées, classiques, du mobilier métallique, des plaque-boucles, de l'armement, quelque chose de tout à fait classique. Quand on replace en perspective la totalité des fouilles, des indices archéologiques trouvés sur ce petit village, vous voyez le tracé du château, classique, avec ses tours, l'église du village, dédiée à saint Maurice, qui est une titulature très ancienne, et vous avez, en fonction des travaux de voirie, des travaux de restauration des trottoirs, du château, des fouilles faites à proximité des tours, etc., on a pu mettre en perspective qu'il y avait un groupe paroissial. C'est souvent un jumelage de deux églises, l'une avec une titulature ancienne, "Martin", "Étienne", ici "Maurice", vraisemblablement, la jumelle est dédiée à la Vierge. Là, on ne peut pas l'affirmer, aucune trace ne permet de l'indiquer. Et une fois débarrassés du château, on a un groupe paroissial classique, une église saint Maurice et notre fameuse église anonyme dispersées de part et d'autre d'un vaste cimetière, ce qui est un équipement liturgique et religieux tout à fait classique. La particularité de l'église anonyme, c'est que la fouille de son chevet, loin de nous donner la population classique que l'on retrouve dans ce type d'inhumation, à savoir, les enfants au droit fil des murs. On dit que l'eau tombant des gouttières était une forme de baptême universel, et on y mettait donc les tout-petits, et en s'éloignant on a les plus grands, les adultes, de façon classique. Schéma de fouilles que l'on attendait, pensant à un système paroissial classique. Sauf que cette église nous a livré une population tout à fait atypique, uniquement composée de fœtus, d'enfants nés autour du terme, avant ou après 40 semaines, et les plus grands, les plus âgés ont 18 mois. Rien d'autre, pas un enfant plus âgé, et pas un adulte. Donc, un recrutement très spécifique qui nous a alerté, puisqu'on était vraiment dans un cadre avec une sélection très particulière, et tout de suite, nos premières études se sont orientées vers une pratique bien particulière que l'on connaît au Moyen Âge, notamment à partir du XIIIème siècle, qui apparaît dans les registres paroissiaux et qui s'appelle le "répit". De façon indubitable, car nous avons pu faire des tests à droite à gauche, la population de Blandy-les-Tours n'excède pas 18 mois, et nous avons un tiers de fœtus, ce qui est tout à fait anormal. En règle général, les enfants, qui plus est les tout-petits, ont un endroit précis dans le cimetière, surtout s'ils ne sont pas baptisés. S'ils sont baptisés, ils sont avec leur famille. Vous allez voir que c'est un drame de mourir sans être baptisé. Il y a des carrés, des lieux réservés, qui le plus souvent ont disparu. Un cimetière, une église, aujourd'hui, est soumise à des travaux perpétuels, des enterrements qui continuent... Les sépultures de tout-petits sont très superficielles, elles ne demandent pas un creusement profond, et, n'en déplaise à la légende, l'os est très solide. Donc quand on ne les retrouve pas, c'est qu'ils sont inhumés ailleurs. Au Moyen Âge, il y a toute une série d'églises dédiées à l'enterrement des tout-petits qui n'ont pas été baptisés. Et probablement, au vu de cette fouille très atypique et compliquée, on a pu en déduire que nous avions une église qui datait d'avant le XIIème siècle, puisque le château date de ce siècle. On est à côté de Melun, il appartient au Vicomte de Melun. Et il est vraisemblable que l'on a un rituel de répit ancré dans le temps de façon très ancienne, aucun texte, les textes autour de l'an 1000 sont très rares. Donc, ce n'est que l'archéologie, les datations radiocarbone, l'étude des stratigraphies, la consultation d'historiens, qui nous ont permis de vous restituer ce rituel particulier. La fouille est compliquée, parce que fouiller des tout-petits, ça nécessite une méthodologie particulière. On ne peut pas travailler avec des outils trop grands, on travaille avec des outils de dentiste, des micro-aspirateurs. Un fémur de nouveau-né, à terme ça mesure 4cm et demi. Le fémur étant l'os le plus long du squelette, je vous laisse imaginer la taille des vertèbres, des mains et des pieds. C'est vraiment une opération très particulière qui a été conduite, très minutieuse, mais le site le méritait. On a mis les moyens nécessaires pour fouiller ce cimetière particulier. Vous voyez que dans l'emprise qui nous était autorisée, nous avons pu mettre au jour à peu près 72 sépultures pour la première série de fouilles. Ce sont des enfants qui sont âgés de 24 à 26 semaines in utero à 30 mois : 18 mois, 2 ans, 2 ans et demi, voilà. Grande perplexité pour l'anthropologue parce qu'il n'a pas de table de mesure pour travailler sur les fœtus. On ne sait pas, avec la taille des ossements de fœtus, restituer un âge au décès in utero. Il existe bien des tables qui nous permettent d'avoir accès à l'âge au décès des tout-petits, sauf que, et c'est là les limites de cette discipline anthropologique qui a souvent été galvaudée, mal utilisée et instrumentalisée, ce sont des mesures faites par des médecins nazis. Vous imaginez bien que d'une façon éthique, déontologique, morale, à n'importe quel prix, aucun de nous ne mettrait en bibliographie des horreurs, si scientifiques soient-elles, qui aient été faites dans les camps de concentration. À l'heure actuelle, quand on travaille sur des fœtus, on doit se mettre en rapport avec des échographes qui nous donnent les mesures précises. Mais ils travaillent sur un périmètre crânien, vous imaginez bien que le périmètre crânien des nouveaux-nés et des fœtus ne peut pas être restitué. Ils travaillent sur des périmètres abdominaux, même problème, et heureusement, sur les longueurs fémorales et humérales. Donc, on a pu avoir des âges au décès très précis, notamment pour les fœtus, et 24 semaines, ce sont des fœtus qui sont issus de fausses couches, d'avortements, et qui bien évidemment n'ont pas été baptisés. Donc, c'est une fouille qui était très particulière, je ne vous le cache pas. Donc, vous voyez, des âges... Des ossements qui sont en bon état, des âges différents, mais on est vraiment autour du terme. Voici le travail de restitution fait par les collègues archéologues. Indépendamment de travailler sur l'âge au décès, on travaille également sur le mode de dépôt : était-il en linceul, avait-il un cercueil ? Vous voyez sur la gauche un squelette qui est complètement désarticulé, les contentions se sont libérées, on a sûrement un enterrement en cercueil, le petit squelette a eu de la place au moment de la décomposition, alors que celui du milieu paraît plus contraint, il a été vraisemblablement enserré par un textile dont les effets de contention ont laissé des traces sur le squelette. On est toujours dans la composante biologique, trouver un âge, et voir tous les gestes déployés à l'enterrement par ses contemporains. Impossible d'estimer l'âge au décès, les os du bassin n'étant pas assez fermés... Pardon, je dis une sottise : impossible de déduire le sexe. En revanche, l'âge est très précis, puisqu'on fait des mesures sur les os longs. Ici, vous avez les âges au décès, avec un pic entre 0 et 6 semaines, où on a toutes les mortalités liées à l'accouchement. Pour rappel, on est en Seine-et-Marne, dans la campagne profonde, autour de l'an 1000. Vous vous doutez que l'obstétrique est défaillante, que les conditions d'hygiène sont très limitées et qu'à l'accouchement, il était très fréquent qu'un enfant décède et que la mère décède aussi. Le drame, c'est toujours un drame pour des parents qui perdent un enfant en bas âge, et le drame qui s'ajoute au Moyen Âge, c'est que l'enfant non baptisé va directement en enfer. En effet, il ne peut pas accéder au paradis, n'étant pas baptisé, et il va donc en enfer, ce qui est une injustice absolue, comme en témoignent les textes postérieurs au XIIIème siècle, c'est une injustice absolue car il n'y a pas encore eu de péché. Donc, au Moyen Âge, la seule consolation que les parents pouvaient accorder à leur enfant était de lui offrir le paradis. Comment le faire sans avoir baptisé l'enfant ? C'est là que se met en place tout un subterfuge, qui va traduire cette souffrance qu'est la mort prématurée d'un enfant, c'est le miracle du répit. Au Moyen Âge, on va inventer pour se consoler, pour essayer de trouver un pis-aller, l'idée qu'en amenant un enfant dans ces fameux sanctuaires, dans ces fameuses églises où on peut attendre un répit. En déposant l'enfant sur l'autel en priant, comme sur l'illustration, les parents, souvent les parrains, un répit arriverait, Dieu donnerait un souffle de vie de quelques secondes qui permettrait de baptiser l'enfant, auquel on offrait le paradis. Ça marchait à tous les coups. La puissance divine était absolue, ça marchait à tous les coups. Sauf que, de façon plus prosaïque, beaucoup plus ostéologique, lorsqu'on dépose un petit corps sur une surface plane, au bout de 24 heures, les contentions articulaires des épaules lâchent et le corps s'affaisse, donnant l'impression qu'un souffle sort des poumons. C'est ce que disent les registres paroissiaux, comme retranscrit ici. "Ce jour, on nous a amené tel enfant décédé, les parents, parrains, marraines sont entrés en prière, et au bout de tant d'heures, le souffle divin a institué l'enfant qui a pu être baptisé et enterré en terre sainte." Les textes des registres paroissiaux nous parlent souvent de teints rosis, de souffles nouveaux, donc le souffle divin, évidemment. Alors, la médecine légale va forcément entrer en conflit avec le souffle divin. Sauf que ça permettait à des parents endeuillés d'être soulagés, de baptiser un enfant in extremis, et de pouvoir l'enterrer en terre sacrée. À l'époque, autour de l'an 1000, les baptêmes ne sont pas administrés à la naissance, cela viendra bien plus tard. On administre le baptême lors des fêtes, Pâques, la Pentecôte, nombreux sont les enfants qui meurent avant que ne s'instaure le baptême du premier jour, pour éviter qu'il y ait trop d'enfants qui meurent sans être baptisés. Je vous ai amené des exemples de registres paroissiaux qui viennent d'un sanctuaire à répit qu'on connaît bien, identifié comme tel, à Provins, dans l'église Saint-Ayoul qui est dédiée à sainte Marguerite, patronne des accoucheuses, il y a donc une logique. Ce sanctuaire est connu. Au Moyen Âge et à l'époque moderne, on amenait les enfants de toute la région, en faisant parfois 50km à pied. Les parents s'investissaient dans cette aventure du répit pour que sainte Marguerite et le souffle divin leur permettent d'enterrer leur enfant en terre sainte. Vous le voyez, compulser les registres paroissiaux nous permet de savoir qu'on a amené un enfant décédé entre 3 et 4 heures après son baptême. Et donc... Fort de cette tradition qui prenait de l'ampleur, l'Église n'a jamais statué sur ce rituel. Elle a toujours été complaisante, un curé était toujours présent. Ça s'est fait à la marge. De temps en temps, un pape s'opposait, mais ça continuait à être sous-jacent dans les paroisses où on pratiquait le répit. Et vous imaginez le nombre de répits pratiqués, au regard de la mortalité infantile dont j'ai parlé tout à l'heure. Jusqu'au XIIème siècle, on a procédé de telle sorte parce qu'il fallait éviter que les enfants aillent en enfer. Et au XIIème siècle, on a inventé quelque chose de fabuleux, les autorités ecclésiastiques ont inventé les limbes, cet endroit très resserré entre le paradis et les enfers, où sont accueillis les enfants non baptisés. C'est-à-dire qu'on a statué de façon docte et liturgique, en disant qu'il n'était pas normal que les enfants aillent en enfer, on ne pouvait pas leur accorder le paradis, on leur accordait un entre-deux : le limbe des enfants, le "limbus puerorum". Et ces limbes ont permis à toutes ces âmes errantes mais enfermées d'attendre, dans un endroit bien spécifique du paradis, le jour du Jugement dernier, où chacun serait ressuscité et retrouverait sa place comme il convient. À Blandy-les-Tours, c'est un site assez exceptionnel parce que la construction du château est venue fossiliser ce rituel dont on n'avait pas connaissance, et nous a permis d'avoir une sorte de polaroid sur un geste qui a duré deux siècles. Par ailleurs, en archéologie, on trouve rarement en fouilles des sanctuaires à répit, on les connaît par les textes. Vous imaginez bien qu'une église encore en usage à l'heure actuelle, depuis le XIème, XIIème siècle, a vu ses abords, les différents cimetières, leurs rotations, revenir bousculer les enterrements originels, etc. Trouver une église spécifiquement dédiée et son cimetière adossé est assez rare. Là, on a simplement les aléas de la vie d'un endroit oblitéré au XIIème siècle qui nous ont permis d'avoir accès à ce probable rituel de façon très précoce, puisque les historiens avec lesquels nous avons travaillé, nous on dit que pouvoir attester ce geste autour de l'an 1000 était assez exceptionnel, sachant qu'ils s'y attendaient. On manquait de documentation écrite, on n'en avait pas d'archéologique, ils s'y attendaient. On sait que le miracle du répit, sans qu'un lieu spécifique lui soit accolé, existe dans les textes. On parlait de saint Augustin, il raconte comment, à Hippone, un enfant avait été ressuscité au lendemain de son décès. Les textes le mentionnent très souvent, forcément, on est en quête de baptêmes, mais de lieux bien définis, ils restent rares en archéologie. Il est vraisemblable que l'origine du répit, en tant que lieu d'inhumation des tout-petits, puisse trouver racine autour des baptistères. Il est probable que si l'on fouillait les baptistères que l'on connaît d'époque mérovingienne, on pourrait trouver autour une partie de contexte funéraire spécifiquement dédié aux tout-petits. Toujours est-il, qu'avoir pu démontrer qu'à Blandy-les-Tours on avait quelque chose de très précoce, qui est peut-être le début d'une longue histoire, c'était un maillon de plus qui remontait dans le temps cette pratique, qui est quand même l'expression d'une souffrance assez universelle. Puisque tous les tableaux du Moyen Âge, de l'époque moderne, des Hollandais, des Français, vont nous montrer... À chaque fois qu'ils essayent de mettre en image le paradis, vous verrez toujours dans un petit coin, souvent à gauche, un endroit pour les âmes des enfants décédés, l'endroit où se trouvent les limbes, et qui attendent le Jugement dernier. C'est une espèce d'angoisse populaire qui est ainsi restituée, mais c'est une angoisse qui est toujours d'actualité. Imaginez que les limbes ont été définitivement abolies en 2007. Il a fallu un décret papal pour que les limbes soient définitivement rayés de la géographie de l'au-delà, entre les enfers et le paradis, et pour que tous les enfants qui, à l'heure actuelle, sont décédés sans baptême aient accès au paradis. Donc, vous voyez que ces préoccupations, ces souffrances, que l'on imagine antiques, archaïques, médiévales, sont toujours d'actualité, puisqu'à Rome, on a statué sur s'il fallait en finir avec les limbes ou pas, et ce que l'on faisait des petites âmes non baptisées. C'est intéressant de voir cette longue continuité de geste, de pensée, et de toute façon, perdre un enfant est toujours terrifiant, les parents trouvent tous les subterfuges possibles pour y pallier. Imaginez que pendant très longtemps au XXème siècle, un enfant décédé à la naissance était considéré comme du déchet chirurgical, médical. Il n'avait ni sépulture, ni nom. On a tous en mémoire des faits divers où des parents se battent pour qu'un enfant décédé prématurément puisse avoir accès au livret de famille, qu'on puisse lui donner un nom, une sépulture. Toutes ces préoccupations très contemporaines... Je trouvais intéressant de montrer que cette souffrance de l'injustice s'exprimait aussi au Moyen Âge, et sûrement dans des périodes plus reculées. Le deuil d'une personne âgée est un chagrin, mais c'est normal, le deuil d'un enfant ne l'est jamais. Donc, de l'âge du bronze à l'âge du fer, au Moyen Âge, avec ce système de répit, et à notre époque contemporaine, la souffrance est égale. Elle s'exprime différemment, la mortalité est moindre, on a moins besoin de subterfuges, mais je trouvais intéressant de faire ce va-et-vient, entre nos préoccupations contemporaines et ce Moyen Âge, qu'on a tendance à trouver blasé par rapport à la mort. On imagine que la mort fait tellement partie du quotidien, ce qui est vrai, on s'y habitue, mais on trouve toujours des moyens, des subterfuges, pour pallier la souffrance qu'elle peut entraîner. C'est aussi notre rôle d'archéo-anthropologue, d'avoir un regard scientifique et désincarné sur la matière osseuse, mais d'avoir aussi accès à la pensée, au geste, et de se dire que, tout ou partie, le monde des morts est le reflet du monde des vivants, que le regard qu'on a sur ces personnes du temps passé nous renvoie un éclairage intéressant sur nos préoccupations contemporaines. Voilà, je vous remercie. Modératrice. -Donc je tiens un micro. Il faut lever la main plus haut. Auditrice 1. -Bonjour. Je suis là. Mais je suis une voix anonyme, c'est pas grave, je suis dans les limbes, du côté gauche. En fait, c'est un petit peu... Je ne suis peut-être pas la bonne personne pour commencer les questions. Ma question c'est de savoir si les animaux ont bénéficié de ce genre ritualisation ou pas. Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap. -On trouve des tombes d'animaux au Moyen Âge, de chiens, de chevaux. Childéric a été enterré avec tous ses animaux. Il y a une ritualisation. Il y a des gestes déployés, des mises en scène. À toutes les époques, on a associé dans la tombe des animaux de compagnie, bien sûr. À l'époque gallo-romaine, on enterre beaucoup les chiens. Au Moyen Âge, j'ai souvenir de chiens, de chevaux, de cochons. Compliqué ! Chien, cheval, ça va pour expliquer la présence au sein d'un cimetière paroissial. Cochon, plus difficile. Donc, évidemment les animaux... Et je ne vous parle pas des Égyptiens et des momies de chat à Saqqara. Oui, l'animal bénéficie de pratiques particulières et accompagne très souvent l'humain dans la tombe ou dans le lieu... Les Gaulois pratiquent un rituel où ils associent humains et animaux dans des silos pour nourrir les forces... Les forces chthoniennes dans un rituel lié aux semailles et aux moissons. On trouve souvent des chevaux, des bovins, des cochons, au même niveau d'offrande que les humains. Oui, les animaux sont très présents en archéologie funéraire. Auditrice 2. -Merci. Ma question c'était : Aujourd'hui, on parle parfois d'hypersensibilité, ou alors, il y a cette idée qu'on se concentre beaucoup sur tout ce qui est trauma, on parle de syndromes post-traumatiques, des personnes qui doivent faire toute la période de deuil. On s'intéresse beaucoup au fonctionnement de ces choses. Est-ce qu'on adresse... On ne devait pas appeler ça un syndrome post-traumatique, mais est-ce qu'on adresse les personnes qui vivent une longue période de souffrance après un choc, ou est-ce que l'émotion est quelque chose de très instantané, et on attend d'elles qu'elles refonctionnent dans la vie de tous les jours ? Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap. -Avec l'archéologie funéraire, c'est difficile de vous répondre. Toutefois, j'ai quelques exemples. Quelqu'un qui subit un acte chirurgical très impactant, qui va devoir être immobilisé longtemps, on prend soin de lui. On a très tôt conscience qu'il faut que son moral aille de pair avec le soin chirurgical qu'on peut lui apporter. Les textes les mentionnent, et rien que les soins apportés... Quand quelqu'un est amputé des deux jambes dans un cimetière carolingien des grandes plaines de Brie, où on imagine que la vie, même avec deux jambes, n'est pas simple, la prise en charge, le respect, tout ça peut être mis en évidence. Prendre soin de l'autre, c'est respecter sa souffrance. C'est se l'approprier. Fabriquer des prothèses pour aider quelqu'un à manger ou à se déplacer, c'est prendre soin de sa souffrance, et donc de respecter son temps où il ne sera pas opérationnel. Dans le deuil... J'imagine qu'une mère perdant un enfant n'a pas le temps de se cloîtrer des jours et des jours si elle doit aller au champ ou être commerçante dans une ville. Mais il me semble qu'avec l'examen des squelettes, avec les soins et les soins faits autour des sépultures, le temps de remise en forme, de la souffrance et de la récupération sont des choses prises en compte. Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille. -À la fin du Moyen Âge, les médecins traitent beaucoup de cas comme ça, de gens qui tombent dans la mélancolie, pour des raisons variées mais notamment à cause du deuil. Donc, oui, à partir du XIIIème siècle, on voit des conseils médicaux, des lettres de médecins qui essayent de redonner le goût de vivre à des gens qui se laissent aller. Peut-être, ça répond un peu à votre question. Le fait que l'état émotionnel devienne un sentiment, s'installe dans la longueur et que l'on passe de la douleur à la mélancolie, de la mélancolie à ce qu'on appellerait la dépression, sont des choses très présentes dans les sources elles-mêmes. La mélancolie devient même le mal par excellence, cette tristesse, à tel point que la Renaissance la réinvestira. Cette tristesse qui n'en finit pas questionne, au contraire, énormément les contemporains. Auditrice 3. -J'avais deux questions. Vous aviez parlé du fait que les mères mourraient aussi beaucoup autour de l'accouchement. Avez-vous retrouvé, ou existe-t-il, des sépultures mère-enfant où ils étaient ensemble ? Et deuxième question, vous aviez parlé d'enfants entourés, enveloppés de linges. Y avait-il des positions particulières ? Est-ce que l'emmaillotage était fait de manière à reconstituer une position fœtale ou autre chose ? Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap. -Pour les tout-petits, l'emmaillotage se fait avec les bras le long du corps et on tire au maximum les jambes, ce qui donne un squelette extrêmement contraint. Les membres supérieurs ne sont pas repliés, on ne maintient pas la position fœtale, au contraire, on étire. Pour le peu de tout-petits dont on a pu faire la fouille de façon rigoureuse avec les méthodes actualisées. Des femmes mortes en couche, quand l'enfant n'est pas extrait violemment... Je passe les détails. L'idée c'était ça aussi, d'extraire... Si une maman mourrait en couche et que le bébé n'était pas sorti, il fallait voir le crâne pour pouvoir l'ondoyer. Donc, des médecins ont raconté des horreurs sur la façon, docte, scientifique, de laisser la mère de côté, puisqu'elle était baptisée, et tout faire pour extraire le fœtus. Les femmes mortes en couche, dans les cimetière paroissiaux, sont peu fréquentes, mais des femmes en état de grossesse décédées, oui, on en trouve. C'est pas fréquent, mais on en trouve. J'ai quelques exemples en tête, j'en ai fouillé quelques-uns, oui. Auditrice 4. -Bonjour. Vous avez parlé de plusieurs émotions : le deuil, la tristesse, etc., mais j'aurais une question sur le sentiment amoureux. Est-ce que c'était quelque chose qui restait dans le privé au Moyen Âge, ou des gens pouvaient en faire une forte démonstration publique ? Damien Boquet, historien, puis auditrice 4. -Je ne vous vois pas. -Je suis là ! Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille. -C'est l'émotion, le sentiment le plus envahissant dans les sources que nous possédons, qu'elles soient religieuses, laïques, on en parle tout le temps. Évidemment, au Moyen Âge, un volume considérable de nos textes vient des gens d'église. Et dans la Bible, dans le Nouveau Testament, le nom même de Dieu est amour, par la "caritas", la charité, mais la charité est une façon de dénommer une certaine forme d'amour, et donc la référence à l'amour, elle est absolument constante. Après, elle se décline en de multiples nuances : l'amour charnel, l'amour spirituel, l'amitié, la dilection... Mais oui. Tout est déclinable en termes d'amour et de haine, au Moyen Âge. Un traité politique, c'est un acte d'amour. Une déclaration de guerre, c'est un acte de haine. Si vous êtes allié avec quelqu'un, vous devez l'aimer. Ça marche aussi dans l'autre sens : si la trêve est rompue, vous devez le haïr. Donc après, il faut scénariser toutes ces choses. Et en plus, la dimension privée, le lien conjugal est pensé en termes d'amour, le lien féodal est pensé en termes d'amour, le lien à Dieu est pensé en termes d'amour. C'est même un peu fatiguant à la longue. On ne parle que de ça. On ne pense pas toujours qu'à ça, mais en tout cas, c'est extrêmement présent. Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap. -En archéologie aussi. Au Moyen Âge, chaque tombe doit être individuelle. C'est les conciles qui l'ont décidé, à l'inverse de périodes précédentes : une tombe, un défunt ; au moment de l'inhumation. Rien n'empêche ultérieurement de réouvrir, de pousser tout le monde, de mettre quelqu'un, etc. Les seules exceptions aux prescriptions liturgiques de la tombe individuelle, ce sont les tombes de fratries, deux ou trois frères et sœurs, qui décèdent d'une même maladie au même moment, sont enterrés ensemble. Garder l'amour des frères et sœurs. On a les grandes tombes de catastrophe. Quand on ramasse les corps au petit matin après la peste, on va pas faire une tombe pour chacun. On fait des tombereaux de morts, et nous, on retrouve ces "tombes de catastrophe", avec des empilements de corps. Il y a aussi une exception : le couple, une exception aux prescriptions. Si un couple décède simultanément, ils ont le droit d'être enterrés l'un à côté de l'autre, ou l'un sur l'autre, de façon à ce que leurs visages se regardent. Quand on fouille, on trouve soit des squelettes, on en voit sur Internet, se tenant par le coude, visages retournés, soit l'un sur l'autre, l'un sur le dos et l'autre sur le ventre. C'est l'amour conjugal, l'archéologie funéraire ne pourra pas en dire plus. Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille. -On a même des couples de même sexe, avec une pierre tombale où est écrit : "Ils n'ont pas été séparés dans la vie, ils ne sont pas séparés dans la mort." Des chevaliers. Un jeune auditeur. -Ma question n'a pas beaucoup de rapport avec les questions d'avant, mais je voudrais savoir si, après l'invention des limbes, il y avait toujours le... le répit. Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap. -Les limbes sont un pis-aller. Au pire, si un enfant décède, qu'il n'y a pas de répit, on sait qu'il ira là, entre les deux. Mais le mieux, c'est qu'il aille au paradis, c'est le top. Donc, on fait tout pour qu'il soit baptisé. Les limbes, c'est moins grave que les enfers, où ils vont brûler pour toute l'éternité, c'est entre les deux, mais c'est pas encore satisfaisant. Auditeur 1. -Ma question c'est, au début de la conférence, j'avais noté les trois émotions que les gens de l'époque médiévale avaient et que nous n'avons plus, je les ai peut-être mal notées, vous aviez parlé de l'acédie, de la componction et de la dilection. Vous êtes un peu revenu sur la componction, mais pourriez-vous nous expliquer ce que sont l'acédie et la dilection ? Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille. -Merci ! Alors, le plus connu des trois, enfin dans le petit monde, celui qui est le plus évoqué, c'est l'acédie. L'acédie est une forme de dégoût, de perte d'espoir, un dégoût de la vie. C'est un dégoût très caractéristique, celui des choses spirituelles. L'acédie est un sentiment extrêmement redouté par les milieux monastiques, par les moines, car c'est la perte de confiance en Dieu, jusqu'au fait de douter de la miséricorde. Et petit à petit, dans l'histoire du Moyen Âge, l'émotion est un petit peu laïcisée, si je puis dire, et devient comparable à la mélancolie. C'est ce qui va faire qu'elle disparaît, car elle a une connotation très monastique. C'est une forme de mélancolie, mais spirituelle. Et la dilection, par rapport à notre nomenclature contemporaine, ce serait plutôt un sentiment. La dilection, "dilectio", c'est une forme très spécifique d'amour chrétien. C'est un amour horizontal. Ça vient du latin "electio", donc la "dilectio", c'est le fait de... C'est typiquement, par exemple, l'amour conjugal. C'est un amour où la dimension charnelle est évacuée, non pas qu'elle n'existe pas, mais le mot "dilection" est de nature spirituelle, entre... Ça ne concerne pas vraiment Dieu, mais c'est plutôt entre chrétiens, et c'est très précisément la nature du lien affectif que les auteurs, les pères de l'Église, à la fin de l'Antiquité, utilisent pour qualifier la relation entre époux. Auditeur 2. -Vous avez parlé du Moyen Âge en général, mais l'ère géographique était très grande. Est-ce que, depuis la Suède jusqu'au sud de l'Italie, il pouvait y avoir des différences ? À vous écouter, on a l'impression que c'était partout pareil. Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille. -Non, bien sûr. Et puis... J'ai donné également l'impression qu'entre les Mérovingiens et la fin du Moyen Âge... Alors que précisément, ce que nous essayons de faire, c'est démontrer que ce n'est pas partout pareil. On est obligés de... Finalement vous savez, c'est une enquête historique qui a une vingtaine d'années, et donc, à l'échelle du travail des historiens, c'est rien du tout, on est dans les grands défrichements. Pour l'instant, on essaye de construire un certain nombre de repères, de lignes de forces, en s'appuyant notamment sur les fondements du christianisme, parce que c'est là où on a beaucoup de documentation. Mais la réponse à votre question est bien évidemment oui, l'objectif est d'aller vers ce genre de raffinement. Est-ce qu'on atteindra, ou ira-t-on vers une géographie affective, avec une espèce de carte, comme on fait pour les climats ? Ça en revanche, jusqu'à preuve du contraire, il ne semble pas y avoir d'identités, de caractéristiques, de types émotionnels qui seraient attachés, comme ça, à des régions. Le flegme britannique, ou les Méditerranéens sanguins, je ne les vois pas dans mes sources. Sont beaucoup plus fortes des valeurs comme l'honneur, que l'on voit de la Suède au Portugal, et je vous assure qu'un Anglais, si vous blessez son honneur, au Moyen Âge, va être tout aussi sanguin qu'un Italien ou un Espagnol. Et donc, des variations de type géographique... En revanche, on voit évidemment de multiples variations en fonction des milieux, des contextes, des situations. J'ai donné quelques exemples de ces "communautés émotionnelles" dont parle Barbara Rosenwein, où elle montre, d'une cour à l'autre, suivant l'environnement, l'expansion, les perspectives, les contestations, on voit qu'il peut y avoir, au niveau de la codification des émotions, des changements. Les changements, ils existent. Les personnalités de groupes sociaux, de milieux, existent. Ça, c'est absolument clair. La géographie émotionnelle... Je ne pense pas tellement. En tout cas, on ne les voit pas. Enfin moi, je ne les vois pas. Auditeur 3. -Pourquoi ne baptisait-on pas à la naissance au Moyen-Âge, et pourquoi s'y est-on mis ? Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap. -On ne baptise pas car il n'y a pas de personnel ecclésiastique dans toutes les paroisses, les curés sont itinérants. C'est plus tard dans le Moyen Âge qu'on va fixer un prêtre par paroisse. On va faire le baptême "quam primum", au jour dit, pour éviter tout ce qui, à mesure qu'on avance dans le Moyen Âge, qu'on arrive dans la période moderne, va être considéré comme des déviances, le répit va être considéré comme tel. Ça va être toléré, mais on va voir des batailles d'évêques, les uns tolérant cette pratique dans leur diocèse, les autres ne le tolérant pas. Donc, baptiser à la naissance va résoudre le problème petit à petit. Au XIXème, on interdira le répit, en décidant que les enfants décédés sans baptême seront dédiés à la Vierge. Ce sont des enfants de Marie. On avait réglé le problème de... Au XIXème siècle, on avait du mal à croire que tous les enfants bénéficiaient d'un souffle divin, on avait passé le siècle des Lumières, la science prenait le pas, ce qui fonctionnait en l'an 1000, ne fonctionnait plus au XIXème siècle. Donc, le baptême à la naissance, des prêtres dans chaque paroisse, les avancées de la science, vont faire disparaître les répits. Il y a conflit ! Auditrice 5 . -Il y a conflit ? J'en ai pour une seconde. C'est pour répondre à monsieur et vous allez me donner votre avis. Il me semble que les enfants étaient ondoyés à la naissance, pour éviter qu'ils partent en enfer. Valérie Delattre, archéo-anthropologue, puis auditrice 5. -À la fin du Moyen Âge. -Et on les baptisait à 2 ou 3 ans. Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap. -Ils étaient ondoyés, ils pouvaient même l'être par la sage-femme, elle avait tout autorité pour ondoyer les enfants, mais ce n'est pas le baptême plein, c'était toujours des subterfuges. On a autorisé les sages-femmes à ondoyer, les pères aussi parfois, mais c'était toujours des subterfuges. Le fin du fin, c'était le baptême délivré par un prêtre. Auditrice 6. -On attendait longtemps, on craignait que l'enfant meure. Je vais pas dire qu'on ne voulait pas faire des frais pour le baptême, mais c'est un peu ça. Valérie Delattre, archéo-anthropologue, Inrap. -Alors, je pense que le baptême était la fête, le moment d'une vie. Après, tout était sur les rails. On a baptisé les enfants tard, parce qu'on n'avait pas eu l'idée de le faire à la naissance, c'était à Pâques, à la Pentecôte. Et si le prêtre ne passait pas, on attendait le tour d'après, d'où des enfants baptisés à 18 mois, 2 ans. Tout ça s'est mis en place dans les mentalités pour juguler cette mortalité infantile sans baptême colossale. On voit tout ça se mettre en place, les limbes, l'ondoiement par les sages-femmes, par les pères, tout ça se met en place pour pallier et éviter ce subterfuge qui reste un petit accommodement avec soi-même. Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille. -À l'origine, les baptêmes sont des baptêmes d'adulte. C'est étonnant qu'on descende, en fait, parce qu'on prend en compte la fragilité de la vie mais au haut Moyen Âge, on baptise les adultes. Auditrice 7. -Bonjour. Vous avez insisté sur la tristesse, la honte, la peur, qui me paraissent des émotions plutôt du côté du retrait sur soi, l'éclosion du sentiment amoureux, qui serait du registre de s'isoler à deux par rapport au collectif. Et, sauf si j'ai dormi, vous avez fait l'impasse sur l'émerveillement, la joie, la gaieté, la liesse, pourquoi pas la transe. Pouvez-vous expliquer ce choix ? Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille. -Je l'explique dans l'introspection ou l'extraversion ? Je crois que c'est Thomas d'Aquin qui fait... Il identifie une petite once de passion fondamentale, et après, les émotions dérivées, il y a une liste d'une soixantaine. Donc, il y a une matière exubérante. Je ne m'étais pas posé la question. Les émotions tristes, pour faire des catégories qui sont souvent les nôtres, il y a une chose très intéressante, qui est de questionner la valeur des émotions par rapport à nos représentations et à ce que proposent les sources. C'est pas du tout évident, par exemple, qu'en toutes circonstances, la tristesse soit une émotion à rejeter, même chose pour la honte. Je ne m'étais pas... Les passions tristes, notamment dans les sources religieuses, elles sont plus présentes, submergent, c'est souvent elles qui nous arrivent. Il y a cette difficulté qu'on a du mal à s'extraire de la souffrance... Donc, il y a une forme de déséquilibre qui vient de la nature de nos sources. Et lorsqu'on enclenche des enquêtes plus fines sur les émotions, de fait, les émotions comme la tristesse ou des ressentis comme la douleur sont malheureusement mieux documentés. J'ai parlé un petit peu également... Il y a des émotions joyeuses. Je suis plutôt un historien du religieux, mais... Si vous parlez de la mystique féminine et de cette expansion délicieuse, je ne demande que cela, c'est une grande partie de mes journées. J'allais dire "de mes nuits aussi", mais ça peut porter à ambiguïté. Mais de fait, on peut travailler un peu tard. J'abonde complètement dans votre sens, c'est un autre pendant qu'il faut prendre pleinement en considération, sachant que parfois, on est un peu étonnés. Par exemple, cela fait quelques années que je travaille sur les formes désirées de honte, notamment venant de femmes religieuses. On a une multiplicité de scènes où l'on voit des femmes, de sources écrites par des hommes, donc avec tous les filtres imaginables, mais malgré tout qui renvoient à des comportements qui ont existé, de femmes réputées saintes recherchant l'humiliation, la honte, et qui le font dans la joie, qui disent n'être jamais plus heureuses, se sentir habitées par le Christ, que lorsqu'elles sont exposées aux regards méprisants des hommes, de la population. Et là, on voit la difficulté, les frontières, que la honte peut être quelque chose qui procure un gain pour soi-même, et de reconnaissance sociale également. C'est aussi des stratégies d'autorité et d'existence de la part de ces femmes qui sont marginalisées par rapport à l'Église, aux hommes, et qui peuvent, dans un premier temps, faire revenir sur elles-mêmes des émotions négatives que la société leur assigne, et ensuite s'en servir pour les rejeter à la figure du monde et construire une forme d'autorité, de légitimité, voire d'ascendant, sur des gens puissants, en renversant complètement l'état de domination émotionnel dans lequel on les place. Et puis enfin, je n'avais pas du tout l'intention, c'est un biais bien involontaire, de me limiter à des émotions de repli sur soi ou sur le groupe. C'est aussi pour cela que j'ai terminé par la fascination, que les médiévaux eux-mêmes ont par rapport aux émotions collectives, qui sont également un univers absolument passionnant et très étrange, auquel nous sommes nous-mêmes aujourd'hui confrontés. Qu'est-ce qu'une émotion collective ? Est-ce une espèce d'organisme qui dépasse la somme des individus qui composent la collectivité ou est-ce la juxtaposition d'émotions individuelles ? J'en parle un petit peu, il faut en parler. C'est un grand chantier historiographique, aujourd'hui. Il n'y a pas d'histoire, notamment pour le Moyen Âge, au sens moderne, il n'y a pas d'histoire des émotions collectives. Il y a eu quelques grands livres, comme celui de George Lefebvre sur la grande peur de 1789. Constituer, s'il y a des étudiants réfléchissant à des doctorats ici, constituer le concept même d'émotion collective en objet d'histoire, c'est un chantier très peu exploré, car d'un point de vue méthodologique, c'est extrêmement complexe. Donc, je fais amende honorable si jamais j'avais de mauvais sentiments ou de mauvaises pensées. Auditrice 8. -Vous avez parlé de ritualisation de l'expression des émotions, presque de théâtralité. Est-ce qu'il y avait une conscience, une prise en compte d'une surexpression des émotions, comme on pourrait le qualifier plus tard d'hystérie, comme un trouble, ou tout était amené à Dieu ou théâtralisé politiquement ? Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille. -Non, c'est-à-dire que tout ce que vous venez de dire, ces paroles existent chez les contemporains. On trouve cette diversité d'énonciation. Ce sont des types de discours, et après, pour l'historien, il faut considérer, contextualiser la nature du discours auquel on a affaire, le contexte dans lequel ça se passe, à quelle époque, à quel endroit. Et ce que l'on peut dire de l'émotion, en réalité, n'a de sens que par rapport à ces éléments de contexte. Donc, on trouve des contextes dans lesquels l'émotion, au contraire, est soumise au principe de la mesure, dans une dimension qui pourrait être qualifiée de stoïcienne, et d'autres contextes où, au contraire, des formes complètement exacerbées sont pleinement légitimes, acceptées, et pas du tout critiquées. Des explosions de colère, de larmes, peuvent avoir complètement leur place à un moment, et à un autre moment, être considérées comme totalement malvenues. Donc, tout dépend du contexte. Et le discours de l'émotion excessive, comme vous dites, existe également. On ne parle pas encore d'hystérie, mais effectivement, dans mes récits de saints, j'ai des exemples de femmes qui rentrent dans une église, ce sont de grandes dévotes de François d'Assise, elles voient un vitrail le représentant et elles se mettent à hurler. Elles ne tiennent plus en place, déambulent dans l'église, elles hurlent, pleurent. Et la personne qui rend compte de cela explique : "À ce moment-là, je ne savais plus où me mettre, j'avais tellement honte d'assister à cette scène." On comprend bien qu'il la considère comme complètement folle. Sauf qu'ensuite, dans ce contexte hagiographique, le même auteur dit : "Mais après, j'ai compris, c'est moi qui étais orgueilleux, elle était dans le bon comportement." Mais ça, oui. On essaye même de soigner ces... Mais on n'est pas encore... Il faut faire attention. C'est aussi une évolution lente de l'histoire qui va consister à "pathologiser" ces comportements de l'ordre de la spiritualité. Ça, c'est quelque chose qui est bien... Chez Foucault et d'autres, on voit bien que, petit à petit, c'est le discours de la maladie, que ce soit la maladie physiologique ou mentale, qui va supplanter celui de la folie, par exemple. Mais ça n'empêche que ces différents registres existent. Auditrice 8. -Bonjour. J'avais lu un article, il y a quelque temps, sur les relations d'amour fraternel entre chevaliers et les contrats auxquels ça pouvait donner lieu. Des textes montraient que c'était des sentiments très forts. À partir de quel moment, ces relations qui étaient contractualisées deviennent de moins en moins importantes ? Est-ce que ça déborde du Moyen Âge, ou est-ce que ça se produit avant la déliquescence de la vassalité ? Qu'est-ce qui fait que ça devient de moins en moins important ? Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille. -Très vaste question. Visiblement, c'est un phénomène qui est extrêmement lent, et qu'il faut caractériser par rapport à la nature du lien en question. Ici, nous parlons de liens qui unissaient, en général, notamment pour le Moyen Âge central, des membres de l'aristocratie guerrière. Ce sont des liens qui sont qualifiés en termes amoureux, parfois en termes qu'on désignerait comme étant érotiques. C'est le même vocabulaire utilisé dans la poésie érotique, qu'on va retrouver dans ces serments de fidélité, d'amour entre chevaliers. Mais il ne faut pas oublier que ce sont aussi des liens politiques, parce qu'au Moyen Âge, on qualifie le lien politique avec le vocabulaire amoureux, qui est le même, parfois, que le vocabulaire érotique. C'est plutôt nous qui sommes embêtés, car nos représentations ont du mal à faire avec. Quand il y a de l'érotique, il n'y a pas du politique, enfin en général, au moins dans le discours publique. Alors qu'au contraire, là, on est dans des tonalités de discours, des registres où il faut que ces différents niveaux s'articulent. Je dis cela pour ne pas faire une transposition qui serait erronée, de s'imaginer qu'on est dans une sorte d'amitié masculine très poussée. Il ne faudrait pas transposer des liens privés contemporains, sans aller ni vers un extrême, ni vers l'autre. Et de fait, effectivement, ces manifestations, ces déclarations d'amitié, d'amour, sont très nombreuses. Ça commence à se distendre à partir du XIIIème siècle. On voit quand même, très nettement, à partir du moment où les codes de la féodalité sont de plus en plus ritualisés et correspondent de moins en moins à la réalité du pouvoir politique tel qu'il est exercé, à partir du moment où les monarchies souveraines se mettent en place, on voit que... Ce cadre-là se démonétise progressivement. De plus en plus, on rentre dans une logique qui est strictement rhétorique, avec de moins en moins d'efficacité politique de la chose. Les pactes d'amitié relèvent de la rhétorique mais ont un enjeu de pouvoir, de fidélité politique très fort jusqu'au XIIème siècle. Ils continueront d'être revendiqués très tard, après la Renaissance. Mais de plus en plus, ils deviennent des éléments de pure rhétorique. Jusqu'à aboutir à notre correspondance, quand deux collègues médecins commencent par dire : "Cher ami,", ce qui veut dire : "Toi, inconnu, que peut-être je déteste, mais, vu qu'on est collègues..." Il ne reste plus que ce lien. Je dirais que le XIIIème siècle est le point de basculement, parce que ça en est un sur plein de choses, et notamment sur la mise en place du mariage hétérosexuel. Il va devenir plus problématique à partir du XIIIème siècle, où on fait rentrer tout ce discours de l'affectivité intense avec une dimension potentiellement sexuelle, où la sexualité devient amoureuse, puisque c'est ce que demande l'Église dans le cadre conjugal. À partir du moment où ce discours-là devient la colonne vertébrale du mariage hétérosexuel, du sacrement du mariage, solidifié à la fin du XIIème siècle, petit à petit, ça devient problématique d'avoir deux hommes qui tiennent exactement le même discours. Alors, on fait la part des choses. Et là aussi... On fait très bien la part des choses, et eux le font davantage que nous. Mais petit à petit, je pense que la rhétorique du mariage amoureux va accélérer le discrédit ou la démonétisation de ce registre de l'homo-affectivité. Modératrice. -La dernière question, merci. Auditeur 4. -Je voulais revenir sur les émotions de joie dont on a parlé il y a quelques minutes. Quand on se penche sur le Moyen Âge, on entend parfois parler du carnaval, des moments où il y a une sorte d'explosion émotionnelle, dans cette société extrêmement codifiée, avec toutes ces normes. Un moment consacré au bas peuple, le plus souvent, où dans cette joie immense, tout devient sans règle, tout part dans un grand déluge. Pensez-vous que ce carnaval, dont on entend parler notamment dans... Dans les livres de Mikhaïl Bakhtine ou d'autres auteurs, pour vous, ce carnaval est un mythe ou un véritable fait historique ? Damien Boquet, historien, maître de conférences, université d'Aix-Marseille. -Ah non. Les sources sont assez tardives pour nous, pour bien les connaître, mais ce n'est pas un mythe. Alors, il y a le carnaval, et une forme qui est très proche, c'est le charivari, par exemple, qui est bien attestée et documentée à partir du XIVème siècle, de la fin du Moyen Âge. Mais non, ce n'est pas du tout un mythe. Mais on pourrait dire : "Qui y a-t-il de plus codifié qu'un carnaval ?" C'est vraiment l'inversion préparée, limitée dans le temps, vous voyez, c'est très codifié un carnaval. Ce qui n'empêche pas du tout... Il y a une forme de spontanéité, mais c'est une spontanéité qui est anticipée. Donc, les... Les deux se combinent pleinement, et peuvent déraper, rester complètement dans les cadres. Et c'est là où, à partir du moment où on commence à avancer un peu, on se rend compte qu'il est difficile d'avoir un discours strictement normé. On le voit, sur un plan beaucoup moins joyeux, excusez-moi, le problème des violences antisémites au Moyen Âge, qui sont, dans une certaine mesure, notamment lors des fêtes pascales, ça a été bien étudié, on voit qu'il y a une forme de ritualisation qui est tolérée, si ce n'est encouragée. Les Juifs sont obligés de rester chez eux, jets de pierre... Donc, il y a une violence qui est exercée, et cette violence, en même temps, elle est canalisée. Et parfois ça dérape, évidemment. Vous ne pouvez pas exciter les gens, leur demander de jeter trois cailloux, puis de rentrer. Il y a des moments où les choses ne fonctionnent pas comme prévu, et donc laissent quand même ouverte la porte de la complexité, du fait que ça déborde. Mais quand ça déborde, c'est que les choses vivent par elles-mêmes. Pour les émotions, on a quand même très facilement un discours très hydraulique des choses. Les paroles aussi débordent, donc les émotions, c'est pareil. Modératrice. -Merci, merci infiniment. On va arrêter là pour ce soir. Damien Boquet, historien, puis Valérie Delattre, archéo-anthropologue. -Merci à vous, merci d'être venus. -Merci beaucoup.
Les croisades ne faisaient pas consensus au sein de la communauté chrétienne, contrairement à l’idée reçue. Des prêtres, des moines, des troubadours se sont élevés contre ces expéditions et leurs violences.
Avec Martin Aurell, historien médiéviste, professeur à l’université de Poitiers.
L’astronome du Moyen Âge est aussi astrologue, et c’est à ce titre qu’il bénéficie de la protection du prince. Comment exerçait-il son art ? Que nous apprennent aujourd’hui les horoscopes anciens sur les connaissances astronomiques de l’époque et la transmission des savoirs ?
Avec Denis Savoie, astronome, directeur de la médiation scientifique et de l’éducation, Universcience.
De quelles maladies souffrait-on au Moyen Âge ? Quelle médecine pratiquait-on ? Quels étaient les remèdes utilisés ? Les recherches en histoire et en archéo-anthropologie nous renseignent sur l’état de santé des populations d’alors.
Avec Danielle Jacquart, historienne médiéviste, directrice d’études à l’EPHE ; Cyrille Leforestier, archéo-anthropologue, Inrap.