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M É T A U X P R É C I E U X :
F L U X E T I M M O B I L I S A T I O N S
e monnayage des métaux précieux (or
et argent) est sans doute l’élément le
plus probant du paradigme décrit à
l’instant, celui aussi qui témoigne le
mieux de son retournement. On sait
que l’or pousse comme des carottes au royaume de
Ghâna (aux dires des géographes arabes) et que
l’argent sort des mines carolingiennes de Saxe,
dans le massif du Harz. Les métaux qui arrivent
sous forme de lingots dans l’Empire islamique,
monnayés au nom du calife ou de l’un de ses substi-
tuts, repartent en sens inverse, en échange des
matières premières importées des confins barbares,
pour s’enterrer là-bas au sens propre – car, qui a
besoin au quotidien de dinars
d’or ou de dirhams d’argent
dans la lointaine Europe ? La
thésaurisation des monnaies
islamiques croît en proportion
de l’éloignement de l’empire.
Elle atteint son maximum en
mer Baltique, dans l’île de Got-
land (en Suède), où quelque
sept cents trésors monétaires
ont été retrouvés, contenant au
total plus de 168000 pièces,
principalement des dirhams d’argent abbassides.
L’irruption de l’Europe au cœur du système-monde
islamique n’y change rien : l’histoire monétaire des
États latins d’Orient, aux xii
e
et xiii
e
siècles, est à ce
titre éloquente. L’essentiel des monnaies d’or qui
circulent dans le royaume de Jérusalem sont des
dinars fatimides – à l’image de ce trésor de
2600 pièces récemment retrouvé au large de Césa-
rée. Quand les Francs frappent des monnaies d’or
ou d’argent, ce sont des imitations plus ou moins
convaincantes des dinars et des dirhams, portant la
profession de foi musulmane, au grand dam du
légat pontifical qui en interdit la frappe vers 1250.
Tout cela change au milieu du xiii
e
siècle, quand
l’Europe renoue avec le monnayage de l’or ; bientôt,
au xv
e
siècle, l’Égypte importera des textiles ita-
liens, l’empire désertera l’Orient.
Mais que signifient ces trésors enfouis ?
Croira-t-on que là où sont les plus abondants tré-
sors monétaires dérobés aux vivants, là étaient les
L
flux les plus nourris ? Les trésors délimitent plutôt
l’extension des périphéries d’un monde où les
objets thésaurisés ont été produits et mis en circu-
lation ; ils en sont le négatif. Au-delà du paradoxe,
c’est un mouvement dialectique qui anime le pre-
mier essor de l’économie européenne. Dans
Guer-
riers et paysans
(1973) de Georges Duby (1919-1996),
on peut lire des pages essentielles sur l’anthropolo-
gie des prélèvements et des « générosités néces-
saires » d’une aristocratie prédatrice, toujours
prompte à sacrifier ses richesses dans la tombe. Or,
c’est l’évangélisation qui, lentement, vide les
tombes et fait suivre la thésaurisation d’une déthé-
saurisation, alimentant à son tour un nouveau cir-
cuit d’échanges vers les trésors
d’église. N’allons pas cepen-
dant surestimer ce qui circule
par rapport à ce qui stagne. Il
en faut peu à l’histoire globale
pour dessiner d’une main sûre,
sur la foi de monnaies ou de
coquillages, de ces grandes
flèches d’échanges qui zèbrent
le monde. Quelques traces
légères enterrées çà et là, mais
séparées
d’immenses
dis-
tances, et le tour est joué :
on est passé par là.
C’est
ainsi que s’invente la légende des peuples, des lan-
gues et des civilisations. Rappelons que nous par-
lons de quantités infimes : au xiii
e
siècle, tout l’ap-
provisionnement en soie chinoise de Lucques (en
Toscane), principal centre soyeux de l’Europe occi-
dentale, tient sur six charrettes par an. Nous le
savons grâce aux archives : les cités italiennes sont
des conservatoires documentaires – d’écritures
commerciales mais aussi de traités diplomatiques.
Quand les Francs
frappent des monnaies
d’or ou d’argent, ce sont
des imitations des
dinars et des dirhams.
Page de gauche – Trésor monétaire
contenant des dirhams abbassides
en argent, île de Gotland (Suède),
ix
e
-xii
e
siècle.
Florin en argent orné d’une fleur de lys,
vers 1250. Florence, Museo Nazionale
del Bargello.