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Mais cette nouvelle donnée n’est pas uni-
quement un fait géopolitique ; elle est le moteur
d’une autre géométrie du Vieux Monde. En inté-
grant durablement dans un même espace les très
anciens foyers économiques de la Méditerranée
orientale et de la mer d’Arabie, en articulant en
quelque sorte le monde autour de ce qui apparaît
désormais comme sa véritable charnière (l’Eu-
phrate) et, enfin, en ouvrant au-delà de ses
frontières
de nouveaux
fronts
commerciaux (avec l’Extrême-
Orient, l’Europe septentrionale, l’Afrique subsaha-
rienne), le monde islamique s’affirme en tant que
noyau central, principe organisateur d’une géogra-
phie globale dans laquelle
toutes les parties sont en
conversation avec les autres, à
leurs places de provinces du
monde.
De ce temps-monde, les
mappemondes
médiévales,
tant
islamiques
qu’euro-
péennes, constituent une sur-
prenante expression visuelle.
Elles organisent le monde de
façon radiale : les deux conti-
nents (l’Eurasie et l’Afrique),
déployés comme des pétales, enveloppent deux
bassins maritimes fermés (la Méditerranée et
l’océan Indien, s’opposant et se joi-
gnant de façon spéculaire, horizon
onirique l’un de l’autre) qui sont
comme le système sanguin du monde.
Appelons ce temps-monde, qui com-
mence au vii
e
siècle, «Moyen Âge ».
Mais quand s’arrête-t-il ? Disons, pour
prendre la question à revers, que l’on a
déjà cessé de l’entendre au xvi
e
siècle, et que l’on ne
saura pas très bien dire, comme un orchestre qui
déjoue, si telle ou telle partie n’a pas déjà cessé
d’être en cadence depuis un ou deux siècles. La
musique du monde est devenue arythmique.
Un nouveau régime de globalité se met en
place : unmonde qui n’est plus le VieuxMonde ; des
polarités et des relations entre les parties qui ne
sont plus les mêmes ; des mobilités individuelles
ayant des déterminants distincts. Car, si l’on appelle
«Moyen Âge » ce système spatio-temporel de
mondes fermés mais articulés, il ne peut se conce-
voir sans l’ailleurs fabuleux que
Jacques Le Goff nommait préci-
sément ses horizons oniriques.
Dès lors qu’ils reculent vers les
provinces
de
l’imaginaire,
s’égarent en utopie ou se
réduisent comme peau de cha-
grin (il y aura des Amazones en
Amérique du Sud, des monts de
la Lune en Afrique centrale,
jusqu’au cœur de notre époque
contemporaine), on entre dans
un autre monde – celui où, au
xvi
e
siècle, peut se penser une
connaissance directe des autres parties, sans seuil
ni intermédiaire, un monde dans lequel le traduc-
teur arabe que les navigateurs portugais embar-
quaient toujours avec eux n’est plus d’aucun
secours. Car la langue des Maures n’est pas partout
la langue de l’autre. Bientôt viendra le temps des
grammaires nahuatl en italien ou en allemand, ce
monde bouclé où l’on peut se demander, avec Serge
Gruzinski,
Quelle heure est-il là-bas ?
Le monde islamique
s’affirme en tant
que noyau central,
principe organisateur
d’une géographie
globale.
La conquête espagnole du Mexique, dans
Histoire mexicaine,
dit
Codex Azcatítlan,
1501-1600. Sur la gauche, les figures
d’Hernán Cortés et de La Malinche.
Paris, BnF.
Page de droite – Carte de la ville de Ferrare
et des six rivières coulant dans le golfe de
Venise, extraite de Pîrî Reis,
Kitab-i Bahriye
[Livre de navigation],
1511-1521. Baltimore,
The Walters Art Museum.
RYTHMES DU MONDE AU MOYEN ÂGE