P001-224-9782100776580.indd - page 18

2
ALLUMER
l’intensité. Tout le monde peut le faire, mais tout le monde ne sait
pas
bien
le faire. Cet apparent paradoxe réside dans l’écart entre un
individu qui possède un statut ou de l’expérience et celui qui en est
dépourvu. Car allumer un feu est un privilège, une prérogative réservée
à quelques-uns qui s’en trouvent auréolés de prestige et d’autorité; ils
sont maîtres du feu.
Le privilège d’allumer •
Parce que le feu est porteur d’humanité, parce
qu’il est un agent extrêmement puissant, doué de mouvement et d’au-
tonomie, et de ce fait difficile à contrôler, parce qu’il est à l’origine
des arts et de la technique, ses qualités rejaillissent sur celui qui le
maîtrise. Le feu est le privilège des humains par rapport aux autres êtres
vivants. Dans les mythes, les animaux sont souvent, avec les dieux et les
femmes, possesseurs originels du feu, mais tous les récits s’achèvent
sur la bonne fortune des hommes qui les supplantent dans ce privilège.
En le distinguant définitivement de l’animal, la capacité de produire du
feu va conférer à l’homme une stature de démiurge.
Allumer un feu, c’est
a priori
l’enfance de l’art, mais certainement
pas un art de l’enfance tant l’interdit est premier à cette période de
la vie. Allumer un feu est le fait des adultes, et encore, seulement de
quelques-uns qui semblent ne vouloir déléguer à personne cette fonc-
tion dont l’enfant perçoit vite qu’elle est auréolée de pouvoir et de
mystère. La prohibition s’exerce d’autant plus fort en direction des
enfants que le danger dont le feu est porteur est à la fois physique
(brûlure) et moral (sexualité).
Allumer la flamme du désir •
De la Préhistoire à nos jours, les procédés
d’allumage ont évolué et se sont diversifiés – jusqu’aux allumettes
et briquets actuels – selon deux procédés : la percussion et la fric-
tion. L’analogie entre l’accouplement et ces deux procédés d’allumage
conduit le grand philosophe du feu Gaston Bachelard à «penser la
substance dans sa production [et] dans sa génération». Il faut entendre
la «génération» au sens de la reproduction, de l’action d’engendrer.
Par sa chaleur et sa substance, le feu est réputé pour ouvrir et péné-
trer les corps. Par son pouvoir générateur, il les féconde. Tout, dans la
physionomie ou la substance du feu, est rapporté aux organes mascu-
lins: chaleur, vitalité, fertilité, verticalité, dynamique, etc. Ces valeurs
infiltrent le langage des rapports amoureux ou sexuels. En raison de
l’universelle résonance sexuelle du feu, la dangerosité vient de ceux,
mais surtout de celles, qui enflamment les esprits et embrasent les
corps. Notons qu’une «allumeuse» est une « femme aguichante qui
cherche à susciter le désir masculin», tandis qu’un «allumeur» est le
1...,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17 19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,...44
Powered by FlippingBook