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Geste galant, domestique ou malveillant, allumer un feu contient tout à la
fois une dose de savoir-faire et de malice. La réussite de l’entreprise est
toujours un orgueil, parfois une question de vie ou de mort.
Tout feu commence par un allumage. Ainsi s’ouvre le grand récit du
feu. Si les hommes préhistoriques ont employé le feu bien avant de
le produire, l’humanité a pris un tournant décisif voilà 400 000 ans
lorsque le genre humain (
homo
) s’est distingué des autres êtres vivants
en le domestiquant, c’est-à‑dire en maîtrisant son allumage. Dans son
essai consacré aux
Mythes sur l’origine du feu
de tous les continents,
James George Frazer écrit: «Ces récits [mythes] supposent implicite-
ment qu’il y a eu trois âges successifs […]: l’Âge sans Feu, l’Âge du Feu
Employé et l’Âge du Feu Allumé»; il affirme par ailleurs que «de toutes
les inventions humaines, la découverte de la façon d’allumer le feu a été
probablement la plus importante et la plus riche en conséquences».
Allumer pour le bien ou pour le mal •
Allumer un feu est un acte simple,
à la portée de tous, mais c’est aussi un art, et un art ambigu. «Pour
bien allumer un feu, il faut être méchant ou amoureux.» Ce proverbe
limousin corrobore l’ambivalence attachée au feu et à ceux qui le
manipulent. Méchant ou amoureux sont deux états antithétiques
qui assurent une même compétence: l’habileté à allumer un feu. Le
proverbe dénote la polarisation contraire des sentiments qui peut
animer le maître du feu: la malveillance ou la bienveillance. Posséder
le feu signifierait-il être possédé par lui? Dans son ouvrage
La psycha-
nalyse du feu
, le philosophe Gaston Bachelard l’assure: «Le feu est le
principe d’une ambiguïté essentielle. […] La raison d’une dualité si
profonde, c’est que le feu est en nous et hors de nous.» Être méchant
ou amoureux, c’est en effet être à la fois sous l’emprise d’un feu inté-
rieur et porteur d’un feu destructeur ou (pro)créateur.
La compétence d’allumer •
La précision du proverbe – « pour
bien
allumer » – suppose une excellence dans laquelle une éthique, une
esthétique et une technique du feu sont perceptibles. Ces valeurs
rappellent que si tout le monde peut allumer un feu,
bien
allumer un feu
est l’affaire d’individus singuliers. Une singularité qui procure l’excel-
lence de l’art, elle-même tenue d’un état extraordinaire, littéralement
hors de l’ordinaire, un état qui procède de l’excès ou, du moins, de
♦♦
Un homme allume un feu sous le regard d’une femme
à la fin du xix
e
siècle.
ALLUMER