Il est clair que l'Exposition Universelle de Paris, en 1857, a cristallisé cet intérêt. Au chapitre 14 de 20 000 lieues sous les mers, Verne compare le hublot du Nautilus, à travers lequel les héros regardent le monde marin, à la vitre d'un immense aquarium, et ce n'est pas pour rien : son modèle est l'aquarium géant de l'Exposition de 1867 qui a permis aux Parisiens d'admirer plus de 800 poissons ! Dans le roman, Verne montre une micro-société qui tire sa subsistance de l'océan, que ce soit pour la nourriture, les vêtements... Or, à l'époque, la pisciculture est en plein développement, et les plans des viviers du bassin d'Arcachon avaient été présentés à l'Exposition Universelle.
Il y a aussi le scaphandrier...
M. M. : Oui, c'est très important. C'est lui qui permet aux héros de 20 000 lieues sous les mers d'accomplir leurs balades sous-marines, leurs chasses, etc. A l'époque, le scaphandrier devenait un héros de la science en marche. Alphonse Esquiros, un romantique qui a été exilé en Angleterre à partir du coup d'État du 2 décembre 1851, avait présenté le scaphandrier comme "Ce chevalier errant des mers qui ouvre à la science le chemin des aventures de l'esprit". On a l'impression que c'est le capitaine Nemo qui parle, et on comprend que les scaphandres fascinent Verne. Même si ce dernier n'est pas vraiment l'ancêtre du commandant Cousteau — sa proposition d'amélioration des scaphandres ne tenait pas debout — on peut dire que l'univers du capitaine Nemo a certainement suscité maintes vocations d'océanographes. Pour moi, Verne est moins le précurseur, que l'homme qui, sur le plan littéraire, a su tirer parti de suggestions, de textes qu'il a lus, de textes de vulgarisation, de textes de romanciers, pour construire un imaginaire à partir des éléments que lui fournissait l'actualité.
Sa façon de vulgariser la science est nouvelle ?
M. M. : Il y a un élément didactique très présent. Avec 20 000 lieues sous les mers , on voit que le voyage sous-marin à travers les mers du globe est aussi l'occasion d'enseigner l'ichtyologie, la géologie, de montrer à travers des paysages attractifs tout un monde que découvre le lecteur — et celui-ci n'est pas forcément jeune d'ailleurs, car il faut souligner que dans les années 1860, le lecteur de Verne était aussi bien un adolescent qu'un adulte — et donc, il s'agit d'enseigner. Cela dit, il faut faire attention, car on a surestimé l'originalité, la hardiesse de l'imaginaire prospectif et des conjectures scientifiques et technologiques de Verne, pour le transformer en prophète de la science et cela a été la dominante jusqu'aux années 1950. Ensuite, on a eu tendance à renoncer à exalter le précurseur inspiré pour mettre en avant le grand écrivain, le poète, le chantre de l'aventure et de l'imaginaire. L'image de Verne a subi une profonde modification à partir des articles de Michel Butor, de Carrouges, dans les années 50.