Il a vécu aussi le début de l'ère industrielle...
M. C. : Autant il s'informait sur les sciences et les techniques, il échangeait avec des savants, autant il a peu de vision de la production industrielle émergente, cette époque des maîtres de forge. Quand Verne meurt, Taylor Ford organise l'usine moderne dans les usines américaines. Il ne l'a donc pas perçu. Il n'aimait pas l'industrie, chaque fois qu'il évoque les usines, c'est pour dire qu'elles polluent, que c'est un monde sinistre et kafkaïen.
Les illustrations (que Verne contrôlait de près) de la collection Hetzel montrent les visions des usines sont aussi très pessimistes et rustiques. Ce sont des cheminés fumantes, des grands murs sans ouverture. Des équipes qui travaillent dans des conditions extrêmes, dans l'obscurité des forges, sans aucune sécurité au travail. On considère qu'un accident du travail est un événement normal qui ne doit pas perturber le cours de la production. Mais Verne n'a pas fait comme Zola qui a descendu dans les mines quand il a écrit Germinal, pour voir ce que cela faisait réellement, ni comme Victor Hugo qui a visité l es Filatures du Nord.
Dans votre livre*, vous écrivez "des horizons absurdes parfois, des horizons prémonitoires souvent, des horizons poétiques toujours". On parle peu de la poésie de Verne, pourtant toujours présente...
M. C. : Oui, Verne a une dimension très poétique, à travers la création d'univers qui n'existaient pas encore avant lui et qui font rêver. Il a quand même inspiré de véritables littérateurs. Il y a deux exemples que l'on cite souvent : on reconnaît que le Bateau ivre de Rimbaud est directement inspiré de 20 000 lieues sous les mers. Quant à Alain Fournier, qui fait aussi dans le fantastique et la rêverie, il se serait inspiré du Château des Carpates pour créer l'ambiance du Grand Meaulnes.
Il y a George Méliès parmi les successeurs de Verne...
M. C. : Oui. Ses successeurs ne se trouvent pas tellement dans la littérature, mais dans le cinéma et dans la bande dessinée car les univers dont je parlais sont des univers de BD avant la lettre. Il suffit de voir comment dans ses deux albums Objectif Lune et On a marché sur la Lune Hergé a copié De la Terre à la Lune et Autour de la Lune. Dans Tintin, il y aussi trois astronautes, le seul animal est un chien, etc.
Si le créateur du Nautilus revenait ici aujourd'hui, pensez-vous qu'il serait attristé de voir que le sous-marin qu'il imaginait pacifiste serve à des fins militaires ?
M. C. : Je pense qu'il réagirait assez mal, car il était pacifiste et fortement opposé à la guerre. La seule violence qu'il ait supporté était celle de la guerre de sécession, car il était anti-esclavagiste. À ses yeux, le Nord des États-Unis se battaient pour la bonne cause, il était donc relativement content. Le Nautilus est un moyen pour se déplacer, pas une arme (même si Némo se venge un certain nombre de fois).
Il y a peu de romans qui porte sur l'armement. Il y en a deux ou trois où il tourne bien, si j'ose dire, c'est-à-dire à la déconfiture de celui qui poussait la vision militariste contre la vision idéaliste. Par exemple dans Les 500 millions de la Bégum, les deux rivaux, l'un idéaliste qui veut fonder la cité idéale et l'autre militariste, qui veut construire une usine d'armement sont confrontés. Bien sûr, c'est nécessaire au déroulement romanesque, c'est le premier qui gagne et se trouve dédouané de toute la menace que la rivalité faisait peser.
Interview réalisée par Natacha Quester-Séméon & Jean-Rémi Deléage, 2005
* Jules Verne et les sciences, Cent ans après, Michel Clamen, Belin-Pour la science, février 2005