Exhumée il y a tout juste trente ans dans les collines éthiopiennes de l’Afar, le 24 novembre 1974, le plus célèbre fossile hominidé a perdu, depuis, son titre de plus lointaine ancêtre de l’humanité. Pourtant, Lucy occupe toujours une place de choix dans notre arbre généalogique.
« Nous l’avons trouvé ! Un squelette presque complet ! »
C’est un véritable cri de joie et d’excitation qui s’échappe, ce matin du dimanche 24 novembre 1974, dans les collines éthiopiennes de Hadar, de la bouche de l’étudiant en paléontologie américain Tom Gray. Alertés, ses collègues de la mission franco-américaine de l’Afar (International Afar Research Expedition) accourent, en prenant soin de ne pas fouler du pied quelque fossile hominidé… et restent bouche bée devant le spectacle qui s’offre à eux.
Maurice Taïeb, géologue français actuellement en poste au laboratoire CEREGE d’Aix-en-Provence, et qui avait repéré quelques années auparavant le potentiel fossilifère exceptionnel de cette région, d’environ 80 kilomètres carrés, située au nord-ouest de l’Ethiopie, à l’ouest de la dépression de la Rift Valley, se souvient de ces premiers instants :
« Au centre d’un rectangle de dix mètres sur deux, à ciel ouvert et dégagé par des eaux de ruissellement, des dizaines de côtes et de vertèbres affleuraient, serrées les unes contre les autres, préfigurant le squelette presque complet qui serait ensuite reconstitué par mon collègue américain Donald Johanson. C’était un spectacle très émouvant, inoubliable ».
Baptême au son des Beatles
La suite de l’histoire fait aujourd’hui partie de la légende de la paléontologie humaine. De retour au camp de base de Sidi Hakoma, les chercheurs, les guides et les ouvriers appartenant à l’ethnie Afar fêtent la fabuleuse découverte.
Le champagne coule à la santé de l’hominidé fossile exhumé de sa gangue de terre, et le petit magnétophone du campement joue le célèbre air des Beatles, Lucy in the sky with diamonds. À l’unanimité, la décision est prise de baptiser du nom de Lucy la nouvelle venue dans la famille déjà bien garnie des lointains ancêtres de notre espèce actuelle, Homo sapiens. « C’était surtout beaucoup plus simple à prononcer que le nom savant du genre auquel elle appartenait, Australopithecus ! », raconte Maurice Taïeb.
Qui est donc cette Lucy, qui va remporter un succès médiatique sans précédent, et occuper pendant de nombreuses années la place enviée de grand-mère de l’Humanité. Ce n’est qu’au terme de travaux de datation complexes, et d’analyse de son squelette en comparaison avec d’autres hominidés connus à l’époque, que son âge et son identité précise seront établies.
Ainsi, il faudra attendre plusieurs années, et la mise en évidence d’un marqueur volcanique fiable situé un petit peu au dessous des sédiments qui contenaient le précieux fossile, pour établir son âge : Lucy évoluait il y a environ 3,2 millions d’années. L’annonce de cette datation fait alors l’effet d’une bombe.
« À l’époque, explique le paléo-anthropologue François Marchal du laboratoire Anthropologie, adaptabilité biologique et culturelle de Marseille, Lucy appartenait tout simplement à l’espèce la plus ancienne de la lignée humaine, et il était logique de la placer, dans l’arbre généalogique des hominidés, c’est-à-dire l’ensemble des formes humaines éteintes ou actuelles, à l’origine de toutes les autres ».
Plus fort encore : Lucy, grâce aux 52 fragments osseux qu’elle a légués, et les autres fossiles exhumés à Hadar vont être à l’origine, quatre années après la découverte, de la création d’une nouvelle espèce d’Australopithèque (terme désignant un ensemble d’hominidés bipèdes africains possédant un cerveau de moins de 500 centimètres cubes et de puissantes mâchoires). En 1978, Donald Johanson, Tim White et Yves Coppens définissent en effet l’espèce Australopithecus afarensis.
Bipède, mais pas en permanence
Sur la base des nombreuses études menées depuis trente ans, la morphologie et l’environnement des afarensis sont désormais bien connues.
Lucy, une femelle de vingt ans environ, mesurant à peine à plus d’un mètre, appartenait à une espèce qui a évolué pendant plusieurs centaines de milliers d’années en Afrique de l’est, de l’actuelle Ethiopie à la Tanzanie, en passant par le Kenya. Les afarensis avaient une capacité crânienne moyenne d’environ 400 centimètres cubes, c’est-à-dire la plus faible de tous les hominidés connus. Ils présentent de nombreux caractères proches des nôtres, leurs mains par exemple étant certainement capables d’une préhension très précise.
Ils possédaient une forme de bipédie, mais qui a du être utilisée par les afarensis en alternance avec le grimper aux arbres. Cette bipédie devait certainement être d’un type éloigné de la nôtre, beaucoup plus chaloupée, avec des balancements latéraux importants. Une démarche qui devait poser certains problèmes à ces hominidés, car elle représentait une dépense énergétique importante, argument plaidant pour la persistance du grimper aux arbres.
Les afarensis ont évolué au cours de leur histoire dans des paysages de savane qui ont subi de nombreuses modifications au fil des temps géologiques, tour à tour plus ou moins boisées ou ouvertes, au gré des changements climatiques.
Est-ce pour s’adapter à ces modifications environnementales que certains Australopithèques ont peu à peu privilégié la bipédie dans leurs stratégies évolutives, en particulier à l’est de la Rift Valley ? Peut-être, mais cette théorie, ne fait pas l’unanimité chez les paléo-anthropologues.
Dans leurs prudentes pérégrinations dans la savane arborée, à la recherche des racines et des tubercules dont ils se nourrissaient, voire de quelques charognes, Lucy et les siens risquaient à tout moment de croiser la route de redoutables carnivores, tels que le machairodus, sorte de tigre aux dents recourbées, ou encore un troupeau de dinotheriums, de la même famille que les éléphants, dont les défenses inférieures lui servent à briser les branchages. Quand ils ne devaient pas, pour atteindre un territoire moins dangereux ou plus verdoyant, traverser à pied un cours d’eau, courant alors le risque de se noyer… C’est d’ailleurs vraisemblablement de cette façon que Lucy a perdu la vie, il y a quelque 3,2 millions d’années, comme semblent l’indiquer la position de son squelette et la nature des sédiments dans lesquels elle a été retrouvée.
Redescendue de son piédestal
Longtemps star incontestée des hominidés fossiles, qu’est devenue Lucy trente ans après sa découverte ? Sans vouloir lui faire injure, il faut bien reconnaître qu’elle a dû redescendre, depuis, de son piédestal.
Tout d’abord, elle a dû céder la place à plusieurs autres candidats au titre envié de plus ancien ancêtre de la lignée humaine. C’est par exemple le cas d’Orrorin tugenensis, fossile vieux de 6 millions d’années découvert au Kenya, et dont le fémur rectiligne prouve qu’il marchait bien plus droit que Lucy…
Autre prétendant, l’Ethiopien Ardipithecus kadabba, 5,7 millions d’années au compteur et une taille de plus d’un mètre, mais rapproché par certains chercheurs de la lignée des grands singes.
Quant à Toumaï, ou Sahelanthropus tchadensis, exhumé en 2001 au Tchad, il suscite de nombreuses controverses, avec ses caractères à la fois pré-humains et simiens, et son âge de 7 millions d’années…
Pire encore pour Lucy, la liste de ses « contemporains », c’est à dire des hominidés se situant dans les mêmes fourchettes temporelles, s’est également allongée. Entre 4,2 et 1 million d’années, ce sont ainsi neuf espèces, réparties en trois genres, qui apparaissent et disparaissent, de la Tanzanie au Tchad, en passant par le Kenya et l’Afrique du Sud.
Il s’agit de cinq Australopithèques (anamensis, afarensis, africanus, bahrelghazali et garhi), genre dont le premier représentant fossile a été découvert en 1924 en Afrique du sud, et trois Paranthropes (aethiopicus, boisei et robustus), parfois appelés Australopithèques robustes, caractérisés par la robustesse de l’appareil masticatoire et du crâne… Kenyanthropus platyops, découvert en 1999, complète le tableau.
Et une majorité de paléoanthropologues s’accorde aujourd’hui pour reconnaître que les afarensis ne sont pas les meilleurs candidats au titre d’ancêtres des premiers Homo : les Homo habilis et rudolfensis, qui apparaissent en Afrique de l’est et du sud il y a 2,5 millions d’années.
Un modèle d’étude incomparable
Pour autant, le petit bout de femme exhumé des collines de l’Afar occupe toujours une place à part dans l’histoire de la discipline.
« Par la quantité et la qualité des restes, puisque près de 500 restes attribués à afarensis ont été découverts à Hadar au fil des missions, cette espèce est devenue un modèle d’étude incomparable, offrant la possibilité d’éclaircir des questions comme la variabilité entre individus, les différences morphologiques entre mâles et femelles, ou la locomotion, témoigne François Marchal. Ce travail est toujours en cours ».
Aujourd’hui, Lucy et les siens reposent dans un coffre-fort d’Addis Ababa, la capitale éthiopienne, soigneusement gardés à l’abri des regards du public. Les scientifiques y ont accès, lorsque leurs études nécessitent de travailler sur les originaux, et non pas sur les nombreux moulages disséminés dans les laboratoires et les musées du monde entier. Par leurs travaux, ils tentent de percer, grâce à Lucy, le mystère persistant de nos origines, quelque part en Afrique de l’Est.