Revendiquer tout haut ce que l'on est seul à penser tout bas, l'initiative demande parfois un effort surhumain. Mais pourquoi ? D'où nous vient cette propension à nous ranger à l'avis de la majorité ? D'un automatisme cérébral lié à l'apprentissage, avance aujourd'hui une équipe hollandaise.
L'esprit de groupe
Une galerie d'art. Une peinture qui suscite l'admiration de tous. Sauf la vôtre. Pour autant, quand l'assemblée se met à acclamer l'auteur de cette horreur, vous vous surprenez à applaudir et même à reconnaître la valeur du peintre lorsque l'on vous demande votre avis. Un comportement de mouton, ironiseront certains. Un réflexe humain, répondront les psychologues. Un réflexe issu d'un mécanisme cérébrale « servant normalement à détecter les erreurs de jugement », vient de montrer une équipe néerlandaise*.
Car, même si c'est difficile à admettre, dans certaines conditions, notre sacro-saint jugement personnel est altéré par celui du groupe. Le Polonais Solomon Asch, l'un des pionnier de la psychologie sociale, en fait la démonstration dès 1951.
Dans son expérience, Asch fait asseoir un individu au milieu d'une assemblée installée en arc de cercle devant un écran. Il projette deux images : la première montre une ligne longue de 8 pouces ; la seconde, trois lignes, respectivement, de 6, 10 et 8 pouces. Asch demande alors à chaque participant de lui désigner le trait du trio présentant la même longueur que celui de la première image. Facile. Sauf qu'interrogés en premiers, les membres de l'assemblée – des complices d'Asch – choisissent tous le mauvais trait, toujours le même. Résultat : dans 75% des cas, l'individu testé se rallie à l'opinion du groupe et pointe le mauvais trait. Ce, en dépit de l'évidence qu'il a sous les yeux.
* V. Klucharev et al., Neuron, le 13 janvier 2009
Des origines de la conformité
Cette propension à se fondre dans la masse est donc bien réelle. Pour autant, son origine restait mystérieuse. Pour tenter de résoudre la question, une équipe hollandaise a cherché à visualiser, grâce à l'IRM fonctionnelle, les zones cérébrales s'activant lorsque de tels dilemmes de conformité surviennent. « Mais pour obtenir de telles images, il nous fallait des centaines d'observations par individu. Or, s'il est possible de berner un cobaye une ou deux fois de suite, il devient plus difficile de le faire des centaines de fois… explique Vasily Klucharev, chercheur à Radboud University de Nijmegen, aux Pays-Bas, et co-auteur de l'étude. Aussi, avons-nous mis sur pied une variante du protocole d'Asch. »
L'équipe a ainsi demandé à une vingtaine de jeunes femmes de juger de la beauté de 222 visages européens en les notant sur une échelle allant de 1 à 8. Chaque cliché était présenté deux fois, la première fois, sans indication, la seconde fois, accompagné d'une note censée représenter l'avis d'une population féminine sur la question. Premier résultat : entre les deux présentations des clichés, l'avis du groupe a effectivement influencé le jugement individuel. Mais, plus intéressant, chaque réajustement d'opinion a été précédé par l'activation de deux zones cérébrales très particulières (partie rostrale de la zone cingulaire et striatum ventrale), des zones servant d'ordinaire à vérifier la valeur d'une information apprise dans le passé et à confirmer, ou non, son apprentissage (ce mécanisme est appelé renforcement de l'apprentissage). Ces zones du cerveau ont de plus été beaucoup moins sollicitées lorsqu'il existait une conformité entre la note indicative du groupe et celle de l'individu.
L'erreur d'être différent ?
Ainsi donc, lorsqu'un désaccord survient entre l'opinion personnelle et le groupe, tout se passe comme si le cerveau tentait d'évaluer la possibilité qu'il soit en train d'effectuer une erreur de jugement. « Même si un tel lien avait été supposé dans le passé, c'est la première fois qu'il est mis aussi clairement en évidence, affirme Vasily Klucharev. Au final, il semble que nous nous raccrochions à l'avis du groupe parce que notre cerveau finit par décider que la plus grosse erreur pouvant être commise dans ce contexte, c'est de paraître différent des autres ! »
Une affirmation qui fait bondir Blandine Bril, directeur de recherche à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) : « Il est impossible de tirer de telles conclusions à partir de ce type d'études. L'IRM fonctionnelle permet de suivre des flux sanguins, donc d'observer le fonctionnent de la mécanique cérébrale. Mais en aucun cas, elle ne renseigne sur l'origine du comportement étudié. Les processus cognitifs sont très complexes et il n'y a pas forcément de relations de causalité entre l'activation d'une aire cérébrale et l'origine d'un comportement. Laisser entendre que la conformité sociale découle d'un processus neurologique est non seulement inapproprié mais dangereux. Et comment expliquer alors qu'entre 25% et 30% de la population ne se plient pas aux règles de la conformité sociale ? Faut-il en déduire que leur cerveau fonctionne de façon différente ? »
De tels raccourcis de pensée sont de plus en plus courants en neurophysiologie, déplore la chercheuse... Un effet de mode selon elle. De quoi rappeler à certains que, comme le montre justement l'expérience pionnière d'Asch, ce n'est pas parce que la majorité l'affirme que la majorité a raison.