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Terrible, effrayante,
hitchcockienne bien sûr, la planche entière
est d’un réalisme saisissant, aux limites du soutenable. Franquin
nous donnerait presque la nausée... Pour la seule et unique fois. Peut-être
la plus impressionnante des "Idées noires". Certainement celle
qui accuse autant la cruauté que le noir désespoir. Marée
basse. Cadrage panoramique.
La première vignette suinte l’humidité.
Elle sent l’iode et le varech. Il y fait froid (le vent marin, la solitude
de l’homme à l’écharpe). Recadrage de l’image.
L'action démarre par le geste du semeur. Premières mouettes criardes
et tournoyantes. Puis tout s’enchaîne très vite. La danse
endiablée commence. Alternance savante de plans éloignés
et de plans rapprochés, accentuant la dynamique de l’image. La frénésie
va crescendo. Jamais sans doute, oiseaux dessinés n’ont affiché un
vol aussi vif, aussi fougueux, aussi sauvage que dans ces dix cases inoubliables.
Allant de l’une à l’autre, la plume de Franquin hachure un
peu plus le papier, refermant progressivement le piège... Et c’est
l’hallali, l’atroce point d’orgue de la planche. L’instant
ou la réalité bascule, l’instant où Franquin fait
une magistrale incursion dans le genre fantastique. Où sont donc les sémillantes
mouettes nourries par Gaston ? Ici, les mouettes ne sont que tueuses,
encagoulées de noir. Des prédateurs dont la proie ... est l’homme.
L’oeil est atone, pareil au regard sans vie des grands squales, pour mieux
nous pénétrer de cette vision de cauchemar. Un cauchemar que nous
vivons de loin — plan large — (avant-dernière case) en spectateurs
impuissants. "Khîîî, khîîî, khîîî"...
Et l’assourdissant et monstrueux maelström semble grimacer toute une éternité.
C’est encore à dessein que Franquin prend le parti de ne montrer à aucun
moment le visage du supplicié. Parce que son visage c’est le vôtre,
le nôtre. Il est le reflet de nos peurs ancestrales, de nos hantises profondes.
Longtemps, le morbide étendard fait de lambeaux d'écharpe flottera
dans nos mémoires. Les "bôrp" d’indigestion des
oiseaux de mer aussi.
Dans cette double page et la précédente, Franquin montre sa déconcertante
facilité pour passer d’un genre à l’autre avec un égal
bonheur. Bien qu’ayant un point de départ commun, il va sans dire
que ces deux planches sont les parfaites antithèses l’une de l’autre.
L’éclat des couleurs de l’une contraste avec la rigueur du
noir et blanc — "Idées noires obligent" — de l’autre. À la
souplesse d’un pinceau caricatural s’oppose une plume acérée,
dans les deux sens du terme. Pétillante fraîcheur contre violente
beauté. L’une est faite pour rire, l’autre, par sa tragédie,
nous interpelle. Une confrontation qui révèle un prodigieux exercice
de style. |
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