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Le boulet d'aluminium

Extrait de l'hymne du boulet (De la terre à la lune, Jules Vernes, 1865)

L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7 octobre, traité la question au point de vue astronomique; il s'agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C'est alors que les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre pays que l'Amérique. Ici ce ne fut qu'un jeu.

Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dans le sein du Gun-Club un Comité d'exécution. Ce Comité devait en trois séances élucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des poudres; il fut composé de quatre membres très savants sur ces matières: Barbicane, avec voix prépondérante en cas de partage, le général Morgan, le major Elphiston, et enfin l'inévitable J.-T. Maston, auquel furent confiées les fonctions de secrétaire-rapporteur.

Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3, Republican-street. Comme il était important que l'estomac ne vînt pas troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatre membres du Gun-Club prirent place à une table couverte de sandwiches et de théières considérables. Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume à son crochet de fer, et la séance commença.

(Après une très longue discussion, le sujet du projectile est enfin abordé. ndlr)

Le major : Mais quel métal comptez-vous donc employer pour le projectile ?

— De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan.

— Peuh ! de la fonte ! s'écria J.-T. Maston avec un profond dédain, c'est bien commun pour un boulet destiné à se rendre à la Lune.

— N'exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan; la fonte suffira.

— Eh bien! alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est proportionnelle à son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds de diamètre, sera encore d'un poids épouvantable !

— Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane.

— Creux ! ce sera donc un obus ?

— Où l'on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, et des échantillons de nos productions terrestres !

— Oui, un obus, répondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet plein de cent huit pouces pèserait plus de deux cent mille livres, poids évidemment trop considérable; cependant, comme il faut conserver une certaine stabilité au projectile, je propose de lui donner un poids de cinq mille livres.

— Quelle sera donc l'épaisseur de ses parois ? demanda le major.

— Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au moins.

— Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane; remarquez-le bien, il ne s'agit pas ici d'un boulet destiné à percer des plaques; il suffira donc de lui donner des parois assez fortes pour résister à la pression des gaz de la poudre. Voici donc le problème : quelle épaisseur doit avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres ? Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre séance tenante.

— Rien n'est plus facile, répliqua l'honorable secrétaire du Comité. Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur le papier; on vit apparaître sous la plume des et des x élevés à la deuxième puissance. Il eut même l'air d'extraire, sans y toucher, une certaine racine cubique, et dit : "Les parois auront à peine deux pouces d'épaisseur."

— Sera-ce suffisant ? demanda le major d'un air de doute.

— Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment.

— Eh bien ! alors, que faire ? reprit Elphiston d'un air assez embarrassé.

— Employer un autre métal que la fonte.

— Du cuivre ? dit Morgan.

— Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela à vous proposer.

— Quoi donc ? dit le major.

— De l'aluminium, répondit Barbicane.

— De l'aluminium ! s'écrièrent les trois collègues du président.

— Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste français, Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, à obtenir l'aluminium en masse compacte. Or, ce précieux métal a la blancheur de l'argent, l'inaltérabilité de l'or, la ténacité du fer, la fusibilité du cuivre et la légèreté du verre; il se travaille facilement, il est extrêmement répandu dans la nature, puisque l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout exprès pour nous fournir la matière de notre projectile !

— Hurrah pour l'aluminium ! s'écria le secrétaire du Comité, toujours très bruyant dans ses moments d'enthousiasme.

— Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de revient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé ?

— Il l'était, répondit Barbicane; aux premiers temps de sa découverte, la livre d'aluminium coûtait deux cent soixante à deux cent quatre-vingts dollars (environ 1 500 francs); puis elle est tombée à vingt-sept dollars (150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf dollars (48,75 F).

— Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se rendait pas facilement, c'est encore un prix énorme !

— Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.

— Que pèsera donc le projectile ? demanda Morgan.

— Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane; un boulet de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces d'épaisseur pèserait, s'il était en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera réduit à dix-neuf mille deux cent cinquante livres.

— Parfait ! s'écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme.

— Parfait ! parfait ! répliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'à dix-huit dollars la livre, ce projectile coûtera...

— Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (928 437,50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes amis, l'argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous en réponds.

— Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston.

— Eh bien ! que pensez-vous de l'aluminium? demanda le président.

— Adopté, répondirent les trois membres du Comité.

— Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu, puisque, l'atmosphère une fois dépassée, le projectile se trouvera dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa fantaisie.

Ainsi se termina la première séance du Comité; la question du projectile était définitivement résolue, et J.-T. Maston se réjouit fort de la pensée d'envoyer un boulet d'aluminium aux Sélénites, "ce qui leur donnerait une crâne idée des habitants de la Terre" !


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"Hurrah pour l'aluminium ! s'écria le secrétaire du Comité."


Un rêve réalisé en juillet 1969